Chapitre 1
" La douleur, c'est le vide " Jean-Paul Sartre.
Game over. Écran noir. Le vide. Je ne sais pas où je suis. Je ne sais pas où je vais. La vie m'a-t-elle quittée ? La mort m'a-t-elle envahie ?
Je ne me souviens de rien et je n'arrive pas à essayer de me rappeler quelque chose. Je n'ai aucune force pour réfléchir. Je n'arrive même pas à ouvrir les yeux. De temps à autre, j'entends des personnes parler. Sont-elles réelles ? A chaque fois je n'arrive pas à distinguer ce qu'elles disent ou ce qu'elles font mais je sais qu'elles sont là. Je dois sans doute être surveillée.
- Regardes maman, comme elle est belle.
Jack cueille des pâquerettes tandis que je fais de la balançoire avec Lysandre et ma sœur (sauf que celle-ci est juste assise dessus).
Ma mère sourit, elle est magnifique, ses cheveux longs et bruns volent au vent tandis qu'elle se penche pour être à la hauteur de Jack. Mon père est assis sur un banc, il lit un livre de science fiction en jetant de temps à autre des coups d'œil à son téléphone.
Moi, je me balance, de plus en plus haut et je me sens libre, je n'ai jamais eu le vertige, la hauteur ne m'effraie pas, en revanche ma sœur, elle a peur de tout. On ne se ressemble pas mentalement mais pourtant physiquement c'est le contraire.
- Tiens maman. C'est un cadeau, sourit Jack en lui tendant toutes ses fleurs fraîchement ramassées.
Le vent commence à se lever, je n'entends plus le reste de la conversation entre ma mère et Jack qui rejoignent mon père. Je me concentre sur ma hauteur et ma vitesse. Aller plus haut. Aller plus vite.
Lysandre qui occupait la balançoire à ma droite, freine à l'aide des ses baskets qu'il fait rapper contre le sol recouvert de cailloux. Il se lève ensuite en souriant.
- Il est l'heure que je rentre Isis, autrement ma mère va s'inquiéter.
- D'accord, à demain, dis-je en lui faisant un geste de la main.
Il salue mes parents et sort du petit parc pour rentrer chez lui, c'est-à-dire à quelques mètres.
Je finis par arrêter de me balancer à mon tour mais je reste assise sur ma balançoire.
La sonnerie du téléphone de mon père coupe le silence qui venait de s'installer. Il s'empresse de répondre et de là où je suis j'entends quelques mots comme :
- Oh, je vois... Très bien... D'accord... Ne vous inquiétez pas... J'arrive de suite...
Il se lève précipitamment, embrasse ma mère, serre Jack dans ses bras, nous fait un signe de la main avant de marcher jusqu'à sa voiture et de démarrer sans attendre.
Et oui papa, c'était la dernière fois que tu voyais ton fils, du moins, vivant...
Je finis par descendre de ma balançoire pour aller dans un jeu. Je monte le long d'une échelle avant d'arriver en haut d'un toboggan. Je m'assieds et me laisse glisser le long de cette spirale en rigolant telle la gamine de neuf ans que je suis.
- Nadia, qu'est-ce que tu as fait pour salir ta robe à ce point ?
Ma sœur relève la tête et regarde ma mère en souriant.
- Rien maman, c'est ma robe qui n'en a fait qu'à sa tête. C'est elle qu'il faut gronder.
Ma mère rigole tandis que je rejoins Jack, mon frère, qui se trouve sur un cheval à bascule. Il semble le plus heureux du monde.
- Je suis le plus rapide ! crie-t-il en accélérant.
Il est tellement mignon.
Et oui Isis. C'était ton petit frère et tu n'as même pas pu le protéger. Tu sers à rien de toute façon. Normal que personne ne t'aime.
Je laisse mon frère et repars vers ma balançoire en sautillant. J'ai l'air d'une gazelle en pleine savane mais c'est génial. J'adore sauter, ça me donne l'impression de voler. Comme si les étoiles étaient à ma portée et qu'en un seul bon je pouvais les attraper.
- Nadia, Isis !
Ma mère m'appelle. Je lâche la balançoire pour la rejoindre. Comme d'habitude, Nadia met trois ans à arriver et ma mère doit l'appeler à plusieurs reprises. Désespérant...
- Je vais rentrer préparer le dîner et téléphoner à votre grand-mère. Je vous demande de rentrer pour dix-huit heures trente et de surveiller Jack. C'est d'accord ?
Nous hochons la tête stupidement et ma mère se dirige vers Jack.
- Tu seras gentil avec tes sœurs.
- Sage comme une image, confirme-t-il avec son rire enfantin.
Ma mère lui embrasse le front avant de sortir du parc et de se diriger vers notre maison. Je peux la voir entrer dedans car nous habitons juste en face du parc, à côté de la maison de Lysandre, mon meilleur ami depuis des années.
J'espère que tu as bien dit au-revoir à ton fils maman. Que tu as bien profité des derniers mots qu'il a prononcé. Plus jamais il ne te parlera.
Je retourne sur ma balançoire et tend mes jambes pour prendre de la vitesse. Je ferme ensuite les yeux pour profiter pleinement de ce moment et de la vitesse.
- Isis ! Viens jouer avec moi !
J'ouvre les yeux en soupirant. On ne peut jamais être tranquille avec un frère comme Jack.
- Je n'ai pas envie de jouer, demande à Nadia, elle a l'air de s'ennuyer.
- Mais je ne l'aime pas, elle est méchante.
J'arrête de me balancer, descends de ma balançoire, et m'agenouille devant mon petit frère.
- Ce n'est pas très gentil de dire ça Jack.
- Désolé, s'excuse-t-il.
Oh... Il est vraiment adorable.
- D'accord. Ce n'est pas grave. A quoi veux-tu jouer ?
Je ne peux pas lui résister.
- A cache-cache ! C'est toi qui comptes.
Je lève les yeux au ciel avant de me tourner vers un arbre et de fermer les yeux.
- Je compte jusqu'à cinquante Jack !
Un... Deux... Trois...
Je l'entends courir dans les cailloux, ses pas s'éloignant de plus en plus.
Quatre... Cinq... Six...
D'autres enfants crient dans le parc, je n'y prête pas attention.
Sept... Huit... Neuf...
Ça me pique le bras.
Dix... Onze... Douze...
J'arrive à compter mais pourtant je n'ai jamais vraiment aimé les mathématiques. En ce moment, nous étudions les fractions à l'école, la maîtresse prend toujours des gâteaux en exemple. Si j'ai un gâteau, que je le coupe en six, et que Romain en mange deux parts. Combien en restera-t-il ?
Treize... Quatorze... Quinze...
Quatre parts, c'est-à-dire, 4/6 ou 2/3.
Seize... Dix-sept... Dix-huit...
Parler de gâteau me donne faim. J'aimerais bien manger des pâtes ce soir. Celles avec la sauce secrète de maman. Ce sont les meilleures ! Surtout quand elle y ajoute des champignons.
Dix-neuf... Vingt... Vingt-et-un...
Je ne peux pas m'empêcher de bailler, la nuit dernière j'ai fait un cauchemar et j'ai très mal dormi.
Vingt-deux... Vingt-trois... Vingt-quatre...
J'ai rêvé qu'un méchant monsieur me kidnappait et tuait mon petit frère. J'ai fini par terminer ma nuit dans le lit de mes parents en ayant peur que le méchant monsieur revienne.
Et oui Isis ! Déjà dès ton enfance tu étais bizarre. Et tu faisais des rêves des plus étranges. Qu'est-ce que tu peux y faire hein ? Oui, je me parle en employant la deuxième personne du singulier, ça pose problème à quelqu'un ?
Vingt-cinq... Vingt-six... Vingt-sept...
Le nombre vingt-sept, c'est le préféré de ma tata Jacqueline, mais elle est morte l'année dernière. Maman m'a dit qu'elle avait eu un accident de voiture mais qu'elle resterait toujours dans mon cœur. Je me demande si elle peut m'entendre.
Cool ! Je ne suis pas la seule à m'être faite renversée ! Peut-être que je ne m'en sortirais pas moi aussi. Je l'adorais ma tante, ses gaufres étaient délicieuses. On jouait toujours aux petits chevaux ensemble.
Vingt-huit... Vingt-neuf... Trente...
J'espère que Jack a trouvé une bonne cachette, comme ça il sera content si je ne le trouve pas. Je le vois déjà, le sourire aux lèvres à danser autour de moi en criant :" J'ai gagné ! J'ai gagné ! ".
Trente-et-un... Trente-deux... Trente-trois...
Je suis pressée de retourner au parc d'attraction où je suis allée hier. Il était immense et trop marrant. J'ai fait du bateau pirate et j'ai manqué de m'envoler, maman me tenait et je m'accrochais de toutes mes forces à la barre de sécurité. Avant de monter en voiture pour rentrer à la maison, j'ai mangé une barbe à papa, la meilleure de toute ma vie.
Trente-quatre... Trente-cinq... Trente-six...
Je suis un peu triste car la maîtresse m'a donné une punition à faire pendant les vacances. Elle m'a dit que je bavardais trop. En plus ce n'est même pas vrai ! C'est Carmen qui m'embêtait.
Si j'y arriverais je rigolerais ! Moi bavarde ? Et bien ça a changé au fil du temps, ça c'est sûr ! Il est rare que je n'agresse pas la personne qui s'adresse à moi. A part quelques exceptions.
Trente-sept... Trente-huit... Trente-neuf...
J'entends des pleurs, je crois que quelqu'un vient de tomber et s'est fait mal. Dommage.
Quarante... Quarante-et-un...Quarante-deux...
J'ai presque fini de compter. Ça commence à être long.
Quarante-trois... Quarante-quatre...
Oh et puis zut ! J'en ai marre d'attendre. Et tant pis ! Jack ne s'en rendra pas compte !
- Prépare-toi. J'arrive ! Et je vais te trouver ! crié-je en me retournant.
Je manque de percuter une dame qui me regarde méchamment. Je ne lui ai rien fait, pourquoi elle est aussi méchante avec moi ?
Tu aurais dû la frapper Isis, ça l'aurait calmé. Elle me semble bien tendue celle-là, pire que si elle avait avalé un manche à balai...
Je ne prête pas attention à la dame et cherche mon frère. Je marche le long des sapins pour le faire patienter. Ensuite, je tourne la tête pour tenter de l'apercevoir.
- Tu cherches quoi ? me demande Nadia en fronçant ses sourcils.
- Je joue à cache-cache avec Jack.
- Oh super ! dit-elle d'une façon ironique avant d'aller vers la tyrolienne.
Pff... On ne peut jamais s'amuser avec elle. Qu'elle aille jouer toute seule avec sa tyrolienne, ça me fera des vacances.
Je reprends mes recherches. Et monte le long d'une autre échelle. Je suis sûre que je verrais mieux en hauteur.
Une fois arrivée à l'endroit où je voulais, j'observe les alentours. Je ne le vois pas pour l'instant, il s'est bien caché.
- Pousses-toi, je veux aller dans le toboggan.
Un enfant me tape la jambe et je me décale en soufflant pour le laisser passer.
Sale gosse. La politesse tu connais ?
Je ne peux pas m'empêcher de sourire. Jack s'est vraiment bien caché pour une fois. Je suis fière de lui. Je savais qu'il était intelligent. Il deviendra quelqu'un d'important plus tard.
Non. Il n'en aura pas eu le temps. Triste vie.
Je descends le long d'un filet et fais le tour du petit parc. Je crois que j'ai aperçu Jack mais je vais encore le faire patienter pour qu'il soit content de sa cachette.
J'ai plutôt chaud malgré que je sois en t-shirt et en pantacourt avec des baskets.
- Jack ? Tu es le meilleur, ta cachette est trop difficile à trouver tu sais.
Il ne répond pas. Il est vraiment fort pour ne pas faire de bruit et ne pas se faire repérer.
- Jack ? J'abandonne, tu as gagné ! crié-je une nouvelle fois en me grattant la tête.
Il sort de sous un jeu, les cheveux plein de terre et les vêtements plein de poussière. Il me saute dessus et je ne peux pas m'empêcher de grimacer car il va me salir.
- Tu as vu, j'ai gagné, rigole-t-il en tirant sur mon t-shirt.
- Oui. Je te félicite.
Je lui ébouriffe les cheveux et il se serre contre moi.
La dernière fois qu'il aura été aussi proche de moi.
- On doit y aller dans cinq minutes, nous informe Nadia en passant à nos côtés.
Et elle repart aussi vite qu'elle est arrivée.
- Va faire un dernier tour de toboggan si tu veux, proposé-je à Jack.
Il accepte et court vers le jeu. Nous ne sommes plus que tous les trois dans ce parc. Tout le monde est déjà parti.
Je me dirige vers ma balançoire pour en faire une dernière fois avant de rentrer. Ma sœur s'amuse avec un tourniquet et mon frère dans le jeu.
Tout à coup, tout se passe comme dans un film au ralenti. Je me balance de plus en plus haut, ma sœur va de moins en moins vite et mon frère glisse tête la première avant de s'écraser au sol.
Je manque de tomber de ma balançoire et mon cœur rate un battement. Jack... Jack... Jack... Jack... Jack... Jack... Jack... Jack... Jack... Jack...
AGIS ISIS ! FAIS QUELQUE CHOSE !
Mon cerveau m'ordonne des choses auxquelles je ne peux pas obéir.
Jack... Jack... Jack...
Ma respiration s'accélère. Je ne peux plus bouger, je reste pétrifiée.
La mort tombe dans la vie comme une pierre dans un étang : d'abord, éclaboussures, affolements dans les buissons, battements d'ailes et fuites en tout sens. Ensuite, grands cercles sur l'eau, de plus en plus larges. Enfin le calme à nouveau, mais pas du tout le même silence qu'auparavant, un silence, comment dire : assourdissant.
Christian Bobin
- JACK !
Je n'ai jamais crié aussi fort de toute ma vie. Je pleurs. Des torrents de larmes. Encore et encore.
Je n'arrive plus à respirer quand je descends de la balançoire. Je tiens à peine debout. Mon corps entier est en train de trembler.
J'arrive de je ne sais quelle manière à courir jusqu'à Jack, étendu sur les cailloux, une mare de sang autour de lui.
Il est mort ! Mort ! Mort !
- NADIA ! hurlé-je à pleins poumons.
Elle arrive enfin et s'évanouit à la vue du sang de mon frère.
- Jack... Jack...Je t'en supplie, ouvre les yeux.
Il ne respire plus et je le sais mais j'ai cet espoir qu'il y ait encore une part de vie dans son corps.
Mes larmes coulent, toujours et pour l'éternité. Le long de mes joues devenues si pâles.
- Réveille-toi, Réveille-toi, Réveille-toi, Réveille-toi, RÉVEILLE-TOI JACK JE T'EN SUPPLIE !
Pourquoi lui ? Il était si jeune, avait tant de choses à vivre. Je ne peux pas vivre sans lui. Jack...
J'essuie mes yeux et carresse le visage de mon frère. Ma main est maintenant pleine de sang, de son sang...
- Sers-moi encore dans tes bras, prononce encore mon prénom, demande-moi encore de faire un jeu avec toi, murmuré-je, ma voix devenant de plus en plus faible.
Il faut que je... que je... rentre à la maison pour... pour appeler quelqu'un... Et prévenir maman...
- J'AI BESOIN D'AIDE ! continué-je d'hurler comme une malade.
Personne ne me répond. Il n'y aucun bruit autour de moi à part quelques oiseaux. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Je me lève toujours en pleurant à chaudes larmes. La dernière phrase qu'il m'a dite : "Tu as vu ! J'ai gagné !". Elle résonne dans ma tête. Comme si tout cela était irréel, mais pourtant ce n'est pas le cas. C'est le vrai monde. La vraie vie. Et Jack est mort...
Pourquoi je me rappele ce souvenir ? Là ? Maintenant ?
Et où suis-je bon sang ?
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