Chapitre 10 - Traîner la nuit

Je regarde, tapote, fais jongler mon téléphone entre mes mains.

Je ne devrais pas faire ça, ma conscience croise les bras et m'hurle au visage que c'est malsain.

J'ai reporté ma séance au studio et j'ai lâché les gars la veille d'une soirée qui s'annonce prometteuse pour rester assis comme un con et me poser mille et une questions.

Je l'appelle ? Je l'appelle pas ?
Je sors faire un tour ? Je reste là ?

Impossible d'être plus indécis. Je me surprends même à tourner en rond pour trouver ce que je vais bien pouvoir faire de ma nuit.

Et pourtant je le sais, au fond, que je n'ai qu'une seule envie. J'aurais beau dire que ma curiosité est la principale raison, mais elle devient vite un besoin lorsqu'elle n'est pas assouvie.

Bats les couilles j'appelle. Juste pour voir si c'est un bon numéro, j'ai rien à perdre si ce n'est une part d'égo.

Mais à quoi bon faire la star avec une meuf qui me considère déjà comme son poto de la night ?

Première sonnerie, je plie et déplie nerveusement l'ourlet de mon bonnet.

T'as quoi bâtard ? Restes tranquille t'appelles pas ta mère.

Deuxième sonnerie, je déplie mes jambes et les pose sur la table basse, tout en espérant finalement qu'elle ne réponde jamais. 

Troisième sonnerie, une voix enrouée s'émet, je me redresse le temps qu'elle prononce le fameux,

-       Allô ?

-       Je n'ai pas trouvé ton interview sur Google.

Je ferme les yeux et inspire bruyamment, je n'ai rien trouvé de mieux.

-       C'est tout ce que t'as trouvé pour m'appeler ?

Elle rigole, mon silence est religieux.

-       Je savais que tu le ferais, reprend-t-elle, lentement.

-       Tu sais tout toi, décidément.

-       J'ai étudié mon sujet.

Elle glousse à nouveau et ses mots sonnent comme un aveu.

-       T'es encore plus cool que ce que j'imaginais.

-       C'est à dire ?

-       Tu te la raconte pas. J'aurais laissé mon num' à Sneazzy il m'aurait sûrement boycott parce que j'ai pas de cul.

-       Tu sais pas ce que tu dis.

-       Racontes moi des anecdotes sur les gars.

-       Qu'est-ce que tu veux savoir ? Je rigole.

J'entends un fond de dupstep et une voix masculine non loin d'elle.

-       J'sais pas, leur style de meuf, des conneries comme ça... Lâches moi Darryl !

-       Je dérange, peut-être ?

-       Nan, nan c'est juste un con qui pense avoir une chance avec mon nénuphar. Allez dégage !

Son prétendant ne semble pas riposter.

-       Allez, raconte-moi des scoops sur ton crew !

-       Pourquoi ça t'intéresse autant ?

-       J'ai besoin de détails pour ma fi...let mignon.

Elle bafouille légèrement et je me redresse pour mieux écouter.

-       De quoi ?

-       Je tuerai pour manger un filet mignon, là, tout de suite.

-       C'est quoi le rapport ?

-       Je crois qu'ils sont en train de comploter contre moi, Jazzy. Tu permets que je t'appelle Jazz ?

Je marque un temps de pause pour étudier ses paroles qui n'ont rien de rationnel.
Elle est éméchée.

-       T'es bourrée ?

-       La circonférence de la terre est de quarante deux mille soixante quinze kilomètres et le compteur de la voiture de mon paternel est à cent sept mille kilomètres. Du coup, il a fait plus de deux fois le tour du monde et il ne m'a même pas emmenée avec lui.

Je l'entends renifler fortement. Je me lève pour me prendre à boire, elle a épuisé le peu de raison qui me restait en deux petites minutes.

Le silence nous surplombe un instant, je me demande bien ce qui m'est passé par la tête d'appeler cette gamine irresponsable aux dires non cohérents. Je cherche une manière de mettre fin à la communication sans paraître brut.

Je pose ma bière, allume ma clope et ferme les yeux, me concentrant sur ses soupirs rauques et saccadés que je n'avais pas relevé jusqu'à présent. C'est là que je percute.

-       Tu pleures ?

-       Je veux rentrer chez moi, gémit-elle.

-       Bah rentres.

Des voix stridentes en arrière fond rigolent à la place de ma conscience qui s'est écroulée dans un bruh gargantuesque. 

-       J'ai peur.

-       Peur de quoi ?

-       J'suis toute seule.

-       T'as pas tes potes ?

-       Non.

-       Tu vas à une soirée sans tes potes ?

-       C'est compliqué.

-       Y'a rien de compliqué, soit t'es avec eux, soit non.

Un ange passe, je soupire.

-       T'es où ?

-       J'sais pas.

-       Mais c'est quoi ton putain de problème ?

T'emportes pas, tu vas la faire raccrocher et tu vas culpabiliser comme un gros fragile que tu es.

-       Envoies-moi ta position.

-       Hein ?

-       Envoies moi ta putain de position, je répète, dépassé.

Je raccroche et attends.

Une minute,
Deux minutes,
Trois minutes.

C'est pas possible, elle se fout de moi.

Mon téléphone sonne au même moment et fait baisser la tension.

Ma conscience est méfiante, et jure sur ce que j'ai de plus cher qu'elle fait ça simplement pour capter mon attention.

Et pourtant ce n'est pas ce qui va m'empêcher d'enfiler mes baskets et mon blouson.

T'es con.

*

J'ai les boules gelées quand j'arrive à destination. Il est deux heures cinquante et un, j'la capte à son arrière train enlacé par un pseudo galantin.

Je soupire d'ores et déjà.

Je m'approche des tourteraux, les mains dans les poches. Le gamin me jauge de manière antagonique, je crois qu'il vient de capter.

-       C'est pas cette go que tu vas niquer.

Céleste se retourne, et je vais finir par croire que c'est halloween tous les jours dans sa tête.
Son maquillage lui donne plus l'air négligée qu'apprêtée. 

-       C'est pas trop tôt, déglutit-elle en se détachant de son emprise.

-       Redescends, j'suis pas à ta dispo, je réponds sèchement.

-       Tu vas partir avec lui ? Demande celui qu'elle collait jusqu'à présent.

-       Désolé, je préfère les hommes mûrs.

Elle emprisonne mon avant bras dans le sien et nous partons.

On marche en silence –pour ma part puisqu'elle, chantonne- jusqu'au premier abri bus qui croise notre route, parce qu'il commence à pleuvoir, puis je me dégage d'elle, brusquement.

-       Qu'est-ce que tu foutais encore ?

-       Je t'attendais.

-       Nan mais, pourquoi tu t'aventures dans des soirées solo ? Et qu'est-ce que tu foutais avec ce gars ?

-       Calme-toi, j'avais froid.

Elle s'assoit sur le banc métallique en grimaçant sur le froid qui a dû s'emparer du bas de son corps mal couvert, sans doute.

-       Bon t'habites où ? M'enquis-je impatient.

-       J'vais pas te donner mon adresse, qui me dis que tu vas pas me violer ou un truc glauque du genre ?

Je me retiens de ne pas la jeter sur la route.

-       Tu t'fous de ma gueule j'espère ? Tu vas chez un parfait inconnu et tu lui laisse ton numéro pour ensuite faire la meuf prude ?

-       Vingt trois passages, saint Sébastien, souffle-t-elle alors qu'elle s'arc boute.

-       Parfait, c'est pas trop loin, je t'appelle un hitch et...

J'évite de justesse son dégueulis et heureusement. Elle aurait touché mes chaussures je crois que je l'aurais démolie.

-       C'est encore pire que les Jelly Belly goût vomi j'te jure, balbutie-t-elle.

Je laisse tomber l'idée du chauffeur et l'attrape vivement par le bras pour qu'elle se relève.

-       Hey doucement !

Je la lâche et marche devant, c'est incroyable comment cette fille m'insupporte, j'ai rarement vu une personne aussi irresponsable et désintéressée d'elle-même. D'autant plus que son comportement n'a rien de séduisant.

Tu m'étonnes qu'elle soit seule...

Les jeunes de nos jours ont beau tout savoir très vite, ça ne les rend pas plus mature. Voilà pourquoi je me retrouve avec ce boulet au milieu de la ur'.

Deuxième note à moi-même ; ne jamais appeler une meuf au milieu de la nuit, c'est là qu'elles sont les plus insupportables. Et comme si ça ne suffisait pas, voilà qu'elle sort son portable.

Un son qui m'est plutôt familier s'y extrait. Elle court vers moi pour rattraper mes pas et se met à réciter.

-       « À la fenêtre j'vois couler la pluie, voilà du bon son fait pour rouler la nuit. » Elle est où ta gova Jazz ?

Elle éclate de rire et je me retiens difficilement de sourire.

-       Désolé, il est trois heures quatorze. Je suis obligée de te rendre hommage. Tu chantes avec moi ?

Je la regarde rapper mon couplet sans aucun écart de rythme, et je finis par me laisser prendre au jeu en faisant les chœurs.

La pluie se fait plus battante, si on m'avait dit qu'un jour je me serais trouvé dans cette posture à cette heure...

On passe près du bataclan, puis accélérons le pas après quelques regards pour le café-théâtre rénové.

Nous tournons à droite et nous nous retrouvons dans un passage mal éclairé. Elle avance jusqu'au premier grillage de l'allée et tape le code, avant de se retourner.

-       Tu montes ?

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