19. Semblant de sympathie
Hernando et Sagasta rejoignirent le reste du groupe autour de Gandía au moment où Reykjavík achevait d'attacher une bande autour de la blessure dont elle s'était occupée. C'était un peu comme jeter un tas de briques dans un ruisseau pour en stopper le flux, mais elle ne pensait de toute manière pas pouvoir faire mieux sans couper purement et simplement la circulation sanguine.
« Voilà, c'est colmaté », murmura donc Reykjavík en se redressant tout en essuyant ses mains pleines de sang sur un pan de sa combinaison qui n'était pas encore trop sale.
Une fois de nouveau debout, Reykjavík put prendre le temps de s'attarder plus en détail sur l'ensemble de la scène qui se déroulait juste là, à cette intersection entre trois des nombreux couloirs de la Banque d'Espagne. Le carrelage était crasseux, presque boueux : l'importante quantité de poussière couvrant le sol avait fini par s'imbiber du sang qui suintait du corps meurtri de Gandía, et ces deux matières, sang et poussière, rouge éclatant et gris terne, s'étaient mêlées et semblaient ne plus former qu'une seule et unique substance un peu pâteuse. Avachi dedans, Gandía était très pâle, et il serrait les dents si fort qu'il risquait de finir par en casser quelques unes. Grâce aux soins du reste du groupe les blessures saignaient moins, mais il semblait impossible de stopper tout à fait le flux de sang qui s'échappait du corps meurtri du chef de la sécurité de la banque : son mollet droit était en lambeaux, il manquait plusieurs dizaines de grammes de chair à sa cuisse gauche, et plusieurs éclats de grenades s'étaient logés dans son flanc droit. Reykjavík pressentait qu'un sourire franc ne serait pas le bienvenu alors elle n'y pensait pas trop, mais il était plus que probable que Gandía ne sorte pas vivant d'ici. Les mines légèrement graves des soldats agglutinés autour de lui confirmaient que Reykjavík n'était pas la seule à faire cette conjecture, mais personne ne disait rien évidemment.
La braqueuse sous couverture remarqua que les blessures les plus graves de l'homme chauve étaient presque toutes soignées, et qu'Arteche ne s'occupait plus que de lésions superficielles sur l'épaule droite de Gandía. Alors, Reykjavík décida d'essayer d'améliorer l'opinion qu'avait d'elle l'unique femme parmi les militaires ; pas question d'essayer de devenir potes, mais ça n'était peut-être pas une mauvaise idée de faire en sorte que tous les membres du commando ne la détestent pas. Gandía l'abhorrait certainement, autant compenser un peu en s'attirant un semblant de sympathie de la part d'au moins une autre personne.
« Arteche, tu veux pas que je soigne un peu mieux ta blessure ? proposa alors Reykjavík. Même si ça a été aseptisé ça va se réinfecter à force de traîner dans le sang et la poussière, en plus la peau qui tient encore va s'arracher si tu t'appuies un peu trop contre un mur. »
L'intéressée tourna la tête pour regarder la policière qui n'en était pas une, et la blonde aux yeux gris désigna d'un signe de tête l'avant-bras marbré de brûlures assez impressionnantes. Mais Arteche secoua la tête et continua à retirer les minuscules éclats fichés dans l'épaule de Gandía.
« Non, ça va aller », assura la militaire.
Reykjavík soupira faiblement avant d'insister :
« J'insinue pas que t'es pas capable de supporter la douleur, mais je me disais que ça te plairait de trouver une excuse pour arrêter de soigner ce tocard. Y a pas de raison qu'il ait plein de beaux pansements alors que toi t'as juste eu une vague désinfection. »
Arteche arrêta ce qu'elle était en train de faire, trouvant visiblement que les paroles de Reykjavík faisaient sens. Au même moment, Sagasta releva les yeux de la blessure qu'il pansait tant bien que mal, lançant un regard improbateur à la femme en combinaison rouge, qui se contenta de répondre en soutenant son regard avec un air neutre. Le commandant ne protesta pas plus que ça : il ne pouvait pas désapprouver ouvertement les paroles de la nouvelle recrue alors que Gandía était souvent bien plus insultant et bien moins subtil dans ses sous-entendus. Mais Sagasta maintint le regard levé vers Reykjavík tout en continuant à enrouler une bande autour de l'une des plaies de Gandía, sans doute en guise d'avertissement. Fais attention à ce que tu dis, Ortega.
« OK », dit soudain Arteche.
La réponse de la militaire rompit le contact visuel entre le commandant et Reykjavík, qui détourna les yeux pour orienter le regard vers Arteche. La militaire aux cheveux blonds attachés se redressa et recula un peu pour s'écarter de la carcasse sanguinolente et agitée de Gandía, et elle s'assit en tailleur sur le sol. Satisfaite de sa manœuvre, Reykjavík récupéra de quoi soigner dignement la brûlure d'Arteche, et elle la rejoignit, se mettant elle aussi en tailleur sur le sol sale. En agissant ainsi, Reykjavík rendait doublement service à Arteche : elle confirmait à nouveau qu'elle détestait Gandía autant qu'elle, et elle lui permettait d'arrêter de prendre soin de l'homme qui avait causé directement la mort de l'un de ses camarades. Reykjavík commença à s'occuper de la brûlure qui couvrait une bonne partie du bras droit de la militaire. La peau avait des airs de plastique carbonisé : rougie et brunie par la chaleur, l'épiderme était couvert de cloques plus ou moins éclatées, quelques filets de sang coagulé marbraient la chair aux endroits où le feu avait fait le plus de dégâts, et chaque contact risquait de décoller un fragment de peau encore fixé par quelques fibres.
En silence, Reykjavík soigna la plaie étendue, et même si Arteche ne disait pas un mot, elle ressentait sa reconnaissance. Elle irradiait de la militaire, malgré le mutisme et l'immobilité ; elle transparaissait dans son attitude même : les yeux d'Arteche fixés sur la peau blessée n'avaient actuellement rien de l'air dur qui colorait souvent son regard. Enfin, Reykjavík attacha solidement une bande autour de la brûlure, achevant ainsi le pansement qui protégerait la peau lésée des agressions extérieures.
« Merci, formula Arteche en levant les yeux vers Reykjavík.
— Je t'en prie », fit l'intéressée en accompagnant même sa réponse d'un léger sourire – la militaire n'avait pas l'air très expansive, alors même un simple remerciement méritait des encouragements –.
Mais, contre toute attente, la militaire ne s'arrêta pas à cette verbalisation de sa reconnaissance. Arteche se saisit de sa gourde, qu'elle tendit en direction de Reykjavík. La blonde vêtue et maculée de rouge referma les doigts sur le contenant métallique enfermé dans un étui en tissu kaki. Reykjavík lâcha un remerciement, et elle dévissa le bouchon de la gourde. Le capuchon retenu par une chaîne à la petite bouteille en métal tomba contre l'étui en tissu, et la braqueuse infiltrée but quelques gorgées. L'eau eut tout d'abord un arrière-goût de poussière et de suie, preuve que des particules soulevées par les différentes explosions ou charriées par la chaleur des feux étaient parvenues à se déposer dans la bouche et la gorge de Reykjavík, mais très vite il n'y eut plus que la sensation de fraîcheur, presque de résurrection. Comme cela lui arrivait régulièrement, Reykjavík fut impressionnée par le contraste entre deux situations typiques : il fallait souvent se forcer à boire pour le bon fonctionnement de l'organisme, et chaque gorgée était alors désagréable, mais face à ça, quelques minuscules lampées apportaient un incroyable réconfort dans les moments où l'accès à l'eau était plus difficile, comme maintenant justement.
Reykjavík rendit la gourde à Arteche, qui se désaltéra à son tour.
L'intersection du couloir occupée par le commando était bien plus calme à présent : la respiration de Gandía s'était quelque peu apaisée, et il avait cessé de s'agiter au centre de la flaque de sang dans laquelle il reposait. La façon dont il exhalait de temps à autre par la bouche laissait penser qu'il restait très crispé par la douleur, cependant les plaintes s'étaient espacées suffisamment pour en déduire que le blessé grave traversait une accalmie.
« Alors, qu'est-ce qu'on fait, commandant ? » intervint Hernando.
Reykjavík leva les yeux lorsque le silence répondit. Sagasta se tenait debout près de Gandía, et son regard, bien que posé sur le soldat gravement touché, semblait absent. Mâchoire légèrement avancée et crispée, le commandant hésitait. Gandía le remarqua, et il prit la parole d'une voix affaiblie par la souffrance, mais une voix forte de détermination :
« Retrouvez-les et faites-les payer. Je peux vous attendre ici.
— Qui est-ce que tu veux que je laisse avec toi ? répondit Sagasta.
— Personne, je peux me défendre seul, et si vous y aller tous vous pourrez vous séparer si il faut. Je veux pas qu'ils s'en sortent.
— Ils sont partis il y a longtemps, objecta le meneur du groupe armé.
— Commandant. Tokyo peut pas avancer sans aide, Denver doit être en début de dépression, et la troisième pourra pas les gérer tous les deux. Si vous avancez vite vous pouvez y arriver, et au pire vous faites demi-tour. En attendant si quelqu'un se pointe, je le mitraille. »
Sagasta n'était pas tout à fait convaincu, mais deux évidences se dessinaient clairement : Gandía ne pouvait pas marcher, même soutenu par deux personnes, et le temps pressait s'ils voulaient avoir une chance de rattraper les trois embusqués des conduits.
« OK, céda-t-il alors. Arteche, Ortega, déplacez Gandía pour qu'il soit abrité au maximum et qu'il ait un angle de tir satisfaisant. Hernando, Torrecilla, essayez de lui monter une barricade avec ce que vous pouvez. »
Quatre hochements de tête simultanés animèrent le groupe, et les intéressés se mirent au travail. Arteche et Reykjavík se relevèrent, et chacune se plaça d'un côté de Gandía, avant de le saisir par les épaules pour le traîner jusqu'à un pan de mur plus abrité. Les dents serrées, Gandía restait silencieux pendant que son corps laissait sur le sol des arabesques de sang. Les deux femmes chargées de transporter le blessé le relâchèrent lorsqu'il fut assis contre le mur, toujours sans un mot, et Arteche récupéra l'arme que Gandía avait perdue lors de l'explosion, la lui confiant pendant que le reste du commando faisait l'inventaire des munitions restantes. Une fois ces munitions équitablement réparties entre les membres de l'équipe, il y eut un instant de flottement, et tous, immobiles, fixèrent leur chef, en attente du signal.
« On y va », déclara Sagasta d'un air sentencieux après un rapide regard en direction de chaque soldat de ce commando déjà amputé de quatre membres.
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