Chapitre 12 - Tomber (partie 1/3)
1er jour de la période de la lune — 1339
Bahaose [baʒaozə] = Tomber
Charlie se débattait aussi violemment que possible. On la jeta à terre sans ménagement et lorsqu'elle se releva, les démons l'encerclaient. Tous la dévisageaient de leurs yeux vitreux et rouges. Certains se léchaient les lèvres, d'autres bavaient, mais ils souriaient tous, se frottant les mains ou jouant avec leurs armes.
La fillette, totalement démunie, tenta de fuir par la droite, mais le cercle se resserra à son approche. On la poussa et elle tomba sur le sol boueux. De grands rires éclatèrent, couvrant même le bruit de la sirène.
— Inutile d'essayer de t'échapper ! cracha quelqu'un.
— Mère arrive pour toi ! beugla un autre.
— Dommage qu'on ne puisse pas s'amuser avec elle en attendant, ria une femme.
— Je ne vois pas pourquoi je me priverai moi, si je ne laisse pas trop de marques, mère n'y verra aucune objection.
Un homme sortit de la foule, sa masse ornée de piques pointée vers elle. Il la souleva, comme pour lui donner un coup dans les jambes. Charlie ferma les yeux, ne voulant pas voir l'attaque lui tomber dessus, mais à la place de la douleur, elle entendit un bruit de métal qui tranche l'air suivi par les cris de son agresseur.
Devant elle, Luba reprenait rapidement forme et combattait déjà les autres démons qui l'assaillaient. Elle en tua plusieurs, mais malgré sa dextérité et sa vivacité, ils étaient bien trop nombreux. Alors qu'elle venait d'en décapiter un, une femme parvint à lui extirper son arme au détriment de son propre bras. Ses frères et sœurs se jetèrent sur la métamorphe qu'ils rouèrent de coups. Ils finirent par la balancer au pied de la petite fille.
Le visage tuméfié, le corps recouvert d'entailles, elle se releva pourtant, prête à continuer à se battre.
— Vous ne toucherez pas à Charlie.
— Il est maintenant trop tard. Mère est là et toi, tu seras morte quand elle récupérera son enveloppe corporelle, expliqua le maître du changement avant de tendre la main vers Luba. Que la réalité se transforme et se pli à...
Une ombre glissa le long du mur et détourna son attention. La chose avançait rapidement, tournant autour d'eux dans l'obscurité et toujours collée aux parois des habitations. Tous essayaient de ne pas la quitter des yeux, pivotant parfois sur eux même.
La forme noire s'arrêta et une silhouette au corps nu complètement charbonneux, au crâne chauve et aux doigts aussi longs que ses bras apparut, comme dessinée à la craie sur une des cloisons de la boutique de Tiguil et Janus. Prudemment, un des démons s'approcha, mais bien mal lui avait pris.
L'être magique surgit à moitié du mur, le bas de son corps encore comme tracé à plat, et l'attrapa de ses grosses mains. Sa mâchoire s'agrandit, se disloqua et en quelques secondes, il l'avala. Les autres se jetèrent alors sur l'homme au moment où il sortit totalement de son univers abstrait, provoquant un véritable carnage.
Il pouvait harponner cinq personnes à la fois et les ingérer en une seule bouchée. Les coups et les lames ne semblaient rien lui faire, bien au contraire. Il continuait plus rapidement et vaillamment, détruisant tout sur son passage.
Le maître du changement, plus à l'écart, faisait de drôles de mouvements avec ses mains. Charlie le remarqua tout de suite. Il fixait l'être magique couper en deux une femme et aspirer ses intestins tout en marmonnant.
Sans réfléchir, la jeune fille attrapa l'épée de Luba et se jeta sur lui. D'un geste vif, elle lui trancha les deux avant bras. Il hurla, mais n'eut pas l'occasion d'user de ses pouvoirs, elle le tua d'un coup dans le cœur. Il s'effondra aussitôt, le regard rivé vers le ciel obscur.
Charlie alla rejoindre son amie qui boitait vers elle, tandis qu'autour, tous les démons mouraient, déchiquetés ou digérés. L'homme à la peau charbonneuse termina d'avaler une jambe puis se tourna vers les deux femmes qu'il avait sauvées.
— Merci, dit la fillette, observant avec attention son protecteur approcher.
Ses yeux laiteux l'examinaient avec froideur et envie. Pour autant, elle ne se sentit pas en danger en sa présence, bien au contraire, elle avait l'impression de déjà connaître la personne.
— Je ferai tout pour ma nouvelle amie, répondit-il en marchant.
Et lorsqu'il se retrouva juste devant Charlie, il se changea en une grande femme. Ardha avança sa main et caressa doucement la joue de la petite fille quand un bruit de tonnerre brisa le silence.
La sirène d'alerte s'était tue et au-dessus d'eux, le noir du ciel devenait d'un blanc éclatant. Tout paraissait alors beaucoup plus clair, comme mis en lumière.
— Que se passe-t-il ? questionna Luba, la tête relevée.
— La reine vient de déclencher le protocole zéro, expliqua calmement Ardha. Si elle a fait ça, c'est que Lilith est ici.
— Combien de temps nous reste-t-il avant que la ville ne s'effondre ? demanda Charlie.
— Dix minutes, quinze tout au plus. Mais personne ne le sait vraiment.
— Nous devons retrouver Helja et évacuer ! ordonna Luba.
— Non, cria Charlie, arrêtant les deux femmes qui commençaient déjà à partir. Nous avons un moyen de stopper Lilith sans devoir détruire toute la cité. C'est Tiguil qui en a eu l'idée.
À l'évocation du jeune homme, la fillette remarqua que, le temps d'un instant, elle l'avait complètement oublié. Sans en dire plus, elle se précipita dans la boutique, les autres sur ses talons.
À l'intérieur, elle ramassa la poupée en bois et se tourna vers Luba et Ardha :
— C'est une prison, assez puissante pour retenir n'importe quelle créature, expliqua-t-elle aussi vite que possible. Helja la connaît et elle est la seule à être assez forte pour enfermer Lilith. Prévenez la reine de notre plan qu'elle annule le protocole et trouvez Helja. Moi, je dois aller aider Tiguil.
Elle confia l'objet à la grande femme avant de disparaître derrière le rideau d'os.
— Charlie, attends-nous ! Nous ne devons plus nous séparer !
Mais elle était déjà beaucoup trop loin pour l'entendre.
Sans dire un mot, la métamorphe commença à fouiller le magasin et repéra rapidement un large seau. Elle le remplit d'eau grâce au broc entassé sous un mont de débris puis y plongea la tête.
Quelques secondes passèrent avant qu'elle ne ressorte, hors d'haleine.
— Je n'arrive pas à lui parler, elle doit être dans une pièce sans eau.
— Alors c'est à moi d'aller la prévenir, rétorqua Ardha en donnant la poupée à Luba. Toi, retrouve Helja !
Elles échangèrent un sourire confiant, espérant qu'elles se reverraient dès que possible.
La grande femme reprit sa forme charbonneuse et effrayante, qui provoqua un frisson d'angoisse à la métamorphe. Elle se colla contre un mur avant de s'aplatir doucement, devenant un dessin terrifiant, et en un quart de seconde, elle avait disparu telle une ombre glissante sur les habitations.
Luba tenta également de contacter Helja grâce au seau d'eau, mais elle n'obtint aucune réponse. Elle sortit alors hors du magasin et dénicha son épée en plein milieu des cadavres de démons. Elle nettoya le sang sur sa jambe puis regarda une dernière fois la boutique où se trouvait Charlie. Elle contempla le ciel blanc quelques instants puis s'enfonça vers le cœur de la ville, espérant rapidement tomber sur l'amour de sa vie
Une voix l'appela. En se retournant, elle vit la petite fille, les yeux embués.
— Tiguil ? demanda-t-elle, craignant ce qu'elle allait annoncer.
Elle ne dit mot. L'émotion la submergea et elle s'effondra. De grosses larmes roulaient sur ses joues avant de s'écraser sur ses genoux. Charlie poussa un cri qui brisa le silence.
— Je... Je suis désolée, s'excusa-t-elle, sachant très bien que rien ne pourrait soulager la peine de son amie.
— C'est de ma faute... ma faute... pleura Charlie.
— Non, tu n'y es pour rien !
Elle la prit dans ses bras et ajouta :
— Tu n'es pas responsable Charlie.
— Si, c'est de ma faute. Je l'ai abandonné dans cette cave et il est mort seul. Ils sont morts.
***
Le hurlement du gardien donna la nausée à Helja qui dû se retenir pour ne pas basculer. Autour d'elle, une bataille faisait rage entre les êtres magiques et les démons. Ces derniers tombaient comme des mouches sous la puissance du crikitu, mais d'autres arrivaient de tous les côtés.
L'affrontement faisait rouler les têtes, la magie vibrer les corps et les nombreuses explosions détruisaient tout sur leur passage. La ville souterraine n'apparaissait plus que comme chaos et le ciel soudainement blanc n'augurait rien de bon.
La sorcière essaya de se frayer un chemin, tuant tous ceux sur sa route. Son poignard regorgeait de sang frais. Elle longea un demi-mur quand un homme pourvu d'ailes plus noires que celles des corbeaux la survola, deux assaillants accrochés à ses plumes. Des morceaux de pierre s'arrachaient des maisons alentours et frappaient les démons, mais même l'intervention des habitations ne pouvait plus rien pour lui. Il s'effondra quelques mètres plus loin et une horde l'ensevelit aussitôt.
Un panneau en bois se mit à grossir et alors qu'il avait triplé de volume, il tomba sur Helja qui dû se jeter sur le côté pour l'esquiver. En se retournant, elle aperçut un démon aux cheveux longs et à la barbe mal rasée. Des volutes filandreuses tournoyaient autour de ses poings fermés et quand il les tendit vers un tonneau, il gonfla comme un ballon. L'objet aussi large qu'une charrette roula vers la sorcière qui n'eut d'autres choix que de ramper pour éviter de se faire écraser.
Elle se retrouvait face à un des treize. Et alors que leur regard se croisait, elle sentit immédiatement son emprise magique. Paralysée, la rage qui bouillonnait en elle s'amplifia. La colère, la haine et la férocité qui l'animaient étaient exacerbées à la hauteur du supportable. L'excès d'émotions accéléra son rythme cardiaque, augmenta la température de son corps et lui donna envie de vomir.
Jamais encore elle n'avait été si furieuse. Une révulsion viscérale qui lui brouilla la vue et la plaqua au sol. Dans le flou de la scène, elle distingua l'homme s'approcher. Forme incertaine dans un tourbillon de sang, elle aperçut la silhouette se faire emporter par un groupe.
Ses sentiments diminuèrent rapidement, lui permettant de se relever. Ne remarquant plus le maître dans la foule, elle poursuivit sa quête, désirant vivement retrouver Charlie.
Elle courut, tourna à l'angle d'une taverne, évita une flèche qui se planta dans un mur, tua un démon et tomba nez à nez avec une sorcière qui tentait de fuir. Une des tours du château s'effondra et une brume de poussière s'abattit sur toute la ville. Pour autant, Helja ne lâcha rien et continua de chercher son amie. Elle pensa également à Luba et alors, son cerveau partit à la dérive, la sortant des horreurs du présent.
Elles se trouvaient toutes les deux dans ce grand lit à l'auberge de Pontes, juste après avoir échappé aux cavaliers de l'apocalypse, le clan marginal du continent. Leur corps se mêlaient l'un à l'autre avec douceur, sensualité et poésie. À cet instant, c'était comme si la sorcière connaissait toutes les facettes de son amante, comme si elle la connaissait par cœur. Leur âme ne faisaient plus qu'une, prêtent à survivre à n'importe quoi. Les baisers et les caresses n'étaient plus que volupté, et les mots, de paisibles mélodies.
Une fulgurante douleur au front ramena Helja à la réalité et elle découvrit qu'elle s'était pris les pieds dans un cadavre. Ce n'était certainement pas le moment de se perdre dans le passé songea-t-elle.
Elle se releva, regarda autour d'elle et continua sa route. Des projectiles étaient expulsés des cheminées des maisons, tombant sur des groupes de démons. Elle accéléra le pas jusqu'à débouler dans une ruelle vide, à l'écart des combats. Quelqu'un l'appela. En se retournant, son cœur semblait manquer un battement et elle se précipita dans les bras de Luba et Charlie.
— Je suis si contente de vous retrouver ! dit-elle, embrassant la petite fille sur le sommet du crâne et la femme sur la bouche.
— Moi aussi, répondit Luba.
— Pourquoi vous êtes ici, nous devons rapidement emprunter la sortie de secours ?
C'est là que la sorcière s'aperçut qu'elles se trouvaient sur le perron du magasin de Janus et Tiguil.
— Où est Janus ? demanda-t-elle.
Et quand Charlie se mit à pleurer, elle comprit. L'idée de perdre à nouveau quelqu'un, qui plus est un ami de longue date, lui était insupportable. Pourtant, elle n'avait pas encore le temps de pleurer sa disparition, le danger continuait de rôder autour d'elle.
— Nous devons faire vite. La reine a enclenché le protocole zéro, expliqua la métamorphe, les yeux rivés sur le ciel blanc.
— Alors partons !
— NON ! s'emporta Charlie qui venait de se relever. Tiguil avait un plan pour sauver la ville et l'empêcher de tomber.
Elle attrapa la poupée de bois des mains de Luba et la donna à Helja, avant d'ajouter :
— Et c'est ce que nous allons faire.
— Mais c'est de la folie ! Comment veux-tu que j'approche Lilith d'assez près pour l'enfermer dedans ?
— Parce que tu es la meilleure sorcière de ce pays, répondit Luba. Peut-être même la meilleure que ce monde ait connue.
— Ça, je n'en suis plus très sûre.
— Ne commence pas à douter de toi et de tes capacités Helja, ce n'est pas le moment.
— Peut être que ce plan peut fonctionner, mais encore faudrait-il savoir où est Lilith.
— Pour ça, on va se servir de moi, éclaircit Charlie. Elle cherche à prendre à nouveau possession de mon corps et je suis certaine qu'à l'heure qu'il est, elle fouille la ville pour me retrouver. Donnons-lui un coup de main.
— Cela peut marcher et sauver toute la cité, encouragea Luba.
Helja regarda tour à tour ses deux amies puis, tenant fermement la poupée de bois, elle hocha la tête.
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