Chapitre 10: A la dérive
Le voilier prend le grand large à la simple force de son moteur. On ne hisse pas les voiles parce qu'aucun de nous ne sait les manœuvrer. Pourtant dans quelques heures, nous allons manquer d'essence et il faudra bien trouver une solution.
Izoée est dans la cabine, elle veille Kézian qui s'est réveillé, mais qui ne tient pas debout à cause du coup qu'il a pris sur la tête. Il a un œuf fendu en deux sur l'arrière du crâne. On n'a pas de glace pour poser dessus. Alors Izoée a pris un de ses tee-shirt de réserve, qu'elle trempe régulièrement dans l'eau fraiche pour tenter d'apaiser la douleur.
Ethanaël et moi sommes sur le pont. C'est assez grisant. C'est lui qui barre, moi j'essaie de comprendre le fonctionnement de la boussole que l'on a trouvée dans un tiroir de la cabine. Un coup de chance !
Le ciel est gris, lourd et bas. Le vent se lève. Ce n'est pas rassurant d'être au milieu de toute cette eau grise et révoltée. Je sais que l'on arrivera en Irlande, ça je l'ai vu ! Mais je me demande combien de temps on va mettre et si tout va bien se passer.
Comme pour me démontrer le contraire, un éclair zèbre le ciel et le tonnerre gronde quelques secondes plus tard.
— Ça ce n'est pas bon pour nous, fait remarquer Ethanaël comme si je n'en avais pas conscience. Regarde là-bas, c'est noir. Il faut changer de cap. Je ne le sens pas, là.
— Non. On ne change pas de cap ! On va se perdre ! On suit la boussole coûte que coute !
— Et on survit comment à une tempête en plein océan, mademoiselle je sais tout ? Regarde les nuages, ils touchent l'eau ! Il ne faut pas aller là-bas !
Il me fait hésiter le fourbe ! Et si cet orage signait la fin de notre périple et si l'un de nous se noyait ? Mais non, je sais que l'on va arriver à bon port, je nous ai vus arpenter la côte irlandaise. J'ai vu Izoée rayonnante en grande discussion avec son prince Kézian. Bon lui était bien moins souriant qu'elle. Est-ce que c'est dû au coup sur la tête ?
Mais et Ethanaël, est-ce que je l'ai vu ? Est-ce qu'il est avec nous ? Je ne me rappelle pas ! l'incertitude m'étreint ! Je veux lire en lui. Ma pupille se fend et cherche son regard.
Il me fixe imperturbable
— Qu'est-ce que tu fais avec tes yeux ? Tu cherches à savoir si je survis à cette tempête ? C'est ça ! s'énerve-t-il. Tu t'en fouts de nous, t'as ton but et tu fonces comme un bélier. Pas grave si tout saute autour de toi ! Regarde ce qui est arrivé à Izoée puis à l'autre gars-là, qui est à moitié assommé dans la cabine. Ça va être mon tour maintenant ? C'est bon, j'ai rempli mon rôle, je peux débarrasser le plancher pour que Mademoiselle-je-sais-tout puisse arriver à bon port en heure et en lieu ?
— N'importe quoi ! mentis-je un peu. Je ne m'en fouts pas de vous ! On va tout arriver en Irlande ! On fuit ensemble ce guêpier ! Mais il y a des choses que je sais, alors autant en profiter, non ?
— OK, alors comment on échappe à cette tornade qui se prépare ?
Le mât grince, le bateau tangue et la pluie s'abat sur nous d'un coup. Ethanaël attend ma réponse imperturbable. La bôme libre de voile, passe violement de bâbord à tribord. Ethanaël a à peine le temps de se projeter au sol pour ne pas se faire décapiter. Le vent siffle et les éclairs strient le ciel lourd.
— D'accord, dis-je. On l'évite. On part de là, vite !
J'ai peur soudain ! Peur qu'il ait raison, peur de n'avoir pas pris le temps de regarder si toute la troupe était entière. Ce qui m'importe c'est Izoée, c'est grâce à elle que je vois ce que je deviens.
— Je ne crois pas qu'on ait le choix maintenant, raille-t-il sinistrement. Il est trop tard. On est dedans.
Il barre comme il peut pour que le voilier ne se fracasse pas contre les vagues qui augmentent de taille toutes les minutes. Les creux sont ahurissants et me soulèvent le cœur.
— Attache toi, me crie Ethanaël dont le son de la voix a bien du mal à me parvenir alors que je ne suis qu'à deux mètres de lui ! Attache-toi, répète-t-il ! Ça va faire mal !
Le bateau se cabre, puis frappe l'eau violemment. L'espace de quelques secondes, je m'envole, aucune partie de mon corps ne touche la surface du voilier, puis c'est la chute. Mon dos frappe une barre métallique et je suis projetée quelques mètres plus loin. Une nouvelle fois, je me trouve en apesanteur, et je reçois des litres d'eau en plein visage avant de percuter quelque chose qui pourrait s'apparenter à une poulie à laquelle j'essaie de m'accrocher. Mais la prise est trop petite et la prochaine vague me propulse une nouvelle fois. Je suis à quatre pattes sur le pont, je crache l'eau que j'ai avalé et je crie quand je vois la super vague qui va s'abattre sur nous. Cette fois l'eau me frappe et m'emporte, je ne sais plus où est le haut et le bas. J'étouffe. Quelque chose, m'agrippe, me tire.
— Aide moi Zax, bon sang ! Aide-moi ! s'essouffle Ethanaël.
Il me tient par le bras. Je sens ses doigts qui écrasent ma chair. Je m'agrippe à lui, paniquée.
— Non, tu m'étouffe là ! Zax, contrôle-toi ! Je ne peux pas t'aider si tu m'étrangles Zax ! hurle-t-il dans mon oreille.
Il me faut une extraordinaire dose de self-contrôle pour relâcher un peu la pression que j'exerce sur son cou. Il en profite pour m'attirer à lui et enrouler autour de ma taille une corde. La corde fait le tour de sa poitrine aussi puis s'entortille autour d'une barre du bastingage. On reste collés l'un à l'autre pendant que la mer continue ses assauts.
Ethanaël n'essaie plus de manœuvrer notre bateau. On subit la tempête. Notre bateau craque, se tord, grince et crie. Le vent hurle et siffle. La mer nous gifle. Je fais corps avec Ethanaël, mon cœur bat au même rythme que le sien, c'est à dire à trois cents à l'heure.
Je ne pense à rien ou plutôt à tout ! Des images m'assaillent. Des visages d'abord : Papa et Maman Roussel, Rosy et les jumelles, Madame Micha, Pitou... Puis des lieux, l'orphelinat de Tananarive, mon premier foyer... Une grande bâtisse jaunie avec un toit en visière maintenue par une dizaine de pylônes rougeoyants, une enceinte de briques rouges protégeant la cour en terre battue. Ma chambre partagée avec trois fillettes, Lisou la timide, Martie, la grande et Sophie la coquine. Nos lits superposés et une fenêtre qui donne sur un espace vide puis des toits de tôles. Le soleil de Madagascar qui brûle la peau et sèche la végétation. L'eau bourbeuse du Sisaony, si rafraichissante en période chaude. Des bruits ensuite, les cris des enfants dans la cour qui shootent dans une bouteille en plastique, la voix de canard de Madame Rénaud, toujours autoritaire qui me fait replier mon linge pour la troisième fois, les chants de Catarina, doux et entrainants à la fois, le miaulement du vieux matou qui squattait toujours sur le mur d'enceinte.
Une vague plus puissante encore que les autres m'assomme à moitié, Ethanaël tousse et crache de l'eau. Il resserre son étreinte. Entre la corde et ses bras puissants, je ne peux plus bouger d'un demi-millimètre. Le ciel est noir, l'eau est noire et les grincements sont sinistres. Je suis épuisée alors je replonge dans mon passé. Que j'ai aimé les soirées organisées par Gérard, notre éducateur. Ce grand blondinet à la barbe toujours mal taillé était le plus impliqué de tous nos référents. Il organisait une fois par mois, une veillée, lecture des étoiles. On s'asseyait tous dans la cour et quand nos yeux s'habituaient à l'obscurité on comptait les étoiles. Gérard connaissait l'histoire de toutes les constellations et chaque fois, il nous racontait l'une d'elle. Un soir, on a même vu une comète. Gérard nous a dit que c'était un événement exceptionnel, qu'on n'aurait rarement l'occasion d'en voir passer une autre. Il nous a dit de graver ces images dans notre mémoire. Moi, elles se sont incrustées dans ma rétine. C'est depuis ce jour que je commence à perdre la vue, je crois. Mais c'était si beau, ça en valait la peine. J'aimerais tellement revivre ces soirées magiques avec mes camarades de l'orphelinat. A ce moment-là, je ne savais rien de rien. J'étais une petite fille ordinaire qui se demandait bien ce que l'avenir lui réserverait...
— On dirait que ça se calme ! fait remarquer Ethanaël d'une voix rauque.
C'est vrai, le voilier est moins secoué, la pluie est toujours dense, mais le vent a faibli. Le ciel gronde, mais sa voix est moins tonitruante.
— Ça va ? Tu tiens le choc ? me demande-t-il.
— Je crois, répondé-je d'une petite voix.
Je suis toute secouée, à la fois par cette horrible tempête, mais aussi par l'immersion dans mes souvenirs.
On reste encordés encore deux bonnes heures avant de voir apparaître Izoée et Kézian. Je les avais presque oubliées ces deux-là !
Mon amie se jette sur moi, elle sent le vomi.
— Vous êtes vivants ! Zax, tu es saine et sauve ! Oh ! Zax, j'ai eu si peur ! C'était horrible ! On n'a pas osé sortir de la cabine. On ne pouvait pas d'ailleurs. On ne tenait pas debout là-bas dedans. On s'en ramassé sur la figure tout le contenu des placards. J'ai vomi mes tripes, raconte-t-elle penaude.
— Mouais, j'ai senti, dis-je en retroussant le nez.
Elle s'écarte vexée et je rigole soulagée de la voir, de les voir tous les trois en un seul morceau. On a survécu à cette horrible tempête qui n'était pas inscrite dans ma pupille parce que je ne voulais pas trop en savoir, parce que j'avais peur de savoir.
— Vous nous aidez à nous détacher, demande Ethanaël en observant en coin Kézian qui semble encore bien groggy.
— Vous êtes tout saucissonnés, constate ce dernier. Vous ne risquiez pas de vous échapper. Alors Zax, tu ne l'avais pas vu cette tempête ? demande-t-il à brûle pourpoint, comme pour reprendre la conversation qui avait mal fini à l'hôtel.
Je grimace et j'entends Ethanaël qui répond :
— Bien sûr qu'elle l'avait vue, mais à quoi ça sert de nous avertir, hein ! Et puis du moment qu'elle se voit fouler le sol irlandais, tout va bien, le reste n'est qu'accessoire !
Bon, sa colère ne s'est pas calmée en même temps que la tempête. Il faut vite que Izoée nous détache, sinon, ça va mal finir tout ça. Je la vois qui tire sur la corde mouillée, elle peine mais Kézian n'a pas envie de l'aider, il en profite pour continuer à régler ses comptes, maintenant qu'il a trouvé un allié.
— Alors t'es contente Zax, on se retrouve ! Tu le savais ça aussi, hein ! Il a été bien providentiel mon bateau ! Ça n'aurait pas été plus facile de me le dire depuis le début, ça m'aurait évité un tas d'emmerdes et des coups sur la tronche ! Mais ça doit te faire marrer de nous voir souffrir !
— Mais non, Kézian ! balbutié-je.
Ma voix est toute éraillée. Je gigote pour fuir la proximité de Ethanaël qui fulmine de plus en plus. Les paroles de Kézian résonnent en lui.
— Tu vas en mener beaucoup en bateau comme nous ? me demande-t-il.
Je sens son souffle sur les cheveux. Sa remarque pourrait faire rire, mais personnes n'a la commissure des lèvres qui frémit, alors je fais profil bas.
— On est quatre, et on restera quatre, je vous promets. On a besoin les uns des autres. Je ferai tout pour vous guider et vous amener en sécurité. Il faut avoir confiance en moi.
Les garçons me fixent. Je sens bien que je ne les ai pas apaisés.
— Tu ne comptes toujours pas tout nous dire, s'énerve Ethanaël.
Il gigote, il veut s'éloigner de moi, mais la corde trempée se resserre.
— Bon Izoée, qu'est-ce que tu fiches, tu nous le défais ce nœud ! crié-je sur ma copine pour évacuer mon trop plein.
— Oh ! Tu te calmes ! Je fais ce que je peux Madame la Colonelle en chef ! s'irrite-t-elle.
Voilà bien joué ! J'ai réussi à me les mettre tous les trois à dos. Au bout d'une éternité, je suis enfin libérée de mes liens et je quitte le corps chaud d'Ethanaël. J'ai du mal à retrouver mon équilibre et je vacille. Les autres s'écartent. Aucun ne tente de m'apporter un appui. Je me sens seule. Ça m'arrive souvent, mais là, je ne peux pas cacher ma peine. Je suis confinée sur un bateau de 6 mètres avec 3 autres personnes. Il n'y a pas beaucoup de cachettes pour fuir leur regard. Je contemple l'horizon, il est encore bien noir comme notre futur.
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