Chapitre 47
Bonnie sans Clyde
Harper — 20 ans
En arrivant sur le parking blindé de l'hôpital, Greyson a semblé revivre pendant quelques instants. Je dis sembler, car son état de légume s'est transformé en euphorie presque colérique, totalement affolé et pressé.
Dans le haul d'entrée, ignorant la queue face à la secrétaire chargée de l'admission des proches, il commence à parler vite, fort, dans une langue presque étrangère que même moi je ne comprends pas.
- Je suis désolée monsieur, mais vous devez faire la queue et vous calmer, lui dit la gentille femme aux cheveux aussi roux que moi. Les gens derrière vous sont arrivés avant...
- Excusez-nous, je n'ai pas eu le temps de le retenir, j'explique en prenant le bras de Grey sous le mien. On se revoit tout à l'heure, et j'adore vos cheveux.
La femme murmure un merci étonné, puis j'entraîne Greyson à l'arrière, m'excusant à chaque personne faisant la queue. Eux aussi ont l'air totalement sur les nerfs et dépassés par la situation, toute cette angoisse, cette anxiété donne une ambiance particulière au lieu. Rien de rassurant.
Derrière tout le monde, je ne lâche pas le bras de Grey qui ne dit plus rien. Ses muscles tendus comme un arc, la mâchoire serrée, il mord ses lèvres en observant le sol, ses poings pressés contre sa paume. Ma main trouve la sienne pour tenter de le rassurer, mais rien n'y fait. Son poing serré, ma main s'enroule simplement autour de son poing, mon pouce traçant des cercles invisibles sur sa peau.
Heureusement, la secrétaire semble très efficace car la queue diminue de moitié au bout de cinq minutes, puis c'est à nous deux minutes plus tard. Elle me sourit tendrement en voyant ma main sur celle de Greyson, et je lui réponds par le même sourire triste, m'excusant une nouvelle fois silencieusement.
- Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? Elle me demande en regardant Greyson qui semble de nouveau loin dans sa tête.
- En fait, je lui explique en riant de gêne, je ne sais pas. Mon ami a reçu un appel dont je ne sais rien, et il m'a juste demandé de nous amener ici. Depuis, impossible de le faire parler correctement...
- Je comprends, il doit être en état de choc, elle dit en le dévorant du regard.
Mon opinion change du tout au tout en la voyant loucher sur ses lèvres, prise d'une certaine jalousie. En fait, elle est naze cette femme.
- Le nom de votre ami ? Demande-t-elle en appuyant sur le dernier mot.
Ma main se serre contre le poing de Grey, énervée face à son comportement. Il y a deux minutes elle était adorable et maintenant elle fait les yeux doux à Grey ! J'hallucine.
- Greyson Myers, je dis en serrant les dents.
Elle cherche sur son ordinateur qui date de Mathusalem avant de s'arrêter pour lire ce qui ressemble à un dossier. Elle continue sa recherche quelques secondes, avant de tourner la tête vers nous, une expression soudainement triste sur le visage.
- Vous pouvez attendre dans la salle à votre droite, un médecin viendra vous chercher, elle explique en regardant Greyson qui ne l'écoute absolument pas.
Je fronce les sourcils en la regardant coiffer ses cheveux d'une main.
- Vous pouvez m'expliquer ce qu'il se passe au moins ? Je demande en riant jaune. J'aimerais bien être au courant de ma raison d'être ici.
La femme tourne vivement la tête vers moi, son regard triste changé en regard noir et acéré.
- Ce n'est pas vous qu'on a appelé. Vous pouvez l'accompagner au vu de son état de choc, mais vous n'êtes pas autorisée à en savoir plus.
- Mais... !
- Suivant, s'il vous plait.
J'ouvre la bouche pour répliquer mais la rousse salue déjà le couple suivant dans la queue. Je ris en clignant plusieurs fois des yeux, totalement choquée par son comportement.
Punaise, il ne faut vraiment pas se fier à la première rencontre !
J'entraîne Greyson dans la salle d'attente qu'elle nous a indiquée, pour nous assoir sur deux chaises vides dans un coin. La salle n'est pas trop remplie comparé au monde dans l'entrée, ce qui me soulage un peu.
Greyson fixe encore et toujours ses pieds, ce qui m'inquiète de plus en plus. Si jusqu'ici j'étais concentrée sur ma conduite laborieuse ou cette secrétaire aguicheuse, maintenant que le calme règne, je ne peux pas m'empêcher de stresser. Je n'ai jamais vu Greyson dans cet état, et on m'a toujours prévenu des évènements. Là, je vois mon « meilleur ami » perdu dans un univers parallèle au notre, sans savoir pourquoi je suis dans une salle d'attente d'hôpital en compagnie de familles pleurant en silence.
Tant de questions se bousculent dans ma tête que le temps passe plus vite. Qui a appelé Greyson ? Pour quoi et pourquoi ? Qu'est-ce qui peut mettre un homme si impassible et calme en général dans un tel état ? Est-ce que je dois vraiment m'inquiéter d'être là ?
Non, je ne peux pas montrer que j'angoisse autant que Grey. S'il est autant perturbé, il faut qu'un de nous deux reste sur Terre pour soutenir l'autre. Au final, ce n'est pas plus mal que je sois dans le déni de la situation, je ne peux que penser à Greyson et à son état inquiétant, et non à ce qui nous attend quand un médecin arrivera.
- Monsieur Myers ? Demande d'un coup un homme en blouse blanche que je n'avais pas vu entrer.
- Oui, je réponds à se place. Je suis sa fiancée.
L'homme hoche la tête et nous intime de le rejoindre. Je me penche sur Greyson pour l'aider à se lever, tout en lui murmurant :
- Je suis là Greyson, mais le médecin vient d'arriver, il faut que tu redescendes sur Terre. Je ne sais pas ce qui nous attend, toi si. J'ai... J'ai besoin de toi.
Ses yeux remontent vers les miens avec lenteur, et j'en profite pour prendre son visage en coupe.
- Tout va bien se passer, mais il faut que tu te reprennes, je ne pourrais pas tout affronter seule. S'il te plait, reprends-toi un peu, pour moi.
Je caresse doucement ses joues, et il presse son visage contre mes mains en fermant les yeux. Il se relève, puis libère son visage de moi en prenant ma main dans la sienne. Même si ses yeux sont rouges à force d'avoir trop pleurer, je commence à reconnaitre la lueur de vie dans ses prunelles, me révélant que c'est bon, il est de retour avec moi.
Nous rejoignons le docteur main dans la main, et il nous entraine en silence dans un couloir vide. Les murs bleu clair et l'odeur d'alcool désinfectant me fait trembler tandis que nous progressons dans ce labyrinthe de couloir. Nous croisons de nombreux personnels, tous plus actifs les uns que les autres. Je devine au fur et à mesure de notre progression que nous arrivons dans les urgences, car les bruits se font de plus en plus importants, la communication entre les équipes aussi, et je vois des pompiers au loin, poussant en courant des brancards pleins de sang. Mon estomac se retrouve dans ma gorge, mais je respire pleinement l'air ferreux pour ne pas passer aux gens qui meurent à quelques mètres de moi. Greyson me serre la main toujours plus fort, comme si lui aussi se retenait de vomir à cause de l'odeur si particulière.
L'homme s'arrête devant une porte dans un couloir plus calme des urgences malgré les infirmières qui passent de chambre en chambre avec une rapidité surprenante. Son visage fatigué se perd plus loin derrière nous, comme lassé d'un métier trop éprouvant pour son âge. Habitué à ce genre de discours, il s'excuse en premier de l'attente et de l'appel reçu, soi-disant très traumatisant, il le conçoit. Je ne suis pas sûre qu'il mesure l'état dans lequel il a mis Greyson, mais je me tais. Après tout, je me doute que nous dire tout ça n'est pas facile pour lui non plus.
Las, il explique que l'état de la personne dans cette chambre est stable malgré un traumatisme crânien, et que ça peut être assez impressionnant en voyant les blessures physiques superficielles. Sans dire son nom, je commence à comprendre ce qu'il se passe. Greyson ne dit rien quand le médecin explique les soins apportés à la victime, ayant apparemment eu un accident de la route.
Je me tourne lentement vers Greyson qui est concentré sur le médecin, mais son visage reste dur comme du marbre.
Le médecin explique qu'il va nous laisser quelques minutes dans la pièce pour être sûr qu'il s'agit de la bonne victime, ou plutôt de la bonne identité. Son discours bien ficelé semble avoir été répété avec détachement des milliers de fois, rendant le tout très impersonnel et froid. Mais je ne lui en veux pas.
- Je reviens dans quelques minutes vous chercher pour la partie plus... délicate, finit-il en s'écartant de la porte pour nous laisser entrer. Toutes mes condoléances.
Toutes mes condoléances ? Mon sang ne fait qu'un tour et la panique me submerge d'un coup, retenue depuis trop longtemps. Sans hésitation, Greyson presse la poignée pour nous faire entrer dans la chambre d'hôpital, mais je reste figée à l'entrée. Mon corps refuse d'avancer. Mon cerveau refuse de fonctionner. Je suis pétrifiée comme Greyson l'était tout à l'heure.
- Harper ? Me dit Grey d'une voix douce et posée. Tout va bien. Excuse-moi, mais on doit entrer, c'est important.
- Explique-moi, j'arrive à ordonner quand je vois Greyson se métamorphoser en celui que je connais.
- Tu vas comprendre en rentrant, excuse-moi de ne pas t'avoir expliqué avant. Mais on n'a pas le temps, ils sont très pressés dans ce secteur, je te promets d'être là pour toi.
Il lâche la poignée pour venir me serrer dans ses bras, mais mon corps ne se détend pas. Tout me rattrape d'un coup. Je ne sais pas pourquoi mon esprit s'est dit que ce n'était rien. Un hôpital ? Tranquille. Un médecin ? Tout va bien. Condoléances ? Et tout me frappe en pleine gueule.
- Allez, on y va, Harp. Tout ira mieux après, je te le promets.
Son bras trouve ma taille pour me guider dans la pièce trop blanche, trop bruyante et silencieuse à la fois, trop odorante.
Deux lits se trouvent dedans, le premier occupé par une vieille femme sous respirateur, le bip régulier indiquant qu'elle respire parfaitement. Son corps est taché de bleus, mais son visage ne me dit rien. Avec ses cheveux verts et ses rides décorées de piercing, elle a l'air si paisible.
À côté d'elle, un rideau sépare les lits pour plus d'intimité. Je lève les yeux vers Greyson, et il me fait comprendre que la personne que nous venons voir se trouve derrière ce rideau bleuté de mauvaise qualité.
J'avance prudemment, soutenue par le bras de Greyson qui m'aide à progresser. Quand le lit apparaît, je devine un corps caché par une couverture légère, mais rien de plus.
Un respirateur apparaît, comme celui de la vieille dame, ainsi que deux bras fins le long du petit corps. Ceux-ci sont remplit de bleus qui semblent tout frais et de petites coupures soignées par des pansements et points de suture. Un torse de femme apparaît, avec des cheveux bruns tombant en cascade sur les omoplates. Mes poumons se bloquent et j'ai un mouvement de recul, arrêté par le bras de Greyson qui m'empêche de m'enfuir. Un gémissement de douleur m'échappe tandis que les larmes montent d'un coup pour dévaler mon visage à toute vitesse, une couleur trop grande dans ma poitrine. Ma main trouve ma bouche pour m'empêcher de crier, et mes jambes cèdent sous le poids de mes émotions.
Greyson se dépêche de me rattraper avant que je ne touche le sol, pour m'amener dans un siège abandonné face au lit de la femme. Mais tout se précipite dans ma tête quand je la vois en entier.
Ses cheveux bruns sont pleins de nœuds et son buste contient les mêmes bleus que ses bras. Un masque à oxygène est posé sur sa bouche, l'aider à gonfler ses poumons qui bougent d'un rythme régulier. Ses paupières sont fermées, donnant l'impression qu'elle dort d'un sommeil paisible. Peut-être rêve-t-elle de licornes ?
Je dois me rassurer comme je le peux, mais la marque barrant son front me retourne l'estomac. Les points de sutures sont impressionnants, si bien que son doux visage semble dur, triste, meurtri.
Greyson s'approche de moi, se met à genoux puis remonte mon visage en plaçant deux doigts sous mon menton, me forçant à le regarder.
- Eden va bien, m'affirme-t-il d'un ton très calme. C'est impressionnant, je sais. Mais elle va bien, elle respire. Les cicatrices disparaîtront, ou du moins s'atténueront.
Un hoquet m'échappe, faisant redoubler mes larmes. La douleur est trop forte. Le front de Greyson se pose sur le mien, et ses yeux se ferment.
- Je suis désolé de ne t'avoir rien dit, il continue, tellement désolé. J'étais... loin. J'avais besoin de temps, et je ne te remercierai jamais assez pour être restée si calme sans rien savoir. Je suis là pour toi, maintenant.
Incapable de répondre, je continue de pleurer en essayant de ne pas écouter le bip régulier des engins de la chambre, me rappelant à chaque seconde qui passe que notre amie est dans un lit d'hôpital avec un traumatisme crânien et de nombreuses machines reliées à elle.
- Gareth et elle ont eu un accident en moto, de ce qu'on m'a dit. Ils ont percuté une voiture.
Comprenant ce qu'il m'explique, je m'écarte vivement de lui, l'obligeant à ouvrir les yeux.
- Gareth et elle ? je dis d'une voix tremblante.
- Oui, on m'a juste expliqué que la personne en face s'est trop déporté. Ils se sont percutés.
Un accident de moto. Une voiture. Je sais qu'Eden et Gareth adoraient leurs balades en moto, mais je sais aussi que Gareth est très prudent avec cet engin de la mort. Mais soudain, mon cerveau fuse et je réalise ce que j'aurais dû remarquer depuis longtemps. Mon pouls s'affole dans mes tempes, et plus rien d'existe autour de moi hormis les yeux bleus de Greyson remplit de douleur et de tristesse.
- Où est Gareth ? Je demande à mi-voix.
Greyson se mord la lèvre avec nervosité, m'implorant du regard de ne pas continuer.
- Greyson, où est Gareth ?
Il soupire malgré sa respiration saccadée, emprisonne mes deux mains dans les siennes. Elles sont moites, tremblantes, mais froides.
- Harper... Je suis désolée, mais Gareth est décédé de ses blessures. On m'a demandé de venir identifier son corps et l'identité d'Eden...
Le monde s'arrête de tourner, mon cœur cesse de battre. Le visage de Greyson se trouble jusqu'à devenir flou, puis les ténèbres abordent mon esprit. Je sens ma tête partir en arrière, la voix lointaine de Greyson, puis plus rien.
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