Chapitre 18 ~ Doutes
La prochaine expédition approchait, indéniablement.
Livaï, avachi devant son bureau, s'empressait de remplir tout un tas de paperasse insignifiante à ses yeux. C'était bien une des seules facettes de son statut qu'il n'appréciait aucunement. L'administratif n'avait jamais été son fort, de toute façon; il vivait pour ce que la vie avait à offrir de plus brut, véritable, pas pour ces morceaux de papier dérisoires, qui n'avaient rien de plus vague et fictif.
Il soupira bruyamment, exaspéré, avant de lâcher son stylo pour saisir sa tasse de thé fumante, qui l'attendait patiemment sur le côté de son bureau. La nuit était bien avancée, seule la faible lueur de la bougie qui se consumait lui octroyant la lumière nécessaire pour s'atteler à ce fastidieux travail. Il n'avait même pas songé à s'allonger dans son lit, en quête du repos qu'il méritait peut-être; il savait que c'était peine perdue.
Il fut pris d'une soudaine envie de fumer. Il avait pourtant arrêté cette mauvaise habitude, quelques années auparavant, stigmate de sa vie de bandit où il s'adonnait à toutes sortes de fâcheuses manies qui ne l'aidaient pas plus, finalement. C'est lorsqu'il avait vu cette gamine sortir un de ces tubes de nicotine de sa poche, et qu'il avait ressenti cette espèce de familiarité de part leurs conditions similaires, qu'il s'était laissé tenter par cette addiction qui lui collait à la peau, tout comme les vestiges de son passé qui ne voulaient foutrement pas lui donner la paix.
Et puis, l'image de la bouclée s'insinua une fois de plus dans son esprit. Il passa ses doigts sur ses lèvres, se demandant pourquoi il avait bien pu les poser sur le front de cette gamine, le soir où il l'avait porté jusqu'à sa chambre. Il bénissait le ciel d'avoir fait en sorte qu'elle soit inconsciente à ce moment là. Quelle était cette étrange force qui le poussait toujours à s'interroger à propos de cette fille si singulière, au point d'avoir toujours le besoin irrémédiable de la tenir à l'œil? Il n'en savait rien. Tant de mystères tournaient autour de Ash, des énigmes qu'il s'était prit à tenter d'élucider, contre la force de sa volonté. Peu de gens étaient parvenus à susciter son intérêt auparavant, et cette gamine insignifiante en faisait pourtant exception. Il se maudissait pour avoir si peu le contrôle de lui-même, ces derniers temps, sans qu'il n'en saisisse la raison. Il tournait en rond, excédé en permanence, par ce mystérieux poids qui était apparu soudainement dans sa poitrine et qui alourdissait son cœur plus encore.
Il avait surtout, à cet instant, foutrement envie d'une cigarette.
Ainsi, il se leva et sortit de son bureau, espérant secrètement croiser la bouclée qui détenait probablement un peu de ce tabac tant convoité. Il la découvrit quelques minutes plus tard - avec un soulagement qu'il prit bien soin de dissimiler derrière son visage inexpressif -, accoudée à la même rambarde qu'à l'accoutumée, la tête levée vers les étoiles. Il la rejoignit silencieusement pour venir s'adosser à ses côtés. Sans même s'être salués, elle lui tendit une cigarette qu'il finit par allumer, satisfait de sentir la fumée envahir ses poumons et la nicotine dévaler chacune de ses veines. La jeune femme lui lança un de ces regards impénétrables dont elle seule avait le secret et qui avaient le don de le fasciner. Puis ses lèvres lui adressèrent un large sourire, qui le déstabilisa, une fois de plus.
"Putain, j'ai vraiment pas l'habitude", se dit-il en détaillant le visage ensoleillé de la jeune femme, comme s'il avait été l'auteur de cette soudaine expression comblée qu'elle lui adressait.
Depuis cette étrange soirée en son honneur, quelque chose chez la jeune femme semblait avoir radicalement changé. Ou était-ce depuis sa conversation avec Erwin? Personne ne savait.
Un petit éclat, subtil sans pour autant moins considérable, avait vu le jour dans les yeux de la balafrée, qui pour la première fois dominait les ombres qui y habitaient. Son mutisme amer s'était mué en une allégresse permanente, éclatante, qui avait sauté aux yeux de tous ses coéquipiers et surtout du caporal. Quelque chose s'était débloqué au plus profond de son être, comme débarrassée d'une lourde charge sur ses épaules, lui allouant cet air confiant et audacieux qu'ils avaient tous décelé chez elle durant son ivresse. A présent, elle arborait cette expression assurée, resplendissante en permanence, sans laisser de côté son calme olympien et son caractère effacé dont elle était naturellement pourvue.
Elle n'avait pas changé. Et pourtant elle semblait radicalement différente. Et putain, qu'est ce que cela pouvait déboussoler le caporal.
- Je vais finir par penser que vous venez me voir juste pour mes cigarettes, caporal, finit-elle par lâcher, malicieuse.
- Parce que ça devrait-être pour autre chose, merdeuse? rétorqua t-il, cinglant.
Elle se contenta de pouffer, sans se préoccuper le moins du monde du tranchant de sa réplique. Ash était plus ou moins rodée, à présent.
- Je sais que vous n'appréciez pas la décision du major, déclara t-elle de but en blanc après un long silence. Et vous savez, je ne pense pas être capable de diriger qui que ce soit, de toute façon.
- Pourquoi ça?
La question spontanée du jeune homme la sidéra.
- Bah... Je n'aime déjà pas qu'on prenne des décisions à ma place. Comment voulez-vous que j'en prenne pour les autres, dans ce cas? Je... J'ai pas la trempe pour affirmer une quelconque autorité, j'ai toujours vécue seule, et rien que m'intégrer ici, c'était...
- Eh merdeuse, la coupa t-il dans son flot de justifications décousues. On est tous dans le même bateau, et on fait ce qu'on peut. Sérieusement, tu m'as bien regardé? Tu crois vraiment que j'étais voué à devenir ce putain de symbole de merde au milieu de cette bande d'idiots?
- Eh bien, oui, je pense, lui répondit-elle, médusée. Vous êtes le soldat le plus fort de l'Hum...
- Ferme-la, avec ces conneries, soupira t-il, désabusé. Je n'ai jamais prétendu être ce putain de sauveur de l'Humanité, comme vous vous acharnez tous à déblatérer. J'ai sauvé personne, de toute façon. Je veux pas de ça.
- Qu'est ce que vous voulez, alors?
Livaï tourna la tête vers la jeune femme, un sourcil levé, et plongea son regard dans le sien. Ses yeux d'azur empreints d'une lueur lucide, presque compatissante, le déconcertaient. "Comme si elle pouvait comprendre", soupira t-il intérieurement.
- Je sais pas, finit-il par lâcher en levant la tête vers le ciel.
- En tout cas, je persiste à croire que vous êtes la personne idéale pour le rôle que vous incarnez.
- Qu'est ce qui te fait dire ça, morveuse?
Les rôles s'étaient échangés. Ce n'était plus la jeune femme qui tentait de trouver du réconfort auprès des conseils de Livaï, mais ce dernier qui se faisait rassurer par la recrue. "C'est l'hôpital qui se fout de la charité", fulminait-il.
- Je sais pas, répondit-elle, pensive. Peut-être parce que je me serais vue sous les ordres de personne d'autre que vous.
Les orbes argentées du caporal s'ancrèrent dans le bleu de ses yeux une nouvelle fois. Il ne comprenait pas le sens sous-jacent de ses mots. Que voulait-elle dire par là?
- Bref, je ne pense pas pouvoir même espérer de vous égaler, ajouta t-elle précipitamment, déstabilisée par le gris perçant des yeux de son supérieur. Je ne ferai jamais une bonne chef d'escouade.
- Arrête de dire de la merde, lâcha t-il doucement en tirant sur sa cigarette, le regard à nouveau levé vers le ciel.
Ash le contempla, hébétée. Elle avait pourtant cru son avis défavorable à sa probable promotion, au vu de la réaction tempétueuse qu'il avait eue face au verdict d'Erwin.
Décelant la confusion chez sa subordonnée, il soupira avant de reprendre:
- C'est fou ce que tu peux être stupide quand tu t'y mets. Si je ne suis pas d'accord, c'est parce que j'aimerais que... qu'on te laisse un peu de répit, finit-il par formuler, en cherchant visiblement ses mots. Pas parce que je pense que tu n'es pas à la hauteur. Au contraire, tu nous vaux largement. Alors ferme la et sors-toi ça de la tête, merdeuse.
"Qu'on lui laisse du répit"? Ash chercha le regard de Livaï, avide de réponses sous ces explications étranges, mais il refusa de le lui accorder. Son manque viscéral d'éloquence semblait l'avoir mis mal à l'aise, et seul ses yeux pourraient en témoigner, incarnant la preuve qu'il n'était visiblement pas prêt à lui gratifier.
- Vous ne me dites pas quelque chose du genre "attend de survivre avant de te poser ce genre de questions"?
La jeune femme avait parlé avec sarcasme, tentant d'alléger l'atmosphère. Elle réalisa que cela n'avait sûrement pas été une bonne idée, à la vision du regard foudroyant qu'il lui lança.
- Pourquoi, je devrais?, rétorqua t-il d'une voix cassante, qui fit frissonner la bouclée.
- C'est ce que tout le monde me dit.
- Alors, tout le monde se trompe.
La jeune femme lui lança une fois de plus un regard débordant d'interrogations. Il se contenta de le soutenir, son visage fermé au monde entier, la seule et unique preuve qu'il n'était pas une véritable statue de marbre étant ses yeux vifs, bercés par cette lueur que lui seul avait lorsqu'il la dévisageait.
- Plus jamais personne ne mourras sous mes ordres, toi encore moins.
Livaï avait murmuré ces derniers mots, presque inaudibles, au point que la jeune femme se demanda si elle avait bien entendu. Mais l'éclair de douleur qui traversa les yeux orageux du caporal la mortifia, lui révélant toute l'étendue de la froide souffrance qui hantait le jeune homme, l'espace d'un instant. Il évita son regard une nouvelle fois, scrutant la noirceur de la nuit, les yeux perdus dans un vide bien plus lointain encore que ce que la jeune femme pouvait imaginer.
***
Courir. Encore et toujours courir.
Deux semaines seulement séparaient les soldats du Bataillon de leur prochaine expédition, et ils n'avaient rien mieux à faire que de courir.
Cependant, Ash devait bien avouer que ces heures de course effrénée avaient le doux pouvoir d'expulser toute la pression et les diverses préoccupations qui les taraudaient tous depuis la récente annonce du major, qui leur avait officiellement révélé la date de leur prochaine sortie. Depuis, le Bataillon entier était en ébullition permanente, mêlant l'enthousiasme, l'inquiétude et la peur dans un même miasme putride, angoissant. Cet excès de panique générale entraînait la confusion, la torpeur chez chacun d'entre eux, et à sa manière, Ash n'en faisait pas exception. Ainsi, ces heures passées à cavaler sous les ordres du caporal avaient au moins le mérite de leur changer les idées, se focalisant davantage sur leurs souffles et la douleur de leurs muscles meurtris plutôt que sur la lourde atmosphère qu'ils supportaient en permanence, pour ainsi terminer leur journée éreintés, trop épuisés pour se soucier de la menace à venir.
Égarée dans les effluves de son souffle haché, concentrée sur chaque pied qu'elle jetait devant l'autre, la jeune femme ne distingua pas le signe de leur chef d'escouade leur annonçant que l'exercice était terminé. Les yeux perdus dans le vide, elle ne remarqua même pas la silhouette qui s'était dressée sur son chemin et elle se heurta violemment à cette masse sombre qui entravait sa route, la projetant en arrière sous le choc.
- Putain, grommela t-elle, hébétée, avachie sur le sol.
Une main se présenta devant ses yeux, et elle semblait agréablement secourable. La jeune femme l'attrapa, et leva les yeux vers Erd, qui la scrutait, amusé.
- Eh ben, on peut dire que c'est difficile de t'arrêter, toi, rit-il.
Ash pouffa à son tour en se relevant, aidée par son collègue.
- Désolée, j'étais un peu dans les vapes.
- J'ai vu ça, dit-il, hilare. Mais tu sais, je crois qu'on l'est tous.
Ash secoua la tête à l'affirmative. Ils vivaient une période bien étrange, plus pesante encore à mesure que les jours défilaient.
Le jeune homme prit innocemment la main de la balafrée, l'entraînant vers le réfectoire où les attendait leur habituel repas insipide clôturant leur dure journée. Loin d'être très tactile, Ash frissonna à ce contact, mais ne se dégagea pas. Erd exécutait souvent ce genre de petits gestes inoffensifs envers elle, et c'était bien le seul contact physique autre que le combat qu'elle tolérait. Elle avait finit par s'y habituer, et même par les apprécier, petit à petit.
A quelques mètres du bâtiment, Erd s'arrêta subitement dans sa marche, dévisageant la jeune femme.
- Quoi? demanda t-elle, gênée, en passant machinalement une main sur sa joue. J'ai quelque chose sur le visage?
- Tu saignes du nez.
- Merde!
Elle s'apprêtait à s'essuyer avec sa manche mais Erd la retint en lui agrippant doucement les bras.
- Attends, chuchota t-il imperceptiblement.
Il se baissa, de sorte à réduire leur différence de taille flagrante. A présent à son niveau, le visage à quelques centimètres du sien, il posa une main sur la joue de la jeune femme, essuyant le sang coulant au dessus de sa lèvre avec le pouce. Interdite, Ash s'était paralysée, scrutant son ami de ses yeux océan empreints d'une surprise évidente.
- C'est sûrement à cause de ta chute. Désolé de t'avoir fait tomber.
Le souffle de ses mots heurtèrent le visage de la bouclée. Il avait cessé d'essuyer le sang mais avait maintenu la main sur sa joue, plongeant son regard brillant dans les profondeurs de l'incertitude qui habitaient ceux de la jeune femme. Il était près. Beaucoup trop près.
- Eh, vous voulez que je vous aide, peut-être?
Les deux soldats sursautèrent et se reculèrent précipitamment, brutalement éjectés de leur léthargie. Ils dévisagèrent Livaï qui s'avançait vers eux, le regard étincelant d'une colère froide, amère.
- Le repas va pas vous attendre, à ce que je sache. Barrez-vous.
Ash s'exécuta sur le champ, les joues roses. Erd allait lui emboîter le pas, mais fut retenu par la poigne puissante du caporal.
- Je te déconseille de t'attacher trop vite, Erd, lui siffla t-il froidement.
Son subordonné allait rétorquer, un air consterné sur le visage.
- Fais pas la vierge effarouchée, tu sais très bien de quoi je parle. Mais tu sais, ici, un soldat est bien vite tombé au combat...
Livaï lut une étincelle de douleur dans les yeux du jeune homme à cette allusion macabre, et décida qu'il était temps de le relâcher. Erd s'éloigna, la mine déconfite.
Le caporal ne savait pas ce qu'il lui avait pris. Comme tout le monde, il avait évidemment remarqué l'intérêt flagrant du jeune soldat pour la recrue, depuis quelques semaines, et les rumeurs allaient de bon train. Il s'efforçait d'enterrer la profonde colère inexpliquée que cette évidence lui suscitait en permanence. Mais cette fois, découvrir leur soudaine proximité lui avait fait quelque chose, comme si un étau avait violemment enserré sa poitrine et qu'une pointe de fer chauffé à blanc s'était douloureusement plantée au plus profond de son cœur.
Et ça lui avait fait mal. Terriblement mal.
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