Chapitre 20 L'Ignure

Samedi 2 décembre. Un voile neigeux avait recouvert les gravillons de la cour et nappé la table de jardin. Les merles, tout excités, sifflaient leur exaltation, perchés sur les branches blanchies des épicéas qui bordaient le terrain de la demeure Ano. Quelques moineaux pépiaient frénétiquement et s'amusaient à marquer leurs empreintes dans la neige encore immaculée. Thys et Mélia eux aussi étaient agités. Les quelques flocons tombés durant la nuit ne semblaient pourtant pas en être vraiment la cause. Mélia se préparait pour les emplettes de sa rentrée scolaire, sa toute première rentrée !

Tel un petit cyclone, elle tournoyait dans la maison, une liste à la main, suivant sa mère dans tous ses déplacements et la pressant de faire sa toilette pour pouvoir l'accompagner aux courses. Thys, lui, venait de réaliser qu'il serait quand même bien de penser à acheter un cadeau à Briac qui fêtait ses 15 ans aujourd'hui ! La soirée prévue le mettait mal à l'aise et l'excitait tout à la fois. Certes, il n'appréciait pas beaucoup Briac, mais la réception dans la famille Le Tallec promettait d'être mémorable.

En effet, Jason Le Tallec, le père de Briac, était le plus grand homme d'affaires de toute la région et peut-être même du pays. Thys qui s'intéressait peu aux marchés financiers avait juste retenu ce que ses oreilles avaient un jour capté d'une conversation d'adultes attablés devant un bon Pinot noir : Jason Le Tallec posséderait une cinquantaine d'entreprises en France, et plus de vingt à l'étranger. Il aurait assez d'argent pour se construire une belle villa dans chaque capitale du monde.

Thys imaginait sans mal la famille de Briac nageant dans un jacuzzi rempli de pièces d'or comme s'amusait à le pratiquer le milliardaire Picsou dans les BD. Il savait que la maison des Le Tallec était immense et ressemblait à un musée étincelant de richesses. La soirée à laquelle il était invité promettait d'être grandiose et il ne voulait pas louper un tel événement. Même ses parents semblaient impressionnés par le statut de Jason et par sa grande propriété ceinte d'un mur surmonté d'une grille en fer forgé et gardée d'un portail imposant.

Il passa un coup de fil à Cid pour savoir s'il avait trouvé un cadeau pour Briac. Celui-ci lui dit qu'il avait déniché sur internet, à un prix tout à fait raisonnable, une guitare miniature, la réplique exacte de celle utilisée par Paul Gilbert, mais qu'il était trop tard pour en commander une maintenant. Le jeune Éther n'avait aucune idée de qui était ce Paul Gilbert et il n'était même pas au courant que Briac aimait les guitares. En fait, il ne savait pas grand-chose sur le séducteur du collège, à part qu'il le rendait toujours mal à l'aise.

Il raccrocha après avoir promis à Cid qu'il passerait avec son père le chercher à 20 heures. Puis, il décida d'accompagner les filles aux courses afin de trouver un cadeau. Mélia protesta quand elle comprit qu'il fallait maintenant attendre son frère avant de partir aux courses. Thys enfila son jean noir et un pull rouge. Il glissa prestement, mais avec soin sa plume et son écorce dans sa poche de pantalon et sauta dans ses baskets pour rejoindre une sœur surexcitée et une mère exaspérée.

À peine arrivée dans le supermarché, Mélia se faufila dans l'allée papeterie, et compara avec une moue dubitative les différents agendas proposés par le magasin. Très concentrée, elle observait les photos des couvertures et jaugeait le contenu. Sylvie déambulait avec son chariot vide qui grinçait, sa liste de courses à la main. Thys errait, passant de la zone musique à celle de l'informatique pour rejoindre les livres, il tenta même un crochet dans le rayon parfumerie. Rien ne l'interpelait. Que pouvait-il offrir de pas trop cher à un gosse riche sans paraître ridicule ? Il arpentait pour la troisième fois l'allée CD, quand il se figea. Son Ingéni venait d'émettre un petit son, une sorte de ronronnement et ses mains commençaient à le picoter. Une sensation ! Il percevait une présence près de lui comme si quelqu'un le scrutait, pourtant il n'y avait personne dans la rangée. Seuls les visages de M Pokora, Rihanna et quelques autres chanteurs qui avaient leur pochette CD en tête de gondole le fixaient en attente peut-être d'un achat.

Une bande de garçons de son âge apparut au fond de l'allée en parlant fort et gesticulant plus que nécessaire. Deux d'entre eux jetèrent un bref coup d'œil en direction de Thys avant de retourner à leur conversation. Ils s'arrêtèrent à côté du jeune Éther qui se crispa et serra les poings. Mais les adolescents l'ignorèrent pour fouiller dans un bac de CD en promo. Ils commentèrent bruyamment la plastique des chanteuses qui posaient en tenue sexy sur la pochette.

Thys expira doucement. Ces garçons ne semblaient pas être la cause de sa sensation. Il essaya d'oublier les cris et les blagues salaces des jeunes pour se focaliser sur ses perceptions. Il y avait bien à proximité comme un souffle, une présence insaisissable. Il décida de faire appel à toute sa concentration pour s'approcher au plus près du lieu d'où provenait cette énergie. Il se laissa distraire encore par une petiote qui trainait sa maman vers les DVD Disney et les pointait tous du doigt les yeux envieux, prête au caprice.

Pourtant, il percevait toujours une sorte de présence comparable à une émanation discrète de gaz. Il était tendu, inquiet de voir surgir un Indésirata, mais curieux aussi. Et il pensait qu'il ne risquait pas grand-chose à la vue de tous, dans un magasin. Alors, il suivit son intuition, ce fil ténu qui le guidait à travers les allées et il se trouva face à sa jumelle.

— Ah ! C'est toi, qui...

— Non, c'est elle ! chuchota Mélia en désignant une vieille dame d'un beau gris frisotant qui se tenait un peu voutée à quelques pas de la jeune fille.

La femme hocha la tête et regarda tour à tour les enfants.

— C'est bien ! dit-elle. Vous êtes les premiers Prudens à m'avoir perçue si facilement.

— Qui êtes-vous ?

La question avait fusé de la bouche des jumeaux en harmonie parfaite. La petite vieille sourit devant le phénomène. Elle posa alors son sac de courses qui tirait sur les muscles flasques de son bras puis elle passa machinalement une main dans ses cheveux pour ramener de fines mèches bouclées derrière l'oreille. Une coquetterie de vieille femme qui laissait deviner la jeune fille séduisante qu'elle avait dû être.

— Ne vous inquiétez pas. Je suis une Ostende moi aussi ! Je fais partie de la lignée des Ignures.

Devant le silence ébahi des jumeaux, elle poursuivit :

— Vous êtes des Éthers, mais il y a d'autres lignées d'Ostendes, vous ne le saviez pas ?

— Si enfin plus ou moins, répondit Thys. Mais comment avez-vous repéré que nous étions des Éthers ?

— Oh ! Ça se devine à votre signature énergétique, à ce que vous dégagez si vous préférez.

Elle avait senti le besoin de préciser ses propos en voyant les points d'interrogation qui s'affichaient en lettres d'or dans leur regard.

— Ah ? fut le seul son qui franchit les lèvres de Mélia.

L' Ignure s'en amusa.

— Et puis, vous avez toutes les caractéristiques physiques des Éthers. Les yeux clairs, la peau pâle, le nez fin et droit, une silhouette svelte...

— Ah ?

Cette fois ce fut Thys qui exprima sa stupéfaction.

— On ne peut pas dire que vous soyez causants dans votre lignée, se moqua la vieille femme en se baissant pour ramasser son sac de courses. Bon, ce n'est pas tout ça, mais il faut que je rentre. Vous direz bonjour au Grand Lux de la part de Marceline Chanfrain.

Elle leur tournait déjà le dos et se dirigeait d'un pas assuré vers les caisses.

— Attendez, attendez, madame Chanfrain, je voudrais vous poser quelques questions.

Thys rattrapa en deux enjambées la vieille femme. Mais celle-ci rangeait ses achats sur le tapis roulant et lui désigna du menton la caissière. Elle ne souhaitait pas parler devant elle et se contenta d'un sourire entendu. Sur ces entrefaites, Sylvie Ano rejoignit ses enfants.

— Ah ! Vous êtes là, vous m'avez fait courir dans tout le magasin ! Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

— J'hésite un peu, dit Mélia en sous-pesant du regard les deux agendas qu'elle avait en main.

— Et toi, Thys ! Tu sais ce que tu vas offrir à Briac ?

— Non, pas encore, Mamadoré, j'ai besoin d'un peu de temps.

Thys ne quittait pas des yeux Marceline Chanfrain qui payait maintenant ses courses. Les doigts fins et tordus de la vieille femme étaient malhabiles, les petites pièces se cachaient dans son porte-monnaie et elle dut lutter pour les extraire de leur emplacement. La caissière et Thys auraient bien eu envie de les attraper à sa place.

— Bon, je vais me prendre un magazine, je vous laisse encore dix minutes, mais après on rentre, j'ai d'autres chats à fouetter dans ma journée moi ! déclara Sylvie.

Sans attendre de réponse, elle tourna sur elle-même et poussa son caddie avec énergie. Ses cheveux blonds légers suivirent le mouvement et voltèrent autour de son visage dégageant quelques instants l'Ingéni vert incrusté derrière le lobe de son oreille.

Thys, lui, toujours à son affaire, guettait Marceline Chanfrain. À peine celle-ci eut-elle fermé son sac à main qu'il s'empara de son gros cabas de courses et lui imposa, plutôt que proposa, de l'accompagner jusqu'à sa voiture. Mélia, moins prompte, tenait encore les deux agendas bêtement devant les caisses en regardant son frère s'éloigner en compagnie de la vieille femme. Thys fourmillait de questions et ne tint pas trois pas avant de se lancer :

— Est-ce qu'il y a beaucoup d'Ostendes sur Terre ? Enfin je veux dire, sait-on si nous sommes nombreux ?

— Nous étions nombreux, nous le sommes moins. Les sensations se perdent. Il y en a de moins en moins qui réussissent l'Oritis, je ne sais pas pourquoi.

— Quelle est la différence entre un Éther et un Ignure ?

— À peu près les mêmes qu'entre un homme blanc et un homme noir ou qu'entre un Américain et un Chinois. C'est-à-dire très peu de choses. Nous appartenons à la même espèce, mais présentons quelques disparités sensorielles marquées. Les Ignures contrôlent plus facilement les énergies liées au feu, à l'électricité, mais sont un peu moins doués pour les autres éléments.

— Et les Éthers ?

— Vous, vous êtes ouverts à toutes les énergies et vos sens restent toujours en éveil. Est-ce bien le cas, jeune Éther ?

— Je, je ne sais pas vraiment...

— Bien, maintenant l'interrogatoire doit prendre fin, j'ai une demi-douzaine de chats qui s'impatientent à la maison devant leur gamelle vide.

Marceline se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre la portière du coffre de sa voiture et ferma celle-ci avec vigueur, malgré son corps frêle. Thys regarda le véhicule s'éloigner, emportant avec lui les réponses aux dizaines de questions qu'il se posait encore. Il rejoignit Mélia dans le magasin. Sa sœur l'attendait toujours devant la caisse, elle ne semblait pas avoir bougé d'un pouce, encombrée de ses deux articles. Thys lui raconta son entretien avec l'Ignure, puis tous deux retournèrent à leur recherche.

Le garçon dénicha finalement un livre sur la musique d'hier et d'aujourd'hui, vendu avec un porte-clés guitare assez original. Mélia avait fait le choix d'un agenda simple, gris et bleu sur lequel des motifs de tiges et feuilles sinuaient en blanc. Elle avait débusqué un sac à dos violet avec plein de poches qu'elle pensait pratiques pour ranger toutes les autres fournitures qu'elle avait achetées.

Il était déjà 16 heures quand ils rentrèrent chez eux chacun avec leurs trouvailles. Thys s'isola pour faire ses devoirs et pesta une bonne demi-heure contre Monsieur Gobert, son prof d'histoire-géo qui leur avait donné un texte avec un questionnaire sur les grandes oppositions du monde : inégalités, déséquilibres. Le garçon n'avait jamais vraiment accroché en géographie au grand dam de son archéologue de grand-mère qui sillonnait la planète et disait en connaître chaque parcelle.

Puis les devoirs finis, il chercha dans sa penderie la tenue adéquate pour la soirée qui l'attendait. Il opta pour un pantalon beige dans lequel il glissa ses talismans protecteurs et enfila une chemise blanche et une veste assortie au pantalon qui lui donna l'air d'un homme d'affaires juvénile. Un coup d'œil au miroir lui apporta confiance en lui. Confiance qui vacilla devant le regard admirateur de sa mère et de sa sœur.

— Ça ne fait quand même pas trop habillé ? s'enquit-il.

— Non, tu es beau comme un cœur, le rassura Sylvie.

— Tu peux peut-être te passer de la veste, cela fera tout de même classe, mais un peu plus décontracté, le conseilla Mélia.

Thys suivit les suggestions de sa sœur. À cet instant, la voix sucrée de Nadine demanda fermement aux membres Ano de se regrouper dans le salon.

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