6. Losing yourself more than once
Quand j'arrive au parc comme j'en ai l'habitude depuis plus d'un mois à présent, je le vois déjà installé sous le saule pleureur. Il est penché sur quelque chose que je n'arrive pas à discerner de là où je suis. Je m'approche discrètement, histoire de comprendre ce qu'il fabrique. Alors que je me trouve à seulement quelques mètres de lui, je remarque la profonde concentration marquée entièrement sur son visage, depuis ses sourcils froncés jusqu'à son stylo qu'il mâchouille distraitement en passant par les plis épais de son front. Penché sur un vieux carnet, il griffonne quelques mots tandis que certaines mèches de son épaisse tignasse bouclée lui tombe devant les yeux sans qu'il semble s'en soucier.
Rilès n'a pas l'air d'avoir remarqué ma présence, même lorsque je me trouve debout à quelques pas de lui. Décidément, quand ce mec est concentré, on dirait qu'il est impossible de le faire sortir de sa bulle. C'est lorsque je me racle la gorge bruyamment qu'il lève la tête et sourit en croisant mon regard, tandis qu'une étincelle passe dans ses yeux.
C'est à chaque fois la même chose dès qu'il me voit. Un sourire radieux. Une lueur dans le regard, comme une lampe qui se met à briller soudainement dans une pièce sombre et morne.
Il referme brusquement son cahier lorsque je m'assois à ses côtés et le cache furtivement sous ses affaires.
- Qu'est ce que c'était?, je demande, curieuse.
- Juste une liste de course, il répond un peu trop précipitamment pour que cela soit la vérité.
Je décide de ne pas insister, même si je sais pertinemment qu'il ment. Rilès doit avoir une bonne raison de ne pas me le dire et, après tout, on ne se connait pas vraiment. Ne semblant pas remarquer ma déception, il lance:
- Alors ma jeune élève, es-tu prête à recevoir un nouveau cours de ton prof préféré que tu ne vas même pas écouter?
- C'est pas vrai, je t'écoute tout le temps! Je m'indigne.
- Tu crois vraiment que je n'ai pas remarqué quand tu me fixes bizarrement, là? Je suis sûr que tu ne sais même pas ce qu'est le prétérit.
Je sens le rouge me monter aux joues. Je ne savais pas qu'il m'avait surprise tandis que je le regardais. Heureusement qu'il n'a pas l'air de s'attarder là-dessus. Je balbutie quelques mots alors qu'il se met à rire à gorge déployée. Je crois n'avoir jamais vu un sourire aussi beau que le sien, avec ses dents blanches et bien alignées qui me rendent presque honteuse de ma dentition légèrement irrégulière, avec ses pommettes qui ressortent encore plus qu'à l'ordinaire, avec ses yeux qui se transforment en deux fentes étincelantes. J'ai l'impression que son visage dur et rigide n'est pas habitué à se fendre en un sourire, et il dégage cette chose étrange et insolite lorsque ses lèvres s'étirent que je n'arriverais jamais vraiment à décrire ni même à discerner.
Ce métisse est un véritable secret en lui-même, une cachoterie qu'il ne semble vouloir se faire partager à personne, avec ses phrases insensées et ses regards énigmatiques. Il accepte toujours de venir me rejoindre sur mon banc, d'épuiser son temps à m'apprendre l'anglais qu'il sait si bien parler, sans me poser de questions sur ma vie privée, sans que je lui en pose sur la sienne. Est-ce par bonté de cœur? Je ne sais pas. On ne sait rien l'un de l'autre, et pourtant on se retrouve tous les jours au même endroit, à passer le temps comme si nous nous connaissions depuis toujours. Cette relation étrange, bâtie sur le respect mutuel du silence dans l'éclat de nos rires me convient parfaitement. C'est étrange de parvenir à créer un lien entre ma nature antisociale et une amitié forte et sincère; et pourtant, c'est bien ce qui arrive avec ce grand métisse. Mais malgré cette satisfaction, l'horrible obsession qu'est de résoudre l'énigme que représente ce garçon s'est immiscée en moi dès le début, et me brûle de l'intérieur à petit feu, me faisant perdre pieds progressivement. Même si l'espèce de pacte inconscient que nous avons conclus ensemble nous interdit de s'immiscer dans la vie de l'autre, un éternel flot de questions ne cessent de me brûler les lèvres, d'attiser ma curiosité, d'incendier mon obsession.
Alors je n'en finis jamais de l'observer, avide de chaque détail insignifiant qui pourrait me donner une piste, une marche à suivre pour comprendre cet être indéchiffrable qui, au bout de ces quelques semaines, est devenue partie intégrante de ma vie sans que je ne comprenne vraiment comment cela a pu arriver.
Et comme à l'habituée, je le dévore littéralement des yeux depuis une demi-heure, alors qu'il tente de m'expliquer vainement ce qu'est le superlatif, ses précisions entrecoupés de "Tu comprends?" et de "Hé oh! Tu m'écoutes?". Même si mon anglais s'est nettement amélioré depuis qu'il m'aide, je dois avouer que j'ai beaucoup plus d'intérêt pour son visage que pour ses explications.
C'est alors qu'un immense tumulte me sort brusquement de ma rêverie, aussi violemment qu'une gifle cinglante. Sans réaliser se qu'il se passe, une véritable vague de jeunes se sont jetés sur nous, en vociférant simultanément des paroles incompréhensibles. Je jette un regard perdu à Rilès, qui me le renvoie comme s'il avait été mon propre reflet dans un miroir. Je parviens alors à discerner quelques mots au vol:
- Alors Rilès, c'est elle?
- Alors c'est vrai? C'était pas une blague?
Éberluée, je reluque sans comprendre toute cette bande assourdissante qui est intervenue brusquement dans notre échange, juste légèrement agacée qu'ils aient fait exploser la bulle dans laquelle nous étions sereinement enfermés. Je me braque par habitude, n'ayant jamais aimé le trop plein de présences humaines. Mais je réalise au bout de quelques secondes que je suis entourée de ce fameux groupe d'amis enragé, cette éternelle source de turbulence présente quotidiennement dans le parc que j'avais l'habitude de regarder distraitement de loin, et que je n'avais plus aperçue depuis quelque jours à cause du mauvais temps.
Puis je fais le rapprochement avec Rilès. C'est son groupe d'amis. Cette même bande qui l'a à moitié acclamé le jour de mon arrivée à Rouen, pour une raison qui m'est toujours inconnue d'ailleurs. Cette même bande avec qui il s'est disputé il y a quelques semaines de ça, le soir où je lui ai parlé pour la première fois. Cette même bande dont il a faussé compagnie pour venir me faire des cours d'anglais, à moi. Une légère culpabilité s'empare de moi. Il est vrai que, maintenant que j'y pense, je ne l'ai plus vu une seule fois en leur compagnie depuis le conflit, et j'avais complètement négligé le fait que, effectivement, ce garçon avait tout une bande d'amis et qu'il n'y avait pas qu'avec moi qu'il passait du temps. Quelle débile je suis! J'avais presque oublié qu'il avait une vie en dehors de moi, puisqu'il ne m'en parle pas. J'ai un petit pincement au cœur, une impression de tomber de haut, alors que tout cela et normal, logique. Sur le coup, je ne comprends plus du tout mon ressenti, mes réactions. Je reste perdue, abasourdie, jusqu'à ce que Rilès me sorte de mon hébétude en me présentant ses amis qui semblaient s'être calmés. Il semble surpris et gêné, comme si on avait violé son intimité, mais parait faire semblant de le ravaler tout en me récitant les noms de figurants de sa bande.
Sur la dizaine de personnes présente autour de nous, je ne retiens seulement quelques noms, faute d'inattention. Je reconnais le petit aux lunettes et aux cheveux noirs qui avait crié sur Rilès l'autre soir, et j'apprends qu'il se nomme Younes. Je me demande toujours qu'est ce qui a bien pu déclencher un tel conflit, et à quel moment ils ont renoué. C'est à cet instant que je réalise plus qu'à aucun autre moment à quel point je ne sais rien de ce bouclé.
J'observe tour à tour Baptiste, un garçon immense mais qui ne paraît pas très sociable (un point commun avec moi, même s'il a l'air plus timide qu'autre chose), puis Lionel, un garçon à la peau noire et un visage enfantin empreint d'une gentillesse nettement marquée, et enfin Manon, une fille très belle à la chevelure raide et auburn et à l'allure particulièrement hautaine, qui, je le sais déjà, ne sera sûrement pas une très grande amie.
Les présentations terminées, je vois que le plupart d'entre eux me sourient amicalement tandis que Rilès me fait un clin d'œil rassurant. Je me détends un peu, même si je me demande tout de même la raison de cette soudaine interruption.
Je vois le groupe se disperser un peu, quelques uns se jetant sur Rilès pour le charrier, notamment un autre métisse plus petit avec de courtes dreadlocks qui m'a été présenté sous le nom de Asaël. Les autres me fixent de leurs yeux curieux comme c'est le cas pour Baptise ou Lionel, ou encore Manon me jetant d'étranges regards empreints de mépris. Je vois Younes, le petit aux lunettes, s'avancer vers moi avec un sourire.
- Tu dois sûrement te demander ce qu'on vient faire là, il déclare d'emblée en riant.
Surprise d'une telle clairvoyance, j'hoche simplement la tête en attendant avidement qu'il continue sur sa lancée.
- Tu sais, il commence avec hésitation, Rilès nous a beaucoup parlé de toi. Enfin non, on va plutôt dire qu'on lui a un peu tiré les vers du nez à ton sujet.
Il rit. Je le fixe, tentée de lui demander ce qu'il a bien pu se passer après qu'il se soit pris la tête avec le bouclé. Mais je décide une fois de plus de me taire, jugeant que ce n'était peut-être pas le moment d'en parler.
- Je sais que tu ne le connais pas depuis très longtemps, mais il faut que tu saches qu'il vient de sortir d'une période très difficile. On ne le voyait plus, et les rares fois où il était présent, il se comportait bizarrement, comme si... Comme si quelque chose le hantait. Ça explosait à chaque fois qu'on se revoyait. Je crois bien que tu en a été témoins une fois d'ailleurs, il commente en me jetant un regard désolé.
Sans me laisser répondre, il continue sur sa lancée:
- Mais depuis les quelques semaines qu'il te connait, j'ai l'impression qu'il est de nouveau plus le même. On a su qu'il trainait beaucoup avec toi en ce moment parce que son comportement avait changé, on aurait dit qu'il allait mieux. En cherchant pourquoi, on a établi un théorie disant que c'était peut-être toi, qui faisait en sorte qu'il aille mieux. Je pense que tu as remarqué à quel point il est distant quand il s'agit de parler de lui-même. Mais ne t'inquiète pas, il est pareil avec nous. Au fond, on ne le connait pas. Mais on cherche toujours à en savoir plus, alors qu'apparemment ce n'est pas ton cas. C'est sûrement pour ça qu'il préfère nous éviter et rester avec toi, ces derniers temps...
Je reste bouche bée face à ses mots, ne sachant pas quoi répondre. Le ton de sa voix est énigmatique et ses paroles lourdes de sens. Younes a les yeux rivés sur son ami, qui, assailli par les autres garçons, semble se démener en riant pour s'en sortir. Son regard bienveillant me fait deviner que, parmi tout ce groupe de potes, Younes est une des personnes les plus proches de Rilès et semble entretenir un lien particulier avec lui.
Puis mon interlocuteur se tourne soudainement vers moi, et m'examine de la tête aux pieds en levant un sourcil inquisiteur.
- En tout cas , t'es pas le genre de fille qu'on croise à tous les coins de rues.
- Hein? Pourquoi?, je demande les yeux ronds, surprise.
- Tu sais, il est presque impossible de faire sortir Rilès de chez lui. Et pourtant, tu y parviens juste en lui demandant de te faire des cours d'anglais. Tu dois bien avouer que c'est vraiment bizarre, non?
Il rit devant mon expression confuse et perdue, puis ajoute finalement:
- Je t'ai dit tout ça parce que... Parce que j'estime que tu es en droit de savoir. Mais ne lui parle pas de ce que je viens de te dire. Rilès est quelqu'un d'assez étrange et tourmenté. Il s'est perdu beaucoup plus d'une fois, mais t'as réussi à créer un lien avec lui qu'aucun de nous ne possède pour une raison que personne ne sait. Alors juste... prends soin de lui. Il en a besoin.
Puis il tourne les talons sans dire un mot de plus et rejoint le bouclé toujours en train de se débattre avec ses amis, à quelques mètres plus loin. Hébétée par les paroles du garçon à lunettes remplies de secret, je me dis que tous ces mystères autour du grand métisse commencent déjà à me taper sur le système. Je souffle d'exaspération lorsque je me retrouve embarquée violemment dans une vague d'agitation causée par tous ces garçons enragés, que je contre de toutes mes forces en essayant de rejoindre Rilès.
- Alors c'est ça tes amis?, je lui souffle lorsque j'ai enfin réussi à l'atteindre.
- Oui! Ne t'inquiète pas, ils sont bruyants mais sympas, il me répond en riant.
Et j'ai découvert dans les quelques heures qui ont suivis que c'était effectivement le cas. J'ai parlé avec beaucoup d'entre eux, même sympathisé avec certains. J'ai découvert que Baptiste et Lionel sont des garçons fantastiques sous leur masque de timidité, et que Younes est quelqu'un de très intelligent doté d'une clairvoyance hors-du-commun. Asaël est clairement le plus fou de tous, c'est le genre de personne qui donne envie de rire juste en l'apercevant de loin, avec ses manières détachées et son attitude dérisoire. En vérité, je me sens déjà bien au sein de ce groupe de déjantés, tellement que j'en ai déjà oublié mon insociabilité. Je me met à rire, avec ces gens que je ne connais pas mais qui ont fait de leur mieux pour que je me sente bien. Et c'est chose réussie. Et puis, quand je regarde Rilès, j'ai l'impression que cela lui fait du bien de revoir ses amis.
Une mélodie sort soudainement de nulle part. Quand je tourne la tête, je me rend compte que la musique vient d'une sono portable que Baptiste vient d'installer. Des paroles de rap fusent dans un anglais qui est pour moi incompréhensible, mais dans un rythme juste et entrainant. Je me surprends à apprécier cette musique, alors que le rap ne fait absolument pas partie de mes goûts musicaux à la base.
Listen I ain't going back
Look what I did
Look what you've done
I guess I made the right choice
When I ventured
In the Jungle
Je vois toutes les personnes autour de moi chanter à tue tête les paroles des chansons qui défilent. Je m'approche de Rilès et lui demande discrètement le nom de l'artiste que l'on entend. Il semble soudainement gêné, et ouvre la bouche sans qu'aucun son ne sorte. Je décèle une certaine panique dans son visage que je ne comprends pas. C'est Younes qui est à nos côtés qui me répond, semblant sauver la mise du grand bouclé qui soupire discrètement de soulagement.
- C'est un rappeur d'exception qui n'est pas très connu, mais à qui on porte tous beaucoup d'intérêt.
Il lance un clin d'œil au métisse qui lui sourit en retour. Encore une chose que je n'ai pas comprise, mais je n'y prête pas attention. Je me contente de passer du bon temps avec tous ces gens formidables, me disant que peut-être les choses vont trop vite en ce moment dans ma vie, mais que j'estime avoir le droit de me perdre plus d'une fois.
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Hey hey!
Je tiens à préciser que je ne suis absolument pas satisfaite de ce chapitre, mais on en a besoin pour faire avancer les choses... Je vous promet que les prochains seront meilleurs 😊
Merci encore pour tous les votes et les vues qui ne cessent d'augmenter ! 🙏
Et bon courage à tous pour la reprise des cours demain, on se retrouve dimanche prochain!
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