Chapitre 5 - Défaite (partie 1/2)
86e jour de la période du croissant de lune — 1338
Yenazhgi [ienaʃgi] = Défaite
Les chaînes de fer soulevaient les bras d'Helja bien au-dessus de sa tête et le froid du bracelet qui se répandait dans son corps lui rappelait sans cesse qu'elle était impuissante, qu'en cet instant, elle ne possédait plus aucune magie dans tout son être.
Des excès de rage l'incitèrent à libérer sa folie. Elle tira sur ses liens aussi fort que possible, mais la ferraille se bloqua dans un anneau rouillé, dans un bruit métallique qui résonna dans toute la cellule. Les yeux braqués vers ses attaches, elle tenta de donner de nouveau coup, mais l'ensemble était solidement fixé au mur qui ne s'effritait même pas avec la force des chocs.
— Silence dedans ! aboya l'un des gardes de l'autre côté de la porte.
Et alors qu'il tapait contre le bois de la porte, la sorcière baissa la tête vers Charlie, également installée dans cette position inconfortable. Ses mains étaient soigneusement ligotées au-dessus d'elle, le tout relié à des boucles de métal accrochées aux cloisons de la geôle. Elle était étendue à même le sol dans cette petite pièce sombre et humide où quelque chose goûtait à un rythme régulier, caché dans l'ombre.
— Ça va ? chuchota-t-elle.
— On va dire que j'ai co..connu mieux, répondit la fillette qui tentait aussi d'arracher les attaches du mur.
— Comment j'ai pu être aussi stupide ? Foncer droit dans la gueule du loup-garou.
— Non, c'est ce que nous devions faire. Les prévenir pour Lilith.
— Et tu vois comment nous sommes remerciées, hurla brusquement Helja. Tout ça parce qu'ils sont beaucoup trop bêtes pour comprendre ce qui les attend.
Elle tira autant de fois qu'elle le pouvait sur les chaînes de fer, frappa avec son pied et ses épaules. La porte s'ouvrit d'un grand coup. La lumière du couloir dessina un rectangle dans l'ombre de la geôle, mais il s'obscurcit presque aussitôt quand deux hommes entrèrent, arme au poing.
— Silence sorcière ! beugla le premier.
— Vous ne pourrez jamais me faire taire ! rétorqua Helja qui s'était mise debout tant bien que mal pour faire face à ses ravisseurs.
— Tu crois ça ? ricana le deuxième. Aujourd'hui tu n'es plus la puissante sorcière, mais notre prisonnière, alors tu vas faire ce qu'on te dit sinon...
— Sinon quoi ?
Et pour toute réponse, le garde lui asséna un coup de masse dans la tête. Elle s'écroula immédiatement. Charlie se releva et hurla, tirant sur ses chaînes pour rejoindre son amie à l'autre bout de la pièce.
— Si tu ne veux pas finir comme elle, la prévint le deuxième homme, tu ferais bien de la fermer. Une humaine qui traîne avec une sorcière, tu devrais avoir honte !
— Vous ne savez rien de ce qui s'est passé. Nous ne sommes pas vos ennemies. Lilith est de retour et va tous nous exterminer si nous ne faisons rien. Vous devez-nous...
— FERME-LA ! Il n'y a pas de Lilith ! Pas plus que de massacre à venir. L'unique personne qui va mourir, c'est cette sorcière. Et sûrement toi si tu continues comme ça.
Les deux hommes sortirent de la pièce, claquant la porte derrière eux. Dans le silence angoissant, seul le clapotis de l'eau qui tombait jouait un écho dans l'alcôve exigu.
— Helja, est-ce que ça va ? demanda la fillette.
Elle s'allongea sur le dos et tenta de toucher son amie du bout du pied, mais elle l'effleura à peine.
— Dis-moi quelque chose, insista-t-elle.
De l'autre côté, la sorcière ne voulait pas répondre. Les yeux à demi-clos, elle repensait à ce qui venait de ce produire. Jamais elle ne s'était sentie aussi humiliée. Jamais ce sentiment d'impuissance n'avait semblé si grand qu'en cet instant et c'est ça qui lui faisait le plus mal. La douleur physique n'était rien en comparaison à la souffrance de ses émotions complètement chamboulées qui l'assaillaient.
Elle qui avait échappé de peu à la mort et n'avait même pas pris le temps de se reposer pour pouvoir les avertir du danger. Les mettre en garde contre cette menace imminente. Unir les deux espèces restait la seule chose à faire pour pouvoir gagner. La chose qui lui semblait juste et qu'une bonne personne aurait entreprit. C'est pour cela qu'elle l'avait fait. Parce que Helja essayait de devenir une bonne personne.
Et voilà comment on la remerciait. Enchaînée, battue, privée de sa magie et traitée de menteuse. Comme elle aimait à le dire, il lui arrivait ce qui arrive à tous les gens biens de ce pays : elle payait le prix de son altruisme.
Jamais les êtres magiques et les humains ne pourraient s'entendre. Les deux parties étaient diamétralement opposées et même dans l'adversité, aucun ne réaliserait de compromis. C'est ça qui causerait leur perte à tous. Pourquoi avait-elle présumé le contraire ? Pourquoi avait-elle imaginé qu'il en serait différent, elle qui avait toujours su que les humains ne deviendraient jamais logiques et compatissants.
— Helja, s'il te plaît répond moi, sanglota la petite fille.
Charlie, évidemment. C'était elle qui lui avait donné de l'espoir et lui avait insufflé l'envie de changer. Elle qui était si gentille et généreuse lui avait fait penser que les autres pouvaient être aussi conciliants et dotés de bon sens. Mais elle avait complètement tort. Helja ne devrait plus croire qu'en elle, en son instinct.
La sorcière était assise à même le sol, au coin du feu, dans le salon de sa maison. Un livre sur les genoux, elle étudiait les différences entre les Mogabou et les Ourstak, deux monstres redoutables, tandis que Médée se balançait sur le rocking-chair, le regard porté sur la lune rousse derrière la fenêtre.
C'était un de ces instants calmes et réconfortants, tout en silence, que connaissait souvent Helja lorsqu'elle habitait avec sa tutrice. Un moment bénéfique, synonyme de rassurant pour elle.
— Helja ! réponds-moi Helja !
Elle tourna la page, émerveillée de découvrir les dessins qui prenaient vie sous ses yeux. Les créatures gambadaient dans la forêt, se nourrissaient de lapins ou dévoilaient leurs crocs dégoulinants de salive.
— Voilà, comme ceci, la félicita Médée.
Les gouttes de sang tombaient dans le chaudron sans un bruit. La grande femme aux cheveux noirs apporta ensuite les globes oculaires de tarentules, ce qui eut pour effet de tirer la pire des grimaces à la jeune sorcière.
— Et encore, tu n'as pas assisté à la putréfaction d'une goule, là tu pourras tirer la langue.
La recette de la leçon de potion se déroula dans le plus grand des calmes jusqu'à ce qu'un des tableaux de la maison ne se mette à crier à pleins poumons.
— Je t'en supplie reviens !
La pluie glissait sur les carreaux et la brume empêchait la jeune Helja de voir au-delà du potager. Elle portait autour des épaules une longue couverture malgré le feu de cheminée, mais la douceur du tissu contre sa joue n'avait rien de comparable.
Dehors, un cheval apparut, une femme sur son dos et un sac rempli de provisions accroché à sa selle. Aussitôt, la petite fille se précipita vers la porte d'entrée.
— Helja !
La sorcière se laissait aller dans les limbes de sa mémoire, revivant autant de fois qu'elle le pouvait des périodes de sa vie sécurisantes à ses yeux. Elle ignorait délibérément les appels incessants de Charlie, préférant se blottir dans ses souvenirs lénitifs et effaçant chaque effort d'irruption du présent.
Elle était assise à la table du salon, écoutant les règles d'un jeu très répandu chez les êtres magiques.
— Ici nous avons la Sorcière, expliqua Médée en dévoila une carte écaillée où le portrait d'une femme était dessiné dans deux sens différents.
Les deux œuvres pouvaient sembler identiques, mais la petite fille aux cheveux roux remarqua tout de suite la dissemblance. La figure du bas ne pouvait pas sourire puisqu'elle ne possédait pas de bouche.
— Là, nous avons la carte de la Fée, là le Gobelin, le Maudit et enfin, le Survivant, enchaîna Médée en révélant les cartes où à chaque fois, une des faces ne pouvait parler. La manche est simple. Nous devons poser chacune notre tour une carte dans une suite logique de chiffres ou de personnages, mais il y a des contraintes et n'oublie pas cette règle. La Sorcière anéantit la Fée et le Survivant alors que ce dernier bat le Maudit et le Gobelin. La Fée l'emporte sur le Survivant et le Gobelin tandis que le Maudit terrasse la Fée et la Sorcière. Pour terminer, le Gobelin gagne contre la Fée et le Maudit. Et si jamais tu as le malheur de briser ce précepte fondamental, le jeu est ensorcelé pour faire disparaître ta bouche jusqu'à la fin de la partie.
La jeune fille écarquilla les yeux, effrayée à l'idée de voir ses lèvres se volatiliser, même pour un court laps de temps. Puis, alors que Médée distribuait les cartes à part égale entre elles tout en continuant d'expliquer les règles, Helja entendit quelqu'un l'appeler. Une voix aiguë et secouée par le chagrin. Elle tenta de l'ignorer. Elle y parvint pendant de longues minutes, mais la curiosité l'emporta. Elle suivit les éclats de plus en plus insistants jusqu'à la porte menant au jardin. Dans son dos, Médée s'amusait et discutait comme si elle n'avait pas bougé. Des cartes s'animaient toutes seules, se posant au-dessus de celle que la femme balançait.
Dehors, la brise du début de soirée se montrait fraîche, mais Helja n'en tint pas rigueur. Elle poursuivit sa quête, les appels toujours plus sonores, plus oppressants. Elle passa à côté du potager, sa main caressant les fleurs aussi douces que de la soie. Une des plantes chantonna même à son approche, mais la fillette ne s'arrêta pas et continua jusqu'au puits, face au banc.
De gros nuages gris couvraient le ciel et une fine bruine commença à tomber lorsqu'elle se retrouva accoudée contre la roche. Elle se pencha légèrement, mais ne distingua que la profondeur des ténèbres d'où émanait la voix. Puis, ses yeux s'acclimatèrent à l'obscurité et lui apparut le visage d'une jeune fille à la peau noire, aux cheveux ébouriffés et crépus et au tout petit nez en trompette. La malheureuse avait les deux poings liés au-dessus de sa tête et ne paraissait pas pouvoir se dégager. Et alors qu'elle l'appelait sans relâche, de grosses larmes ruisselantes sur ses joues creusées, un fantôme se manifesta à ses côtés.
L'inconnu ne semblait pas l'apercevoir, continuant d'hurler à pleins poumons. L'homme, dont il manquait les bras et une jambe, pointait son horrible face vers le ciel, ses iris d'un blanc laiteux sans plus aucun éclat de vie.
— HELJA ! Réveille-toi s'il te plaît ! vociferait la fillette.
Mais la jeune sorcière se recula brusquement. Dans son mouvement, elle trébucha et tomba sur les fesses alors qu'une forme écarlate, qui n'était ni liquide ni solide, mais quelque chose entre les deux, sortit du puits. Des traces de mains germaient par centaine contre les parois pendant qu'un tentacule se déroulait droit vers la gamine apeurée.
— HELJA ! appela Charlie.
Elle battit à plusieurs reprise des paupières, ouvrant à chaque fois les yeux sur un nouveau souvenir. Une clairière remplie de fleurs jaunes. Une ville de nuit illuminée de feux d'artifice. Un chemin pentu dans les montagnes qu'empruntaient deux femmes et un chat. Trois vieilles dames apparaissaient chacune à une porte différente. Des statues dans le noir. Un village à feu et à sang. Une cellule.
La sorcière reprit doucement conscience de son état et d'où elle se trouvait actuellement. Face à elle, Charlie semblait complètement bouleversée, ne comprenant pas pourquoi son amie ne bougeait plus depuis un long moment.
Toutes les images dans sa tête reprenaient place et ses souvenirs arrêtaient de prendre le devant de la scène. Jamais encore elle ne s'était autant perdue dans les abysses de sa mémoire. Elle qui se montrait toujours aussi forte que possible, aussi forte que ce qu'on exigeait d'elle, apparaissait aujourd'hui comme l'ombre d'elle même. Qu'est-ce qui l'avait conduit à terminer ainsi ?
La fatigue l'emporta sur le reste. Elle aurait voulu dire à Charlie que tout allait bien, qu'elle était là, mais encore une fois, elle ne fit rien. Fermant les yeux, elle se laissa dériver.
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