Rancoeur

— Tu sais ce qui est encore plus sexy qu'un mec en uniforme ? me demande Sarah depuis la porte de la salle de bain où elle me regarde changer la couche de Rose.

— Un mec à deux doigts de vomir ? Sérieux, Rose, on te donne que du lait et des légumes !

Le bébé me regarde avec ses grands yeux écarquillés comme si je venais de lui raconter l'histoire la plus passionnante de sa vie. Appuyée contre le mur, Sarah se moque.

— J'allais dire un mec qui s'occupe d'un bébé. Mais la nausée te va bien aussi.

Je gronde pour retenir mon rire et jette la couche salle à la poubelle. Comment un si petit humain peut-il créer un truc aussi dégueulasse ? Heureusement, elle a le meilleur tonton du monde qui l'adore même si elle lui donne envie de gerber et qui est devenu un pro en changement de couche. Tess range toujours les produits dans le même ordre, pour que personne n'oublie une seule étape. Donc je n'ai qu'à suivre. Lingettes, couche, crème, on referme et on rhabille.

—Comme neuve !

J'attrape Rose sous les bras et la soulève en m'amusant de la voir agiter ses jambes dans le vide tout en gloussant. Elle est tellement mignonne que j'ai déjà peur de la laisser un jour affronter ce monde cruel. Si elle tombe sur un type comme moi, qu'il lui fait du mal comme j'en ai été capable, il signera son arrêt de mort. Personne ne fera de mal à ma nièce.

— Tu vas en briser des cœurs.

Je ne le dis pas comme un avertissement mais plutôt comme une conviction. Je ferai tout pour qu'elle soit capable de se défendre et écraser les vermines même quand nous ne sommes pas là pour la protéger.

— Cette petite fille a vraiment beaucoup de chance, souffle Sarah en venant se planter derrière moi.

Un bras autour de mes épaules, elle chatouille le ventre de Rose en lui faisant des grimaces. Sans le moindre remord, ma nièce me trahit et tend les bras vers Sarah qui n'hésite pas une seconde pour le récupérer. Elle presse son nez contre son ventre et fait mine de la dévorer, au plus grand plaisir de Rose qui rit aux éclats. J'ai le cœur qui agonise de bonheur en cet instant. Je me vois plus vieux, avec ma femme et notre enfant et d'un seul coup, j'ai la tête qui tourne. Ce doit être les effluves de la couche sale.
Une main sur la poitrine, je recule d'un pas et m'adosse au lavabo, passe ma main dans mes cheveux et essaye de retrouver un rythme cardiaque plus lent.

— Je crois que c'est l'heure d'aller dormir, annonce Sarah devant le bâillement exagéré de Rose.

— Cette enfant ne fait que dormir.

Sarah dresse un sourcil de jugement.

— Je crois que je sais de qui elle tient.

— Je ne vois pas du tout ce que tu veux dire !

Pour la peine, je récupère Rose et me dirige vers sa chambre. Ce n'est pas parce que je me suis endormi une ou six fois en lisant un de ses livres qu'elle peut prétendre que je dors tout le temps. J'ai beaucoup à faire entre mes cours et ma formation. Je m'étonne moi-même de ne pas m'endormir plus souvent que ça.

— Si tu t'endors avec elle, je dois te réveiller ou partir sans faire de bruit ?

Elle traîne des pieds et n'arrive dans la chambre que lorsque j'ai déjà posé Rose dans son berceau. Immédiatement, Sarah s'installe dans le fauteuil que Tess utilise pour bercer et nourrir Rose. J'ai de plus en plus de mal à cacher mon inquiétude face a sa fatigue. Elle est si faible parfois que je suis à deux doigts de l'emmener à l'hôpital.
Avec difficulté, j'avale mes mots et attrape un des livres de conte sur l'étagère pour le donner à Sarah.

— Pour la peine, c'est toi qui fait la lecture.

Sarah lève les yeux au ciel, mais je sais qu'elle adore faire ça. Comme un enfant, je m'assois à côté de ses pieds et pose ma tête contre ses genoux, la main à travers les barreaux du berceau pour tenir celle de Rose.
Dans le silence reposant de la maison, Sarah commence à lire l'histoire d'une princesse et je ne l'écoute déjà plus. Mon regard fixé sur Rose, je fronce les sourcils en repoussant les souvenirs de ma mère qui me lisait des histoires le soir. Rose lui ressemble. Je ne l'ai pas dit à Tess, ni à mon frère, mais quand je la regarde j'ai l'impression de voir notre mère. La même douceur dans son regard, la même espièglerie dans son sourire. Une brûlure familière s'éveille dans ma poitrine à ces pensées. J'ai beau lutter et me convaincre que ce ne sont que des souvenirs, que des images sans intérêt, je n'arrive pas a éteindre ce feu qui me consume.

— Ta mère serait tellement fière de toi.

La main de Sarah sur mon épaule me fait sursauter. Je réalise que Rose dort déjà et que Sarah a cessé de lire.

— Je ne suis pas certain que ma mère en ai quelque chose à faire.

Les mots m'échappent avant que je puisse le réaliser. La claque que Sarah m'assène derrière la tête parvient presque à ma remettre les idées en place.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ?

— Elle n'est plus là, Sarah. Comment je pourrai savoir ce qu'elle pense ? Je n'ai pas vécu avec elle assez longtemps pour la connaître. Où même me souvenir de sa voix.

Il n'y a aucune rage dans mes paroles, ce qui me surprend plus que mes mots. J'ai l'impression, depuis toutes ces années, que je ne fais que jouer le rôle du gamin qui a perdu sa mère trop jeune. Mais en réalité, je n'ai pas l'impression de l'avoir perdu, juste de ne pas l'avoir connu. D'avoir été abandonné.

— T'en as déjà parlé avec ton frère ?

Un rire dans joie passe mes lèvres alors que je me laisse aller contre ses jambes. Ses doigts plongent dans mes cheveux et commencent à faire ces cercles qui parviennent étrangement à me calmer.

— Mon frère idolâtre notre mère. Si je venais à dire un mot de travers contre elle, il me décapiterait.

Sarah ne dit pas un mot et se contente de masser mon crâne du bout des doigts. C'est tellement simple avec elle. Elle sait toujours quand me pousser ou quand me laisser digérer les choses dans mon coin.

— Il m'a proposer d'aller sur sa tombe avec eux. Il veut y emmener Tess et Rose.

— Tu vas y aller ?

Je secoue la tête et soupire, passant mes mains sur mon visage.

— Je veux que tu y ailles.

Mon sourcil se dresse et alors que je me tords le cou pour croiser son regard, Sarah attrape mon menton et se penche vers moi, presque menaçante.

— Je veux que tu ailles sur sa tombe et que tu lui dises ce que t'as sur le cœur. Toute ta haine et ta peine, elle doit l'entendre.

— Ce n'est qu'un caillou, Sarah. Ma mère n'est plus là.

— Elle est constamment avec toi, Kyle. Tu dois juste ouvrir les yeux.

Un sourire sans joie étire les lèvres alors que je secoue la tête de désolation.

— Tu parles comme une illuminée.

Sa nouvelle claque derrière la tête me fait gronder pour ne pas crier et réveiller Rose. Mais elle m'amuse aussi.

— Tu devrais te méfier des illuminées dans mon genre.

Je ris et m'apprête à enrouler ma main autour de sa cheville, mais elle se lève déjà. Surpris, je la regarde ranger le livre et me tendre les mains. Je ne suis pas sûr qu'elle puisse m'aider à me relever, même si elle le voulait. J'attrape tout de même sa main et me relève, les sourcils froncés face à son large sourire nerveux.

— Tout va bien ?

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