Chapitre 22 : Chantage
– MORTRAZE –
Son mouvement de recul fut si violent que Kaya trébucha contre les marches. Elle n'eut cependant pas le temps de perdre l'équilibre. Le bras de Fahrenheit se tendit, et il attrapa sa mâchoire pour l'attirer à lui. Le contact des doigts qui écrasaient le dessous de son visage était si incandescent qu'elle en percevait la chaleur sur ses dents, au travers de ses joues. Il lui releva le menton pour découvrir la figure que sa capuche et l'obscurité de la ruelle couvraient d'anonymat.
Lorsqu'il la reconnut, l'étau de ses doigts s'accrut, pareil aux griffes qui accentuent leur prise sur la proie qu'elles tiennent. Ses yeux s'étrécirent en fentes, s'animant d'un rayonnement lugubre. Embrasées de l'intérieur, ses iris illuminèrent sa physionomie d'un triomphe féroce.
— La Régulus, prononça-t-il avec un rire bas dans la voix. Je vois qu'on était tous les deux sur la piste de ces abrutis. Quoique pour être honnête, c'est toi qui me l'a soufflé.
Jamais auparavant la conscience du danger n'avait été aussi aiguisée chez Kaya. La panique avait donné une secousse sans pareil dans ses os et ses entrailles. Son cœur battait à tout rompre. L'air que ses poumons inspiraient par bouffées amples et saccadées emplissaient ses narines d'un fumet aigre de suie. Fahrenheit inclina la tête de côté.
— Je t'ai vu entrer en douce de l'extérieur, révéla-t-il, mais je t'ai pas repéré, là-haut.
L'étau sur ses maxillaires se relâcha, et la main de l'Aster incendiaire descendit se saisir de son appareil photo.
— Photographier des rassemblements de criminels ? T'avais pas plus imprudent comme hobby ? observa-t-il cyniquement en soulevant son reflex pour faire passer la lanière par-dessus sa tête.
Coincée entre l'escalier et lui, Kaya ne s'autorisa pas à bouger, quand bien-même il abaissait le regard sur l'écran de contrôle. Il poursuivit d'un air dégagé :
— Tu sais ce qui arrive aux reporters qui se font prendre ?
Elle retrouva brusquement l'usage de la parole :
— Si tu me tues...
— Tes frangins sauront que c'est moi, termina-t-il sans cesser de faire défiler les dernières prises-de-vue. Ils ont déjà vu ça.
Ce disant, il leva une main aux tendons saillants, sur laquelle coururent des bouffées de flammes bleues. Kaya écarquilla des yeux suffoqués. Dans son esprit tournant à plein régime, ses pensées se bousculèrent.
— Est-ce qu'ils savent... ? articula-t-elle.
— Que mon hobby c'est de cramer les rebuts de la société astérienne ? compléta-t-il une seconde fois. Nan. Mais t'as entièrement raison de t'inquiéter pour eux.
Ses yeux d'un bleu ardent se relevèrent de l'appareil photo, toisant effrontément la jeune femme. Il ne paraissait aucunement contrarié d'avoir été découvert. Au contraire, son sourire trahissait une joie scélérate à révéler sa véritable nature.
À l'entente de ses derniers mots, une fureur soudaine prit Kaya aux tripes. L'épouvante qui la glaçait se délita sous l'embrasement de ses veines.
— Laisse-les en dehors de ça ! gronda-t-elle.
— Au cas où tu aurais pas remarqué : j'ai essayé. Mais c'est un peu trop tard pour ça.
N'ayant trouvé aucun cliché de lui ni de la scène qui avait eu lieu à l'étage, puisqu'elle n'avait pas eu l'occasion de prendre la moindre photo, il lui reposa le reflex dans les mains, puis la pointa du doigt.
— J'imaginais pas que tu étais encore plus inconsciente qu'eux, et maintenant on a un problème.
Kaya se raidit, les dents serrées, tous ses sens si intensément à l'affût du moindre signal d'agressivité de la part de Fahrenheit que ses tympans en bourdonnaient.
— J'ai pas trop envie que Sadar apprenne mes occupations, pour le moment, poursuivit-il. Alors si jamais l'idée te venait de me balancer, souviens-toi d'une chose : j'agis seul, mais ça ne veut pas dire que je le suis. Si les Régulus ou l'URIAA viennent après moi, quelle que soit l'issue, je t'assure que tes frangins feront partis des dommages collatéraux.
Elle l'écouta débiter sa menace sans avoir besoin d'utiliser son Arété pour en vérifier la véracité. Chacune de ses paroles s'imprima l'une après l'autre sous son crâne, dans toute leur sordide honnêteté.
Kaya ne peut d'abord que fixer l'Aster, les lèvres entrouvertes sur des exclamations aussi révoltées qu'horrifiées, sans toutefois parvenir à les proférer tant sa gorge était serrée. Bilieuse, sa salive s'accumulait sous sa langue, aussi pénible à avaler que le fiel des circonstances.
Puis elle réalisa l'implicite de sa déclaration.
— Alors c'est tout ? s'arracha-t-elle avec prudence. Tu me laisses partir comme ça ?
Une magnanimité ironique imprégna la figure de Fahrenheit, mais le fond de ses prunelles demeurait dépourvu de commisération.
— Ne me le fait pas regretter, répondit-il avant de faire un pas de côté afin de lui libérer le passage.
Il fallut un court délai aux jambes de Kaya avant que la vigueur ne les réinvestisse assez pour lui permettre de marcher. Sur ses gardes, elle le dépassa et se mit à progresser pas à pas vers l'extrémité de la ruelle, en pivotant le torse afin de le garder en vue. Lorsqu'elle osa finalement lui tourner le dos, la voix de Fahrenheit s'éleva une dernière fois derrière elle :
— À notre prochaine rencontre insolite, se moqua-t-il.
Kaya accusait encore trop le choc pour s'irriter de l'entendre reprendre les mots avec lesquels elle l'avait salué la dernière fois qu'elle l'avait croisé.
Elle exécuta le trajet du retour dans un état sonné, envahie d'une sensation flottante sous l'effet de la retombée de pression. Si bien qu'elle eut l'impression d'avoir été transportée chez elle quand la porte de son appartement se referma enfin après elle. Dans la pénombre des lieux, elle arracha ses chaussures à moitié délassées puis gagna sa chambre à pas feutrés. Son appareil fut presque jeté sur son bureau, son sac s'écrasa au sol, son sweat glissa de ses épaules avant de choir à son tour. Elle s'écroula à plat ventre sur son lit.
Après un long moment d'immobilité et de silence, à écouter sa propre respiration contre ses draps et les battements de son cœur, les yeux ouverts dans le noir, le calme se fit dans tout son être. Elle se surprit à guetter quelque chose d'imprécis. Lorsqu'elle réalisa finalement de quoi il s'agissait, Kaya roula sur le dos, les paupières écarquillées de surprise.
La différence entre son état du moment et celui dans lequel elle s'était réveillée était flagrante. Elle avait démarré la journée avec l'impression que sa volonté s'était ratatinée et flétrie, que son énergie, pareille à un flux de sève engourdi par le gel, circulait au ralenti. Que son cerveau, dénutri, végétait, le formidable réseau de son fonctionnement réduit à des rameaux décharnés.
Mais à présent, le pérule qui l'enveloppait, la maintenait dans cette posture dormante, s'était consumé. Et du tapis de cendre poussait de nouveaux élans d'énergies, gorgés de vitalité. Elle se sentait... mieux.
Et surtout...
Les murmures s'étaient tus.
✧ ✧ ✧
Thélia devait toujours ravaler une pointe d'écœurement, refouler une montée d'appréhension, quand elle se retrouvait face à un client en état d'ivresse un peu trop prononcé. Les yeux brillants, les faces rougies et suantes, les voix braillardes, la renvoyaient inéluctablement aux cris et à la brutalité. Or au Lucent, l'alcool ne se muait pas en fiel. Il décuplait seulement les rires. Enfiévrait les esprits. Attisait la prodigalité.
Comme en attestait le rectangle de plastique noir, frappé d'élégantes lettres blanches, qu'un client venait de remettre à Thélia au bout de cinq coupes de champagne. Il avait déjà dû entamer quelques bouteilles avant qu'elle ne se glisse sur la banquette circulaire, et elle avait eu la nette impression qu'il n'attendait que d'élire son hôtesse favorite de la soirée. Le bras sur le dossier derrière la jeune femme, le cinquantenaire lui avait glissé comme un trophée la carte cadeau valable dans une série de boutiques milieu de gamme.
Décontenancée, les cheveux virant au rose framboise et les joues brûlantes, Thélia balbutia des remerciements. Elle avait vu les autres employés s'extasier, baiser les joues de leur bienfaiteur ou caresser leurs épaules et leur nuque en guise de gratitude. Elle ne put que se rabattre d'instinct sur la bouteille de champagne afin de lui en verser une nouvelle coupe. Son client ne parut pas s'en formaliser, néanmoins il se mit à la questionner avec un air de bonhommie, voulant savoir pour quelles marques elle opterait, quelles tenues lui faisaient envie... un véritable nanti qui se sentait l'égal d'une divinité charitable grâce aux largesses que lui permettait son aisance financière.
Thélia en fut libérée par l'arrivée à terme de son forfait. Elle quitta alors la table de son client, non sans lui souhaiter une agréable soirée, et se dépêcha d'aller ranger la carte aux vestiaires. Une boule de nervosité lui pesa sur l'estomac. Il ne lui restait qu'une dizaine de minute avant de devoir aller retrouver son prochain client, qui avait réservé une heure avec elle sur le planning numérique du Lucent. En le consultant à son arrivée, Thélia avait senti son cœur sombrer.
Deux jours après qu'elle eut pris la fuite suite au meurtre de l'esthésif, Keitan Adamer se manifestait enfin. Dévorée d'appréhension, la jeune femme se raccrochait au fait qu'il prenait encore la peine de lui rendre visite plutôt que de la faire arrêter.
Elle se rendit au bar pour sélectionner un champagne de qualité qu'elle pouvait se permettre de retenir sur son salaire. Le plateau sur les bras, elle gagna l'alcôve satinée où l'attendait l'agent de l'URIAA. Celui-ci cilla de surprise en la voyant déposer la bouteille et les glaçons sur la table basse.
— Je peux connaître le prix avant que tu me la fasses payer ? s'enquit-il avec une mimique frileuse.
— C'est offert, déclara Thélia. Pour hum – pour m'excuser. Pour ton bras. J'ai pas voulu euh...
Adamer arqua un sourcil goguenard tandis que les cubes de glace tombaient au fond de son verre avec un tintement.
— Me décaper la peau ? suggéra-t-il malicieusement.
— Mon Arété est très fluctuant, se justifia-t-elle. Je suis...
— Thaumaturge. Je sais, je m'en doutais, vu ton pseudonyme.
Thélia saisit la bouteille fraîche et entreprit de déchirer la feuille de métal autour du col. Elle jeta machinalement un coup d'œil au bras d'Adamer, dissimulé sous la manche de sa chemise. En coton à effet denim, nota-t-elle. Qu'il avait eu le bon goût de porter ouverte par-dessus son tee-shirt.
— Je – euh... c'est pas trop sévère ?
Il retroussa sa manche pour révéler les brûlures légères qui remontaient jusqu'à son coude et arbora presque une mine de fierté devant les dégâts.
— Ça aurait pu être pire, je suppose ? rétorqua-t-il alors qu'elle faisait sauter le bouchon. Dis, tu vas faire comment si je te dis que je bois pas pendant le service ?
Elle lui décocha un regard scandalisé qu'il eut attendu ce moment précis pour l'avertir, ce qui le fit mordre une moue d'hilarité. Puis il lui tendit son verre avec indulgence – le seul des deux qu'elle avait garni de glaçons.
— Sers-t-en aussi pendant que tu y es, l'enjoignit-il. Autant trinquer, puisqu'on a apparemment tous les deux l'intention de pacifier les choses, ce soir. Puis on dirait que c'est une bonne soirée, pour toi.
Ce disant, il désigna la salle d'un mouvement de tête. Thélia comprit avec embarras qu'il l'avait sans doute vu recevoir le cadeau de son client. Quelque-peu rassurée par sa manifeste volonté de désamorcer les hostilités, elle s'exécuta. Quand la boisson mousseuse pétilla autour des glaçons, Adamer leva son verre afin de l'inviter à trinquer. Elle consentit à l'entrechoquer avec le sien dans un cliquetis de glace accompagnée d'une note cristalline.
— J'imagine que tu veux revenir sur l'histoire de l'esthésif ? avança-t-elle tandis qu'il portait le champagne à ses lèvres.
Elle n'avait pas manqué de remarquer qu'il atermoyait sous couvert d'amabilité. L'agent acquiesça.
— Je pense qu'après ça, il y a vraiment besoin de faire le point sur ta situation.
— Comment ça ?
Il énuméra en comptant sur ses doigts :
— D'abord le vol des os des catacombes Achernar. Maintenant l'information que t'a passé l'esthésif. Je sais pas si tu te rends compte à quel point tu t'es mise en danger.
Malgré la nervosité que suscitèrent en elle les mots d'Adamer et qui colorèrent ses cheveux de vert anis, Thélia riposta :
— Les Achernar ne savent pas que l'esthésif m'a transmis quoique ce soit. Et mon employeuse a déjà acceptée de se porter garante pour moi.
— Mais les Achernar savent que l'esthésif a reçu l'aide de quelqu'un avant de mourir. Il se peut qu'ils choisissent de ne pas négliger ce détail. Et est-ce que tu as tout dit à Nori Saan ?
Elle pinça les lèvres avec culpabilité et lampa une gorgée de champagne pour noyer son trouble. Le pétillement glacé et fruité lui conféra une poussée d'audace :
— Tu as l'air de penser qu'il m'a communiqué une info primordiale, mais j'ai même pas compris ce que c'était. Ça n'avait aucun sens.
— Tu sais qui était l'esthésif ? Un professeur d'université quelconque, qui n'avait jamais trempé dans la moindre affaire suspecte. Le genre de profil qui n'a rien à craindre des Constellations en temps normal. Et pourtant ils l'ont traqué et massacré juste parce qu'il avait malencontreusement appris ce qu'ils veulent garder secret. Je t'assure que cette info a rien d'anodin.
Thélia remua nerveusement sur la banquette.
— Ça ne change rien au fait que je l'ai, maintenant. C'est pas comme si je pouvais m'en débarrasser.
L'agent décolla le dos du dossier pour incliner le buste vers elle, appuyant ses paroles de son poids.
— Non, mais ça signifie que tu dois être très prudente avec ce que tu en fais.
Épinglée sous son regard pénétrant, elle fronça les sourcils. La manière dont il parlait de l'esthésif et des informations qu'il détenait l'interpellait depuis la nuit du drame.
— Tu sais ce que c'est, pas vrai ? Tu sais ce qu'il m'a montré.
La posture d'Adamer se roidit. Il marqua une hésitation pensive avant de concéder :
— J'en ai une petite idée. Et surtout je sais pourquoi c'est aussi important. Les Achernar sont pas les seuls qui devraient t'inquiéter. Il y a eux, et puis il y a ceux qui recherchent ce que l'esthésif a trouvé.
— Qui ça ? interrogea-t-elle, confuse. Une autre Constellation ?
— La cinquième.
— Il y a pas de... Non, tu veux dire Rigel ?
— Si t'as suivi l'annonce du Charlatan, tu sais qu'ils en ont après Achernar. A priori, ils ont aucun moyen de savoir que tu as ce qu'ils veulent, mais si tu commençais à être un peu trop bavarde...
Thélia secoua la tête.
— D'accord, j'ai compris. Je comptais pas vendre ces infos de toute façon.
L'agent se recula au fond de la banquette avec une mine satisfaite.
— Ravi de l'entendre. Maintenant, pour en venir à la deuxième raison qui m'amène ici et qui fait que je t'ai toujours pas convoqué au poste : je voulais souligner un service compris dans mon offre. Rémunération et protection à titre de collaboratrice de l'enquête. Ce qui veut dire que tu es couverte contre Achernar, contre Rigel, et même contre Avelhi si besoin.
Elle comprit soudain pourquoi il avait autant insisté sur la menace que représentaient pour elle les Constellations. Cependant, il avait beau l'utiliser comme argument, le risque n'en était pas moins réel.
— Si j'accepte, comment ça va se passer ? s'enquit-elle prudemment.
— Tout ce que je te demande, c'est d'être aux écoutes. Ici, au Lucent, auprès des Asters affiliés mais aussi auprès des clients : certains sont aussi clients d'autres business moins reluisants des Constellations. Ensuite auprès d'Avelhi, puisqu'il va sûrement fureter autour de cette affaire. Et enfin auprès des Maraudeurs. Ce seront les premiers à être mobilisés. Tu me rapportes tout ce que tu peux glaner. Pour la prise de contact, on a déjà une couverture toute fait : je continuerai de venir voir mon hôtesse favorite. Et je paierai même le champagne.
Il avait conclu avec une pointe d'humour qu'il ponctua un clin d'œil. Rongée d'incertitudes, Thélia n'eut pas un sourire. Ses réticences s'effilochaient face à l'aplomb d'Adamer. Un détail lui vint soudain à l'esprit.
— Ça ne va pas compromettre ta vie privée de venir régulièrement au Lucent ? souleva-t-elle.
Ces derniers jours, elle avait écumé les posts relatifs à la vedette de l'URIAA sur les réseaux sociaux, dans l'espoir de parvenir à mieux le cerner. Bien évidemment, elle n'était tombée que sur sa façade aux sourires pleins de fossettes et aux regards d'or perçants. Et sur les photos prises clandestinement de l'Aster ailée avec qui ses fans supposaient qu'il sortait.
— Tu veux dire par rapport à ma copine ? répondit-il en inclinant la tête. Nan, elle sait déjà que je viens. Et elle sait que c'est pour le boulot.
Après ces précisions sommaires, il la considéra en silence, les yeux rutilants à la lueur des bougies et la mine patiente. Comme s'il n'attendait que l'instant où elle céderait.
Et elle céda.
— C'est d'accord. Si récolter les informations que je peux trouver est uniquement ce que tu me demandes, c'est d'accord.
— Rien de plus, promis Adamer en lui tendant la main.
Elle la serra sans arriver à envisager qu'elle commettait une erreur.
Et voilà la deuxième partie de la rencontre entre Cinead et Kaya ! Vous vous y attendiez ?
Quant à Thélia, elle conclut finalement un marché avec Keitan ! J'adore écrire ses visites au Lucent !
Qu'en avez-vous pensé ?
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