45. Une bonne bataille


(1800 mots)

Des batailles, des batailles et encore des batailles. Ma vie est une longue succession de batailles. j'ai arrêté de les compter, mais je conserve les bouchons.

Barfol, La fois où j'ai porté la moustache


Toujours à la barre, qu'il tenait d'une main, le capitaine Barfol fit sauter le bouchon d'un flacon d'un coup de dents, tandis qu'il écrasait une flammèche du pied. Son moniteur étouffait sous une épidémie de diodes rouges et clignotantes, à croire que le vaisseau essayait de lui dire quelque chose.

« Comme disait l'autre : si tu veux faire une bonne bataille, débouche d'abord une bonne bouteille. »

À la réflexion, il avait peut-être inventé ça tout seul.

« Concentrez-vous, capitaine » dit Segonde, qui agitait une couverture dans son dos.

Barfol éternua ; le vaisseau manqua de s'écraser dans l'Arx qu'il survolait à une demi-lieue de distance.

« Je suis parfaitement concentré, dit-il en respirant le parfum indéfinissable qui s'échappait du goulot. Bon, les gars, vous aurez compris, notre objectif est de torpiller les canons thermo-cinétiques. Il y en a quatre sur chaque aile, il y a sept ailes, ça nous fait donc quarante canons à pulvériser. Pour échapper à leur défense, il suffit de voler bas, comme je vous en fais la démonstration.

— Capitaine, votre veste prend feu.

— Sauvez-moi, capitaine, vous voyez bien que je suis occupé. »

Une marée de mousse carbonique noya son flanc droit. Des copeaux blanchâtres recouvrirent partiellement le tableau de bord ; de toute façon, Barfol ne connaissait pas l'utilité de tous ces voyants et de tous ces cadrans. Il respira de nouveau au goulot de sa bouteille.

« Je ne sais pas ce que c'est, mais ça m'a l'air fameux.

— Capitaine, nous sommes à portée d'une batterie de canons.

— C'est vrai, bonne remarque. Larguez une bombe.

— Déjà utilisées.

— Ah, peut-être. Allez-y au canon, alors. »

Il fit une embardée brutale. Un projectile thermo-cinétique venait de passer dans un éclair orangé, laissant sur leur droite une traînée de plasma qui s'effilocha comme une étoile filante. Mais sa bouteille resta intacte.

« Au fait, le feu est maîtrisé ?

— C'est fait, capitaine, dit Segonde en analysant l'odeur du flacon. C'est du solvant coupé avec de l'alcool à brûler.

— Ah, les fonds de tiroirs ne sont plus ce qu'ils étaient, s'attrista Barfol avec un éclair de nostalgie, en se laissant délester de la bouteille. Je savais bien que c'était un mélange imbuvable. Bon, concentrons-nous sur la bataille en cours.

— J'allais vous le proposer, capitaine.

— Que font nos amis en sandales ?

— Le consul Catius mène une offensive contre la Première Légion.

— J'aime bien ce type. »

Barfol jeta des coups d'œil à droite et à gauche ; il évita de nouveau un tir, retourna son tas d'ordure volant sur le dos, tandis que ses artilleurs – de vrais cinglés, ceux-là – pilonnaient les énormes canons thermo-cinétiques de l'Arx. Les projectiles minuscules étaient invisibles, mais leurs impacts provoquaient l'éclatement de tempêtes de débris.

Barfol se mit à siffloter, se calant sur une mélodie qui résonnait à ses oreilles, dans laquelle il reconnut tantôt l'une des nombreuses alarmes de bord.

Ces vieux vaisseaux, poussés dans leurs retranchements, faisaient toujours très bien leur travail jusqu'à un certain point, auquel tous leurs systèmes décidaient de lâcher en même temps. Dans ces machines complexes, soumises à un stress permanent, confrontées aux températures extrêmes et au vide cosmique, il règne un équilibre fragile. La goutte d'eau qui faisait déborder le vase pouvait venir de partout, par exemple de cette conduite qui fuyait depuis tout à l'heure sous les yeux de Barfol, trop près de lui pour qu'il s'en rende compte.

« Capitaine, quel est ce doux chant qui résonne à mes oreilles ?

— Aucune idée, dit la seconde. Je vais me renseigner.

— Oui, renseignez-moi. »

Depuis quelques minutes, Barfol comptait les frappes victorieuses. Ils n'étaient pas arrivés à quarante, pourtant nombre des canons de l'Arx semblaient déjà anéantis. Il en conclut que ses troupes étaient encore plus efficaces que prévu.

« Catius ! lança-t-il dans la radio. Catius, où en êtes-vous ? Vous avez encore besoin d'aide ?

— J'ai trouvé, dit Segonde en réapparaissant près de lui. C'est la radio qui est morte.

— Ça par exemple. Bon, rien d'important. Dites aux deux groupes de lancer l'abordage, nous prenons l'Arx. Enfin, non, ne leur dites pas, ils le devineront tous seuls. Je m'occupe du consul. Vous voyez ce qui se passe là-bas ?

— Sur le radar, on dirait que leur avancée est bloquée. Ils ont perdu un vaisseau.

— J'aimerais bien savoir si le Catius est encore en vie ou pas.

— Ce genre d'homme ne disparaît pas aussi facilement.

— De mon expérience, ils disent tous ça jusqu'à ce qu'ils trébuchent et se cognent la tête contre une vanne de sécurité. Repose en paix, cousin. »

Barfol força son vaisseau à un demi-tour. Allégé de ses munitions, le chasseur était devenu plus maniable, bien qu'il renâcle plus qu'au début.

« Nous manquons tous les deux de carburant, se plaignit le capitaine. Tiens, c'est quoi ça ? »

Une fusée les dépassait, crachant une traînée de flammes.

« On avait des missiles et personne ne me l'a dit ?

— C'est une de nos fusées annexes, remarqua Segonde. Elle a dû se détacher.

— Tant mieux, moins de poids. Bon, qu'avons-nous devant nous ? des légionnaires qui tabassent des légionnaires... ça va être encore facile de les séparer, tiens.

— J'ai trouvé une autre radio, dit la seconde en lui mettant sous le nez un communicateur.

— Parfait ! Eh, Catius, que faites-vous ? Répondez ! Je n'entends rien ! Comment ? Le vaisseau amiral ? Ça existe ? Et ça ressemble à quoi ? Le plus gros, vous dites ? Il faut le bousiller, c'est ça ? Non ? L'aborder ? Mais vous êtes un grand malade ! J'adore ça ! »

Barfol lâcha la radio, dont il n'avait plus besoin ; il tendit la main en réclamant quelque chose à grignoter.

« Ça, c'est une bonne bataille » s'exclama-t-il en plongeant parmi les tirs des légions impériales.

La canonnière de Catius s'était approchée d'un vaisseau effectivement deux fois plus gros qu'elle, à croire qu'il voulait l'emboutir. Toutes les bouches à feu crachaient des deux côtés, démolissant les blindages, perçant des dépressurisations à tous les niveaux, creusant dans les moteurs et les systèmes de survie. Des vaisseaux plus petits slalomaient au milieu du tumulte ; Barfol se joignit à eux en rigolant.

« Affûtez vos armes, les enfants, on arrive.

— Les hangars sont de l'autre côté, capitaine.

— Ouais, mais comme disait l'autre : quand tu veux faire une surprise, tu n'entres pas par la porte, mais par la fenêtre. Je crois qu'il y a une fenêtre sympa par ici. Est-ce que le sas amovible marche toujours ?

— Aux dernières nouvelles, oui.

— Alors sortez vos chalumeaux, ça va être marrant. »

Ainsi collée au vaisseau amiral, la guimbarde de Barfol ressemblait à une affreuse tique émergeant du pelage blanc d'un cheval racé. Le capitaine avait embouti son vaisseau en se collant sur le dessus de l'appareil, peu blindé.

« Que serait une bonne bataille sans un bon abordage ? » s'exclama-t-il en mettant un masque sur le nez, car des gaz toxiques commençaient à envahir l'habitacle.

Segonde sembla opiner, secouant son groin de plastique, mais il s'aperçut qu'elle désignait la trappe de sortie.

« Oui, oui, allons-y. »

Le mécanisme de l'écoutille lui resta dans les mains ; Barfol utilisa alors un outil indispensable dans ces conditions de vol, une barre de fer de la meilleure facture. Cet homme ne s'arrêtait pas au premier problème technique venu. Donnez-lui un point d'appui et il vous soulèverait un monde.

Le sas amovible était une ventouse de cuir noir, sous pression, accrochée à la coque du vaisseau de la Première Légion. Il offrait assez de place pour deux hommes, qui s'empressèrent de lancer la découpe de la coque au chalumeau. S'ils avaient visé juste, cela ne leur prendrait qu'une minute ; sinon plusieurs heures. Comme des nuages inquiétants de vapeur d'ammoniac les poursuivaient, Barfol suggéra à ses hommes d'accélérer la cadence.

Encouragés par des grincements métalliques, ils donnèrent quelques coups de pied dans la cloison, qui se détacha à moitié. Barfol se joignit à eux. La gravité artificielle générée par le vaisseau légionnaire rendait le travail plus facile. Après quelques essais, ils tombèrent dans une coursive extérieure.

« J'ai le sens du devoir, mais pas de l'orientation, dit Barfol en ôtant son masque. Quelqu'un se dévoue pour nous guider ? »

Segonde prit la tête. Pourvoyant en tout lorsque les compétences de Barfol ne suffisaient plus, elle méritait bien son titre de capitaine.

« Tu es sûre que ce n'est pas de l'autre côté ? » lançait-il de temps à autre pour la tester.

Elle désignait alors du doigt des plans alambiqués disposés sur les cloisons métalliques, qui ressemblaient plutôt à des stratégies d'évacuation en cas de sinistre. Comme si l'esprit humain pouvait tirer quelque chose de ces cartes peintes à la main, comportant pas moins de trente symboles différents.

« Catastrophe, s'exclama Barfol en apercevant une porte fermée. J'en étais sûr ! À cause de nos amis en salopette rouge, ils ont dépressurisé de partout. Nous n'arriverons jamais jusqu'au poste de commandement. »

Des alarmes retentirent. Des légionnaires arrivèrent par le même couloir qu'eux.

« Ce n'est pas par ici, annonça Barfol. Au fait, comment trouvez-vous ma moustache ? Comme disait l'autre : un héros sans moustache, c'est comme une bataille sans une bonne bouteille ; ça se fait, mais ça manque de saveur. »

Visiblement peu impressionnés par son style, les légionnaires moulinèrent du glaive et attaquèrent les flibustiers. Le couloir était à peine assez large pour un duel correct, alors à six contre dix, c'était une empoignade de bar à peine digne d'être racontée. Barfol trébucha sur un légionnaire blessé ; à terre, il vit passer devant lui un pied chaussé d'une sandale, mordit dans la cheville découverte, puis frappa du poing dans quelque chose de mou, enfin sortit son pistolet des mauvais jours et le pointa sur un front apparu en face de lui. L'arme sentait la poudre et la lavande, car il avait, un jour – un mauvais jour, donc – brisé par mégarde un flacon d'huile essentielle dans une poche annexe.

« Que personne ne bouge, sinon je fais la lessive. »

Du reste, il faisait face au dernier légionnaire encore debout, les autres traînant leurs os brisés ou comprimant leurs blessures superficielles.

« Rends-toi sans résistance, mon garçon, sinon, toi aussi, tu sentiras la lavande. Enfin, tu vois ce que je veux dire.

— Nous perdons du temps, dit Segonde.

— En effet. Ça serait plus clair de tous les tuer tout de suite, mais Kaldor exige une certaine mesure, donc on va laisser le gars, là, leur faire des compresses. Vous autres, suivez-moi. Enfin, suivez-la, je ne sais toujours pas où on va. »

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