Chapitre 5
Devait-elle ressentir quelque chose pour Matthew ? Devait-elle se sentir triste que leur soirée se soit terminée sur une aussi mauvaise note ? D'ailleurs, au final, son amnésie était-elle due au fait qu'elle n'assumait pas cette relation désastreuse virant au fiasco le plus total ? Devait-elle se sentir jalouse d'une femme qu'elle ne connaissait pas et qui, apparemment, avait une santé mentale fragile ? Tant de questions sans réponses. Car, il fallait s'avouer la vérité, elle ne ressentait absolument rien de tout cela. Elle ne ressentait absolument rien à l'égard de cet homme qu'elle considérait comme un parfait inconnu. Alors, elle était rentrée chez elle et avait déposé le paquet dans un coin, sans même prendre la peine d'en soulever le couvercle.
En revanche, elle avait découvert, la veille, qu'elle appréciait de travailler. Aussi fut-elle contente, après une nuit de sommeil, de retourner dans ce lieu plein de vie qu'était Seitz Design et Construction, inc. Sabine, cette grande femme rousse avec des taches de rousseur absolument adorables et de beaux yeux verts en amande, lui sauta immédiatement dessus pour lui demander :
— Alors, cette soirée en amoureux ? C'était fabuleux ?
— Sujet sensible, répondit Morgan d'une voix plate.
— Oh non, ma pauvre...
— Ne t'en fais pas, ce n'est pas gr...
— Tu sais ce dont tu aurais besoin ? la coupa la jeune femme, très loquace.
— Non, mais je sens que tu ne vas pas tarder à me le dire, grommela-t-elle.
La rouquine la prit par le bras. Son sourire éclatant aurait pu éblouir un aveugle. Elle était si pleine de vie que la blonde ne put s'empêcher de sourire à son tour, bien que très timidement.
— Une soirée entre filles !
— Oh non... Tu ne vas pas me dire que tu vas me présenter ton Tim ?
— Burton est un génie. Et il faut absolument que tu vois le film dont je t'ai parlé. Mais nous ne ferons pas ça seules. Sheila ?
Cette dernière était une femme basanée, typée Maghrébine et au visage très avenant. Elle était tout aussi sympathique que Sabine, aussi Morgane eut-elle du mal à résister à leur chant de sirène.
— Une soirée entre filles, ça te dit ? Au programme, films de Tim Burton pour nous aider à trouver des idées de costumes, avec pots de glace et mouchoirs.
— Mouchoirs ? Pourqu...
— On t'expliquera. Alors, c'est oui ?
— Évidemment ! s'enthousiasma Sheila. Que faut-il que j'apporte ?
— Les pots de glace, ce serait bien.
Morgan avait envie de s'écrier : "Vous pourriez peut-être me demander mon avis !" Cependant, elle commençait à comprendre que leur comportement partait d'une bonne intention. Elle ne pouvait décemment pas le leur reprocher. Alors, après une journée de dur labeur, Sabine conduisit les deux autres filles jusqu'à l'appartement de Morgan. Sheila s'arrêta dans une supérette pour acheter des pots de crème glacée : vanille, fraise et chocolat. Morgan partit chercher des petites cuillères et elles s'installèrent toutes confortablement dans le canapé, prêtes à lancer le film Les noces funèbres de Tim Burton. La blonde trouva le personnage d'Emily fascinant et étrangement très beau avec sa peau bleue, ses grands yeux et même ses ossements apparents. En plus, c'était une morte "pleine de vie". Elle avait envie de chanter en même temps qu'elle et de taper dans ses mains. Elle avait aussi envie de pleurer avec elle quand Emily était triste. Et lorsqu'elle vit l'héroïne "s'en aller", elle avait décidément bien trop envie de pleurer pour elle.
— Je n'arrive pas à croire que je ne connaissais pas ce film d'animation culte, avoua Morgan.
— C'est vrai que ce personnage est très... euh... intéressant et attachant.
Elles enchaînèrent ensuite avec le film Alice au pays des merveilles, toujours la version de Tim Burton. Les pots de glace étaient évidemment vides. Morgan commençait à comprendre pourquoi sa nouvelle amie lui disait qu'il était un génie. Il faut dire que ses histoires étaient tout aussi profondes que déjantées. Elle ressentait une certaine harmonie. Alice était une jeune femme avec des rêves plein la tête, et incroyablement courageuse.
« — Suis-je devenu fou ? — Oui, je pense, Chapelier. Mais je vais te dire un secret : la plupart des gens bien le sont. »
Nul doute qu'elle aussi était en train de baigner dans la folie. Ce film la transperçait de révélations et la bouleversait également.
Masquer sa différence l'avait épuisée. Oui, elle était une ignorante. Néanmoins, elle était ravie d'avoir découvert ces deux merveilleux personnages. Comme s'ils allaient la rendre plus forte. Et elle se sentait plus forte. Elle ne courberait plus l'échine devant des hommes tels que Matthew. Ce temps-là était révolu. On lui accordait une nouvelle chance. Une offre pour changer de vie. Et c'était exactement ce qu'elle avait l'intention de faire.
Néanmoins, elle comprit également grâce à ces héroïnes la chance qu'elle avait de ne plus être seule. Désormais, elle avait des amies pour la soutenir. Aussi décida-t-elle qu'elle ne devait plus garder en elle tout ce mal-être. Et elle en eut justement la confirmation lorsque Sabine lui demanda :
— Quel est ce présent qui trône dans un coin de la pièce ?
— Un présent de Matthew.
— Et qui est ce Matthew ?
— Oui, dis-nous tout ! l'enjoignit Sheila.
— J'étais sa maîtresse. Oui, je sais ce que je viens de dire et il faut savoir que je suis loin d'en être fière. C'est même tout l'inverse. Je ne me souviens pas de ce qui m'a donc conduite à me donner ainsi en offrande à un homme qui n'a pas la moindre once de respect envers moi. Tout ce que je sais, c'est que ce petit malin a cru pouvoir me garder en me faisant croire qu'il allait abandonner sa femme pour moi. Pourtant, on sait toutes que ce sont des craques quand un homme nous dit cela. Alors, pourquoi moi, j'ai voulu y croire ? Je vous aurais bien dit que c'est parce j'avais décidé d'aller aider des personnes pauvres dans des pays du tiers monde. Que je suis tellement altruiste que je cherchais à me servir de son argent pour aider autrui. La vérité c'est...
— Oui ? Vas-y, tu peux tout nous dire, ma puce, l'encouragèrent les deux femmes.
— Je crois que j'étais simplement une femme qui voulait se faire entretenir, une poule de luxe qui adorait percevoir des présents onéreux, et que j'aimais vivre dans l'opulence.
— Et qu'est-ce qui est différent, maintenant ?
— Je ne sais pas... Je crois que je me suis réveillée un matin en réalisant ce qu'était réellement ma vie. J'ai envie de prendre un nouveau départ. Comme dirait Emily : "C'est moi, l'autre femme." Pendant très longtemps, tout comme elle, j'ai cru que c'était "elle" le problème, et que je pourrais prendre sa place. Mais non, c'est moi.
— Et cet abruti de Matthew, rappela Sabine. N'oublie pas qu'il est responsable de ses actes. Et surtout de t'avoir séduite alors qu'il était déjà promis à une autre.
— Je ne vois cependant pas pourquoi tu ne jetterais pas un œil à son présent. Après tout, il est pour toi, ce paquet. Je suis sûre que tu te sentiras mieux dès lors que tu auras sorti ce malotru de ta vie.
— Et en quoi ouvrir le cadeau servirait à quelque chose ?
— En rien ! s'exclama son amie en pouffant. Mais au moins, cela contribuerait à assouvir notre curiosité.
— Tu veux dire "ta" curiosité ! répondit Morgan en riant.
Elle fit mine de se mettre à réfléchir. Elle concevait que cela ne lui coûterait pas grand-chose de juste y jeter un petit coup d'œil.
— Très bien, concéda-t-elle. On va regarder...
— Oui !!!
Sabine sautillait sur place. Puis, elle partit chercher le paquet. Pendant que les filles repoussaient les pots de glace, Morgan le déposa sur la table. Elle souleva le couvercle et poussa un cri de surprise :
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Il me semble que c'est Emily.
— Oui ça va, je la reconnais. Mais comment aurait-il pu savoir ?
— Étrange coïncidence ! répondit Sabine.
— Je ne crois pas aux coïncidences.
— Moi, je dirais que c'est plutôt la providence, ajouta Sheila.
— Vous êtes folles toutes les deux ! D'ailleurs, il est hors de question que je porte l'un de ses cadeaux.
— Et pourquoi pas ? Après la manière dont il t'a traitée, tu peux au moins récupérer ça. Sans compter que, si tu ne le portes pas, il va finir à la poubelle. Ce serait dommage.
"C'est moi, l'autre femme." Voilà ce que ce présent signifiait. Et il était vraiment blessant. Néanmoins, ses amies avaient raison. Le déguisement était, très étonnamment, bien réalisé et très ressemblant. Cela devait vraiment valoir une fortune.
— Très bien, je vais le mettre, vous voilà contentes ?
— Allez, va l'essayer ! l'enjoignirent-elles.
Elle se dirigea vers la salle de bain et enfila la robe de mariée morbide. Bien sûr, elle n'avait pas la peau bleue, pourtant, lorsqu'elle mit le costume, elle sentit une part de son âme pleurer. Une profonde tristesse l'envahissait, mais elle ne savait pas à quoi cela était dû. Et, alors qu'elle se regardait dans le miroir, elle eut le sentiment que son esprit l'emmenait ailleurs. Dans un autre lieu et une autre époque. Elle voyait un trou creusé juste devant elle. Et elle ne pouvait pas bouger. Ni quand on l'installait dans le trou, et encore moins lorsqu'on la recouvrait de terre. Une profonde frayeur l'étreignait. Alors, elle hurla. Et elle se retrouva de nouveau entre les murs réconfortants de son appartement.
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