Les pieds immergés dans la piscine, où l'eau cristalline brille sous les rayons du soleil, je m'efforce de détourner mes pensées, de libérer mon esprit de toutes ces sombres réflexions, mais la dernière phrase de Lucian continue de me tourmenter. Que voulait-il insinuer à propos de Tobias ? Malgré mes tentatives, aucune réponse ne se dessine. Si je signalais cela à mon père, risquerait-il de lui faire du mal ? Est-ce cela que je souhaite au fond de moi ?

À l'âge de dix-sept ans, au moment où ma relation avec Dylan s'entamait, je m'estimais amoureuse, je croyais avoir découvert la signification de ce mot qui m'était jusqu'alors inconnu. Pourtant, je me suis trompée. Trois années durant, j'ai demeuré dans un enfer où les blessures et les insultes constituaient mon quotidien. Dans certains cas, c'était pour une vaisselle non faite, parfois, c'était quand je sortais avec mes amis. Rentrant tard le soir, j'avais droit à des coups qui, même aujourd'hui, continuent de hanter mon esprit et de marquer mon dos. C'est difficile et malgré mes tentatives de redémarrer une vie normale, je n'y suis jamais parvenue. Lorsque ma mère est tombée malade, j'ai placé son bonheur avant le mien. Je n'ai pas pris les bonnes décisions durant mon existence. J'ai sûrement emprunté un chemin aussi sombre que la mort, et à l'heure actuelle, je ressens des regrets, car chaque seconde semble annoncer mon triste destin.

J'aurais souhaité affirmer que Lucian m'indiffère, que sa captivité entre quatre murs d'une prison pourrait me réjouir, car ses actions ne concordent pas avec mes principes. Néanmoins, grâce à lui, j'ai découvert une certaine sécurité, un apaisement singulier, et de manière étrange, j'apprécie même le taquiner. Je n'oublie pas, et je n'oublierai jamais, la douleur administrée par ses hommes lorsqu'ils m'ont battue. Mais si cela était lié à son ex-copine, peut-être cela pourrait m'éclairer, me guider ? Je l'ignore, je ne sais plus. Je suis perdue dans cet océan de fragilité. Je suis partagée entre cet amour qui prend racine malgré mes ordres et la volonté de ne pas lui infliger de tourment. Car, comme le disait ma mère, il n'y a aucun plaisir à faire du mal aux autres, même si notre cœur souffre.

Je dois avouer avoir tenté de me venger contre toutes les personnes qui m'ont frappée, harcelée, mais je n'y suis jamais parvenue, car je désirais simplement devenir comme Karine, une âme pure. Mais j'ai tout gâché dès le début sans me rendre compte de ma propre chute. Aujourd'hui, je dois réprimer mes sentiments pour Lucian, lui laisser croire que je ne l'aime pas pour apaiser sa douleur, même si cela doit amplifier la mienne de manière intense. L'admettre me contrarie, mais à part mon père, personne ne peut me guider, m'orienter et me soutenir. Cela en vaut-il la peine ? Ne serait-il pas préférable de partir et d'oublier ces quelques semaines passées avec eux ? Il me reste les larmes pour pleurer et mon cœur pour souffrir.

Je soupire un grand coup lorsqu'une main amicale se pose sur mon épaule. Je me retourne légèrement et découvre le doux sourire d'Arleta. Entre ses doigts, elle tient un verre qu'elle me tend avec amabilité.

— C'est pour vous, affirme-t-elle.

Je hume l'odeur qui émane du récipient et constate rapidement qu'il s'agit d'alcool.

— Je n'ai pas oublié, rit-elle.

— Je sais que vous ne comprenez pas très bien notre langue, mais serait-il possible de me ramener la bouteille ? demandé-je poliment.

La domestique me fixe avec une expression interrogative. Je lui adresse un sourire tout en mimant mes intentions avec une certaine réticence. N'étant pas particulièrement habile dans cet exercice, j'espère qu'elle a saisi, car elle se dirige ensuite vers la demeure. Je prends une profonde inspiration et porte le verre à mes lèvres pour y goûter le liquide.

Je me lève et m'étends sur le transat. La chaleur de l'air caresse ma peau, et aucun nuage ne vient obscurcir le ciel. Je détourne doucement le regard vers la droite, observant les feuilles des arbres qui scintillent. Un léger sourire se dessine sur mon visage à l'approche de pas. J'incline la tête en signe de reconnaissance à Arleta, qui semble avoir compris ma demande en déposant la bouteille sur la petite table. Elle s'éloigne aussitôt, me laissant seule avec mes sombres pensées.

Alors que je commence à ingurgiter mon deuxième verre, la silhouette d'Irina se profile entre moi et le soleil. Sa longue chevelure flotte légèrement et ses lèvres s'étirent en un sourire.

— Tu comptes te noyer dans l'alcool ? m'interroge-t-elle.

— Bah écoute, pour le moment, je n'ai pas trouvé d'autres alternatives, soufflé-je.

— Pourtant il y en a une.

La jolie brune s'installe à côté de moi, puis plonge son regard dans le mien.

— Parler c'est bien également, ne penses-tu pas ? me demande-t-elle.

— Si cela était aussi simple, j'aurais déjà découvert le moyen de me sortir du pétrin dans lequel je me suis fourrée. Malheureusement, je n'ai aucune issue, aucun chemin susceptible de m'éclairer, rétorqué-je, peinée.

— J'ignore ce qu'il t'arrive Tessa, mais sache que je suis là en cas de problème. Ton comportement me rappelle bien trop ma dépression surmontée seule, chaque fois que mon père me rendait visite dans ma chambre.

Soudainement, une étrange sensation s'insinue en moi. Je contracte les dents, alors que chaque parole qu'elle énonce me replonge un peu plus dans mes cauchemars.

— Alors sur ce sujet, nous nous comprenons parfaitement, toutefois, je ne souhaite en aucun cas être celle qui mettrait fin à ton couple avec Alek. Ce n'est pas dans ma nature, je ne l'ai jamais été. Il est évident que tu l'aimes et causer du tort aux autres n'est pas mon intention. Cependant, si tu désires connaître la vérité, je ne suis pas la personne que tu imagines.

Je me racle la gorge et m'efforce de calmer ma jambe qui bouge frénétiquement.

— Si tu ne veux pas trahir Alek, tu peux encore partir. Je perdurerai à affronter mes démons en noyant ma peine dans cette délicieuse bouteille.

— Je... Continue tes aveux, je t'en prie. Tu as besoin que quelqu'un te maintienne la tête hors de l'eau et je serais cette personne. J'ignore ce que tu t'apprêtes à me révéler, mais je te promets de garder ça pour moi. Si un jour la vérité doit éclater, elle le fera d'elle-même par le dire du dossier qui est monté sur toi.

Irina se gratte à plusieurs reprises le bras de manière nerveuse. Je perçois clairement son malaise, consciente qu'elle se prépare à trahir Alek. Pour être honnête, je suis tout aussi désemparée, mais à l'heure actuelle, elle pourrait bien être la seule personne susceptible de me sauver intérieurement. Ce dossier sera bientôt entre leurs mains, et ma vie deviendra plus qu'un champ de mines où même le diable n'oserait poser le pied.

— Le parfum de ma mère persiste dans mes souvenirs, une délicieuse odeur boisée. J'appréciais infiniment ces moments, car ça la décrivait à la perfection, lui avoué-je. Elle prenait l'habitude de se maquiller, souhaitant présenter une image soignée à mon père, mais j'ai compris bien trop tard qu'elle masquait ses bleus. Quand elle est décédée, malgré mes efforts, je n'ai pu la sauver, je te jure que j'ai tenté de toutes mes forces, en vain.

Le simple fait de me remémorer son existence serre douloureusement mon cœur. J'essaie de dissimuler ma tristesse, mais malgré toute ma volonté, mes larmes s'écoulent, traçant avec froideur leur chemin le long de mes joues.

— Lors de ses funérailles, le FBI est venu me voir. On m'a laissé le choix entre passer trente ans en cellule ou démanteler l'organisation dirigée par mon propre père. Mon désir était simple : venger ma mère, comprendre pourquoi Tobias ne m'avait jamais aimée. Mais c'était sans compter sur ma rencontre avec Lucian. Jamais je n'aurais imaginé ressentir quelque chose pour un individu de ce genre.

Je soupire avant de porter le verre à mes lèvres. Tout devient complexe et compliqué à expliquer.

— Au commencement, ça fonctionnait à merveille, je dois bien l'admettre. C'est d'ailleurs ainsi qu'un de leurs hommes s'est fait arrêter. Par la suite, j'ai tout abandonné, car je n'avais plus le courage nécessaire. Je ne suis pas faite pour être cette femme et je ne le souhaite pas. J'avais pensé que cela n'arriverait jamais, mais un soir, Jonas, mon frère, est entré dans ma chambre et a tenté de me violer. Il m'a fait comprendre que, si je ne lui obéissais pas, il divulguerait tout sur Lucian et les autres aux autorités, ayant eu accès à mon téléphone.

Une nouvelle fois, mes pleurs se déversent en cascade. Je n'ai pas été suffisamment forte et les conséquences m'éclatent progressivement au visage.

— J'ai vraiment peur de lui et chaque fois que je le croise, je suis complètement paralysée, sangloté-je. Il a commencé à abuser de moi à l'âge de six ans. Jonas prétendait que c'était juste un jeu et que nos parents seraient fiers de moi. Je te promets que je ne veux de mal à personne, mais aujourd'hui, je me sens piégée. Soit j'accepte de devenir la victime de mon frère, soit je révèle tout à Lucian et je risque de finir avec une balle dans la tête.

Mes yeux se plongent dans ceux d'Irina, et je discerne rapidement la tristesse qui s'installe au coin de ses paupières. Elle se redresse et m'enveloppe de ses bras. Il est rare que je ressente une émotion d'une telle intensité, mais je dois confesser qu'une part de mon âme semble s'apaiser.

— Est-ce que ton père est au courant de tout ça ? Lui as-tu avoué, comme tu le fais avec moi ?

— Oui, déclaré-je. Après qu'il m'ait apporté son secours lors de l'incident avec les hommes de Lucian, enfin tu vois, je lui ai confié tout ce que j'avais sur le cœur. Que je le méprisais à un niveau qu'il n'aurait pu concevoir et qu'il aurait dû me protéger. Néanmoins, ma mère m'a toujours supplié de ne jamais nourrir de haine envers lui, car malgré tout, elle a continué à l'aimer jusqu'à son dernier souffle.

— Donc ton... frère, commence-t-elle à dire en reprenant sa place, sait qui tu es ?

— Avant de m'envoler pour la Pologne, il a effectué une nouvelle tentative et lors de la venue de Tobias et de Lucian, Jonas a expressément déclaré qu'il était conscient de ma véritable identité.

Une sensation de chaleur m'envahit, tandis que je me triture les doigts par nervosité.

— J'ignore ce que je peux faire. Alek n'arrêtera jamais les recherches, il me l'a fait comprendre. Mais... Si tu cesses de t'éloigner de Lucian, peut-être qu'il ne regardera jamais le document, en signe de confiance. Je sais que c'est mal de faire ça. Mais je ne dois rien à Lucian, donc si je peux t'aider à trouver le moyen de détruire le dossier, si jamais il arrive jusqu'à vous, alors je le ferai. Après ça, Jonas sera seulement une cible à éliminer.

— Depuis quelques jours, je m'efforce de prendre mes distances pour éviter de lui causer une peine et maintenant tu me suggères de lui révéler ouvertement mes sentiments ? Je viens de le trahir et cette proposition semble une seconde offense à son égard, soupiré-je. Je suis vraiment dans une situation compliquée.

Je ris nerveusement alors qu'Irina pose ses mains dans les miennes.

— Si tu penses lui faire du mal, sache que c'est à toi que tu en feras. Comme tu l'as aussi mentionné, je suis en train de tromper l'homme que j'aime en gardant ça pour moi. Mais j'estime que c'est bien trop personnel pour en parler. Je te recommande quand même d'y réfléchir. L'heure tourne et bientôt tu seras dans une impasse qui pourrait être mortelle.

La belle brune s'empare de la bouteille afin de nous servir un verre d'alcool.

— Tu le chéris et tout ce que je te conseille, c'est de te laisser avec lui. Ainsi, le dossier sera peut être détruit et ton connard de... frère, sera là dernière cible à abattre de ta vie, reprend Irina.

— Alors, je dispose de peu de temps... Si je lui avoue la vérité, je risque de finir comme Franzeska, à savoir morte. Par moments, je me dis que ma mère aurait honte de moi. Je ne suis en rien la femme qu'elle espérait que je devienne.

— S'il n'y a plus de fichier, plus de preuve. Ton père sera là pour te protéger contre son fils. Après tout, c'est lui le chef et Jonas ne semble pas avoir une importance chez eux. Mais je me trompe peut-être.

Si je parviens à détruire le document, il n'y aura plus aucun moyen de connaître ma vie d'avant. Tatjana sera définitivement oubliée.

— Irina, je ne saurais jamais assez exprimer ma gratitude pour ta bienveillance à mon égard. Je suis consciente de la situation dans laquelle tu te trouves à présent à cause de moi, et je tiens à m'excuser. En cas de découverte de la vérité par Alek, je m'assurerai qu'il reste ignorant de ta connaissance. Si jamais tu ressens le besoin de vérifier ma sincérité, ce que je peux totalement comprendre, et que tu mets la main sur le dossier, prends le temps de l'examiner. Tu constateras que chaque parole qui a quitté mes lèvres était véridique.

Elle me sourit puis m'invite à trinquer. Aujourd'hui, même si mon cœur est malheureux, une amie s'est dévoilée pour m'accompagner dans mes moments de doute.