18 - In ze sauce

— Allez, on lance les paris ? dit Roselyne en agitant devant elle un billet de dix euros. Je dis « bolognaise ».

Au volant, Emilie leva les yeux au ciel. Sa collègue avait beau avoir dix ans d'expérience, elle se trompait à chaque fois.

— Moi, je partirais sur un beau pesto, répliqua-t-elle.

— Tu ne peux pas partir sur le pesto, répondit Solange depuis la banquette arrière. Tu peux parier sur le pesto, mais tu ne peux pas partir dessus, ce n'est pas un moyen de locomotion.

Emilie la gratifia d'un doigt d'honneur bien senti. Solange détestait cette expression, « partir sur... » et leur offrait cette blague à chaque fois qu'elle échappait à l'une d'entre elles.

— En plus, c'est trop tôt pour un pesto. Quand on nous appelle dès potron-minet comme ça, c'est que les scellés viennent tout juste d'être enlevés. Je rejoins Rosie, ça sent la bolognaise. Et notre nouvelle, qu'est-ce qu'elle en pense ?

Lola, dernière arrivée dans l'équipe et nièce du patron, se ratatinait dans son siège. La pauvre sortait tout juste d'une licence de psychologie et n'avait visiblement pas l'habitude de ce genre de conversations avant même d'avoir pris son petit-déjeuner.

— Je sais pas trop... Je trouve ça un peu irrespectueux, en vrai, on ne devrait pas plaisanter de ce genre de situation. La famille pourrait trouver ça blessant, ils sont en détresse...

— Oh, c'est bon, Marie la Morale, commence pas avec tes discours ! râla Roselyne en la fusillant du regard. Quand tu feras ce boulot depuis plusieurs années, tu comprendras pourquoi on rigole, des fois.

— Ça va, fous-lui la paix à cette pauvre gosse, intervint Solange. On était toutes comme ça, au début.

Emilie ne pouvait que lui donner raison. Elle se souvenait de son premier jour et du malaise qu'elle avait ressenti tout au long du trajet, en entendant ses collègues enchaîner les blagues douteuses et les paris idiots. Puis, au fil des mois et des années, elle les avait compris : si on ne riait pas, on finissait par perdre la tête.

Elles s'arrêtèrent au bas de l'immeuble et sortirent leur matériel, avant d'enfiler leur tenue. Combinaison en plastique, lunettes, masque et gants, l'attirail complet du parfait cosmonaute. Lola tremblait. Sans doute se rendait-elle enfin compte de l'endroit où elle avait mis les pieds. Emilie l'encouragea d'une tape dans le dos et d'un clin d'oeil.

Quelques personnes patientaient devant la porte de l'appartement, la famille, sans doute. Roselyne discuta quelques instants avec eux puis les quatre femmes entrèrent pour le nettoyage. Passant en dernier, Emilie entendit des bribes de leur conversation, reprenant après cette brève interruption. On parlait notaire et frais de succession. L'appartement serait-il rattrapable ? Faudrait-il informer les prochains locataires ? Faire baisser le loyer ? Et puis d'ailleurs, à qui revenait-il cet appartement ? En détresse, mon cul, songea Emilie en suivant ses consoeurs dans la salle de bains.

La vieille femme avait été retrouvée dans sa baignoire, vraissemblablement terrassée par une crise cardiaque. Isolée, sans personne pour lui rendre visite, elle était restée là près d'une semaine, avant que l'odeur n'alerte les voisins. La dépouille, ou du moins ce qu'il en restait, avait été récupéré par les pompes funèbres et il ne restait plus de la propriétaire des lieux qu'une baignoire remplie d'une soupe marron rougeâtre dans laquelle flottaient des morceaux bruns d'origine indéterminée.

Tandis que Solange et Roselyne s'étaient lancées dans un pierre-feuilles-ciseaux pour décider à qui reviendrait l'honneur de plonger le bras dans le bouillon pour retirer le bouchon de la bonde, Lola restait figée devant ce spectacle peu ragoutant. Emilie avait de la peine pour elle ; ce n'était pas le meilleur cas pour débuter. Elle crut que la petite finirait par vomir dans son masque, mais elle n'en fit rien. À la place, elle leva les yeux vers ses aînées et dit, d'une voix mal assurée :

— Bourguignon ?

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