41. La décision
Lorsque le retour n'est plus possible, la fuite devient nécessaire.
Fuite à rebours.
Fuite en avant.
Kaldor, Principes
Le lendemain, la salle commune au déjeuner fut un théâtre de visages assombris et de regards en coin. On observait Seryn, assise à la place d'honneur, juste sous la bannière de la Chambre des Délibérations, une pièce de tissu défraîchie aussi vieille que la forteresse. Elle gardait tantôt les yeux rivés sur son bol de céréales bouillies, tantôt les promenait dans le vague, comme si elle attendait quelqu'un qui ne venait pas.
« Il paraît que vous avez vu » dit à voix basse une membre de la garde, récemment engagée à en juger par son attitude.
Ikar regarda Othon, qui haussa les épaules. Il ne voulait pas évoquer cette nuit. Il se sentait coupable d'avoir été aussi facilement dupé par un démon des rêves.
Personne n'était mort et, si seuls les egos de chacun ressortaient blessés de cette bataille, alors la garnison de Téralis serait plus forte. Seryn aurait dû dire cela à l'ouverture du repas. Elle ne l'avait pas fait, comme si quelque chose la travaillait, qui bloquait son travail ordinaire de meneuse de solains.
« Nous avons vu qui était la primagister, dit Ikar. Quelqu'un qui sait affronter tout danger dans toute situation. Une mage d'Arcs formidable.
— Qu'a-t-elle fait exactement ?
— Nous étions dans un monde dupliqué, prisonniers de notre rêve. Seryn a tiré de son esprit une construction d'Arcs, comme une arme qu'elle aurait affûtée durant des années. Elle a vaincu le démon sur son terrain. »
La solaine acquiesça en avalant une nouvelle bouchée de gruau. Othon découvrait avec stupeur l'extension de leur rôle de maîtres. À peine sortis du magistère, on prenait leur savoir au sérieux, quitte à leur poser des questions sur des sujets qu'il ne connaissaient pas, et à se satisfaire de leurs réponses évasives.
« En tout cas, personne n'est mort, bafouilla-t-il. Et si seuls nos egos ont été blessés la nuit dernière, alors, nous en sortons plus forts. »
Sa remarque récolta des hochements de tête affirmatifs, sans qu'il puisse trancher s'il avait vraiment dit quelque chose de pertinent.
« Ce que j'ai vu la nuit dernière, intervint Ikar, a raffermi ma décision. »
Quelle décision ? songea Othon, mais il n'eut pas le temps de demander ; la primagister s'était levée d'un bond.
À ce signal, toute la salle fit de même. Plusieurs cuillères tombèrent au sol.
« Je vous en prie, fit Seryn, rasseyez-vous. Je voulais juste dire quelques mots sur la dernière lettre du prince Eil, que nous avons reçue il y a quelques jours, et sur l'attaque de la nuit dernière. »
On se remit en place avec lenteur, surpris par l'entorse au protocole, ramassant sa cuillère sans reprendre son repas pour autant. Les mots de Seryn portaient une hésitation inhabituelle. Peut-être la primagister était-elle fatiguée, voire souffrante, comme le disait la rumeur.
« D'abord, sur l'attaque. Vous n'avez rien à vous reprocher. Avec les maîtres d'Arcs, avec Tibor, nous avons essayé de démêler la manière exacte dont s'y est pris le démon, et nous n'avons pas eu le temps d'aller au bout de notre réflexion. Ils gagnent en puissance et en intelligence. C'est un fait. Un fait que je compte porter à la connaissance du prince Eil.
Pour en revenir à la lettre du prince, certains d'entre vous le savent déjà. La Cour a décidé de fermer le magistère de Khar. »
Elle prit appui sur son bâton de Commandement, reconverti en canne. Hors de question de s'asseoir pendant son discours.
« Le prince Eil trouve que nous sommes trop concentrés sur le Cercle de Lumière et pas assez sur la prospérité de Sol Finis. Ce n'est pas à moi d'en décider. Je suis chargée de la sécurité du royaume, pas de nous amener aux Étoiles. En revanche, en un paragraphe, dans la dernière page, voici ce que j'ai lu :
Enfin, nous décidons que la garnison affectée à la forteresse royale de Téralis sera réduite pour moitié de ses membres actuels, afin de rendre plus efficace la défense de notre royaume, en réorganisant la surveillance frontalière d'icelui. Notre primagister sera convoquée à notre Capitale pour discuter collégialement de ces évolutions nécessaires. »
Le silence, jusqu'ici religieux, se fit glacial. Jarven et Tibor, assis aux côtés de Seryn, hochèrent nerveusement la tête.. Ils avaient déjà pris connaissance de l'intégralité de la lettre.
« Le prince Eil se trompe. Nous le savons. La lumière décroît et l'ombre grandit aux Confins. Les démons se font plus nombreux et plus féroces. Il se peut... il se peut... »
Elle s'arrêta avant d'aller jusqu'au bout de sa pensée. Cette impuissance l'énervait au plus haut point.
« La Cour semble faire peu de cas des lettres que nous lui envoyons d'ici. C'est pourquoi je me rendrai là-bas en personne, dès aujourd'hui. En mon absence, Jarven et Tibor gèrent la forteresse comme d'habitude. Ne laissez rien passer. Soyez forts. Je suis fière de vous. Le royaume vous ignore et notre présence répugne à ses princes, mais nous sommes le seul rempart de Sol Finis. Merci. »
Un brouhaha prit forme aussitôt après la fin de son discours. Seryn s'entretenait à voix basse avec ses deux plus proches conseillers et amis. Jarven hochait la tête d'un air inflexible, tandis que Tibor mettait plus de formes, d'arguments, comme si l'un lui conseillait de faire peur à la Cour, tandis que l'autre proposait la diplomatie.
« Eh bien, commenta Ikar.
— Ça va mal, dit la garde.
— Face au mal qui s'avance vers eux, les sots détournent la tête, dit le maître d'Arcs, philosophe.
— De quoi parlais-tu, avec ta décision ? Intervint Othon.
— Oh, ça. J'ai décidé de demander audience auprès des dieux.
— Quoi ? C'est possible ?
— Je vous laisse, dit la solaine en souriant. À plus tard, peut-être.
— C'est possible, poursuivit Ikar. Les derniers à l'avoir tenté ne sont pas revenus. Mais je pense y parvenir. »
Apparemment convaincu de l'infaillibilité de son plan, il se mit en devoir de l'expliquer à Othon.
« Nous savons que les dieux résident en leur Séjour céleste, au-delà des Confins. Pour l'atteindre, en théorie, il faut partir en direction des Confins et cheminer jusqu'à ce que l'espace perde sa consistance. Vois-tu, le monde est un cercle, mais toutes ces directions se rejoignent à l'infini. Il faut juste traverser cette barrière.
— Une distance infinie ?
— Infinie, mais dans un lieu où la distance n'a plus court, sourit Ikar. C'est juste une torsion. Le seul problème, je pense, vient des démons. Ils étaient peu nombreux, dans le temps. Le voyage était plus facile.
— Juste une question, dit Othon. Une seule. La nuit dernière, tu t'es endormi en même temps que moi, non ? Qu'est-ce que tu as vu ? Quel visage a-t-il pris ?
— Tu veux vraiment le savoir ?
— Oui. »
Voulait-il vraiment se heurter à la perfection facile qui entourait Ikar telle une aura indestructible ?
« Eh bien, je n'ai rien vu. Le démon a hésité entre quelques visages, mais il a abandonné. Je n'ai pas de point faible, Othon. »
Il dit cela avec détachement et naturel, comme une observation sur le temps qu'il fait. Othon était estomaqué.
« Quand... quand pars-tu ?
— Tout à l'heure. »
Ikar entreprit de vider son bol. Il en parlait comme d'une corvée passagère. D'abord finir mes céréales, ensuite m'adresser aux Sermanéens.
« Si tu croises les dieux... quels messages leur porteras-tu ?
— Je verrai bien. Les dieux ne sont pas des êtres que l'on peut se permettre de brusquer en leur posant toutes les questions qui nous passent par la tête. »
En tous cas pas les tiennes, voulait-il dire. Fais plutôt confiance au caméléon. Maître d'Arcs un jour, diplomate le suivant.
« Tu crois...
— Je ne crois rien, Othon. J'observe en premier lieu. Et je n'ai encore jamais observé les dieux. Sont-ils morts ? Je l'ignore. Fous ? Peut-être. Raisonnables ? Sans doute pas. Je te le dirai à mon retour. »
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