13
Le choc m'a tout de même fait perdre un peu le sens de la réalité : je viens d'accuser Orion d'avoir... quoi ? Utilisé la magie pour m'obliger à me taire, alors que la panique a très bien fait le boulot ? N'importe quoi. Je me sens stupide.
Sur le chemin, on évolue doucement. J'ai de la chance de n'avoir que des égratignures. Une fraction de seconde après que mon corps a eu percuté le sol, j'ai cru que mes os se brisaient.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? J'ai entendu un grognement, Rune a paniqué et c'est à cause de ça que je suis tombée.
Les jardins gigantesques m'ouvrent leurs bras grisâtres. Les couleurs sanglantes des quelques roses que j'aperçois ne rendent pas le panorama plus joyeux. Par instinct, je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule pour regarder l'étendue marron et vert de la forêt.
— On aurait dit un loup, continué-je.
— Il n'y a pas de loups ici, me tranquillise Aristée. Ne t'inquiète pas.
Le grognement résonne toujours dans ma tête, comme s'il me suivait. Un bruit de bouche agacé me pousse à pivoter vers Orion qui s'est placé à notre hauteur. Je ne l'ai encore jamais vu aussi morose, pourtant je ne pensais pas que ce serait possible. Ce n'est pas une ombre qui s'est abattue sur son visage, c'est un orage tropical. Son regard flamboie, telle une flamme meurtrière léchant mon âme. Je me détourne avec un frisson. Comme personne n'a répondu à ma question, je réitère :
— Alors c'était quoi ?
— Des chiens sauvages, finit par m'apprendre Hélios sans sa joie habituelle.
— Quoi ? piaillé-je. Tu veux dire de vrais chiens ? Mais... ça peut devenir sauvage ? La dernière fois que j'en ai vu, c'était dans The Walking Dead.
Le blondinet se tourne vers moi avec un large sourire.
— C'est qu'elle regarde la télé, finalement !
J'attends qu'un de ses frères démente, mais ils n'en font rien. Le claquement des sabots sur le sol résonne avec la même violence que mon cœur.
— Alors quoi, des chihuahuas affamés se baladent dans le coin ? insisté-je. Mais enfin... vous me faites une blague ?
Ma tentative d'humour tombe à plat.
— Pas des chihuahuas, reprend Hélios avec une mine gênée. Ils sont bien plus gros. On essaie de se débarrasser des meutes, mais elles reviennent de temps à autre. De vraies plaies.
— Des meutes ? Comment ça, elles reviennent ? D'où viennent-elles ?
— Elles ont toujours été dans le domaine. On pense que nos ancêtres les avaient domestiqués, avant de les abandonner dans la forêt, et au fil des décennies, les cabots se sont multipliés. Habituellement, ils ne s'approchent pas aussi près du château, m'explique à son tour Aristée. Elles préfèrent les montagnes. Ne t'inquiète pas, on va s'en occuper.
Oh mon dieu. J'ouvre la bouche pour demander ce qu'il entend par-là, mais je la referme quand je décèle le sourire cruel d'Orion.
— Vous... allez les tuer ? soufflé-je.
— On n'a pas le choix, si on les chasse du domaine ils s'en prendront aux gens dehors.
Un froid étrange s'infiltre sous ma peau, bien plus piquant que celui de l'hiver.
— Comment tu te sens ? s'inquiète de nouveau Aristée.
— J'ai mal à la tête, mais ça ira.
— On va te donner de quoi te remettre, une fois à la maison.
À la maison. Cette phrase résonne d'une façon bizarre, je n'arrive pas à la trouver réelle. Exactement comme cette histoire de chiens sauvages.
Hélios décide de nous devancer en prétendant devoir se faire beau pour sa professeur. Quelques secondes s'écoulent avant que je reprenne la fâcheuse conversation :
— Vous ne pouvez pas domestiquer les chiens ? continué-je d'une petite voix.
À ma grande surprise, Orion prend la parole :
— Notre mère réussit à en dresser certains et elle les garde ensuite. Mais il y a beaucoup trop de chiens, et en plus il faut les récupérer quand ils sont chiots pour avoir une chance de museler leur sauvagerie.
— Je vois.
Cette nouvelle vient de me plomber le moral, comme ma récente expérience chaotique dans la forêt. Voilà une journée qui commence mal.
— Tu as déjà eu des chiens ? me questionne Aristée.
Je me tends. C'est toujours pareil quand on m'interroge sur ma vie passée, avec mes parents.
— Oui.
Je n'ajoute rien, parce que ma gorge serrée ne coopère pas. Il y a eu d'abord Fleur, un jack Russel, et Pantoufle, un bouledogue français. Tous les deux adorables et morts de vieillesse. Je n'envisage pas que l'un d'eux aurait pu se trouver dans une forêt et virer dingo.
— Tu pourrais en avoir un ici, si tu le souhaites, me propose Aristée.
— Oh, tu crois ? Je... c'est vrai ?
Il éclate de rire : un son communicatif et gorgé de simplicité.
— Le château est assez grand, oui.
Cette proposition me tire un sourire incontrôlé. Au même moment, je croise le regard d'Orion qui m'examine sans commenter. Sous l'intensité de son attention, je reprends mon sérieux en imaginant ma vie avec un chien.
Quelques minutes plus tard, on arrive aux écuries. Aristée m'aide à descendre de cheval et me tend ma paire de baskets avec un sourire désolé. Je m'appuie sur le mur couvert de branches de lierre, derrière-moi pour les enfiler.
— Merci. Je vais retourner au château, bon courage pour tes... vos cours.
Orion répond par un deux doigts sur la tempe et un rictus mauvais. Ça ne m'étonne pas vraiment. J'ai à peine marché cinquante pas sur le large chemin bordé d'arbres que le bruit léger d'un moteur me pousse à me faire volte-face. Je m'attends presque à voir Aristée, mais c'est Orion dans une voiturette de golf avec de grosses roues qui écrasent le gravier. Il s'arrête à ma hauteur, ses doigts tapotent le volant avec brusquerie.
— Tu veux rentrer à pied ou je te ramène ? me demande-t-il tout à coup.
— Vraiment ? Tu... me proposes un truc sympa ?
Il hausse les épaules en fixant un point devant lui.
— Tu as trois secondes pour choisir, après de mets les bouts.
J'attends à peine qu'il ait terminé de prononcer sa menace pour monter sur l'unique place à côté de lui. J'ai encore mal au crâne, et mes jambes m'élancent un peu. Le véhicule redémarre et la route se poursuit dans un silence de mort. Le jeune homme s'arrête devant le château que la lumière ne semble pas atteindre. Je reste les yeux rivés sur les hautes tours sombres pour ne pas avoir à regarder le conducteur. À mon grand soulagement, il s'éclipse de lui-même sans m'avoir décoché un mot.
Ce qui est plutôt une bonne chose, parce que je n'arrive pas à le comprendre : un coup il m'aide, ensuite il m'insulte.
Une fois dans le hall du château, je repense à ma chute de cheval. Je palpe mon corps à la recherche d'une quelconque douleur. Peu importe que les employés me voient me tripoter, je veux m'assurer que je n'ai aucune hémorragie interne. Normal, non ?
— Ariane ! Bonjour. Comment s'est passée la balade ?
Marc sort de la bibliothèque, vêtu d'une chemise rouge et d'un pantalon noir. Il tient son PC portable sous un bras et un livre dans l'autre main.
— Bonjour Marc. Oui, c'était cool, j'ai pu apercevoir le circuit, et on est allé un peu en forêt.
Je tais l'incident, histoire de pouvoir penser à autre chose. Je désigne la porte ouverte de la bibliothèque :
— Tu as écrit ? m'enquis-je, curieuse.
— Pas encore, je viens de rentrer. D'ailleurs, excuse-moi d'avoir raté la promenade. Je t'avoue que ces derniers temps, j'ai beaucoup de boulot et qu'il n'y a pas assez d'heures dans une journée.
— Je comprends. Tu rédiges un nouveau roman ?
— Je le termine, et mon éditrice le veut au plus vite.
Ah oui, Circé m'en a parlé lors de sa visite au centre. J'avais oublié. Le sourire de Marc parvient à me détendre.
—Tu as dû t'absenter à cause de ton livre, alors ?
— Non, c'était plutôt pour le boulot de Circé. L'une des maisons qu'elle essaie de vendre a été vandalisée pendant la nuit, on a dû s'y rendre en urgence. Mais tout va bien, c'est réglé. Je dois aller travailler. On se revoit au déjeuner ?
— Oui. À tout à l'heure.
Il disparaît dans les entrailles de sa sombre demeure en empruntant une porte qui donne sur je ne sais quelle pièce. Il y en a trop pour que je puisse les retenir. Pour le moment, ma nouvelle maison m'inspire un grand labyrinthe.
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