2 - Une situation difficile

9 Avril 2050
Le premier jour

Je tournai au coin de la rue et débouchai sur le boulevard. Sans une pensée pour mes freins, j'accélérai encore davantage, prenant un peu plus de vitesse à chaque nouveau coup de pédale. Le vélo dévala à toute allure la rue en pente douce, et les feux des voitures qui m'entouraient furent pratiquement les seuls flashs de couleur à parvenir jusqu'à ma rétine dans un monde en noir et blanc. L'idée que je puisse me rompre le cou ou avoir un quelconque accident, à cette vitesse, me soulagea presque. Ma dispute avec mes géniteurs quelques minutes plus tôt, avant qu'ils n'abandonnent le foyer familial pour la énième fois à des fins professionnelles, m'avait mis dans une colère noire.

Je n'avais aucune intention d'attenter à ma vie, mais il y avait des jours comme celui-ci ou la perspective de mourir m'indifférait totalement. Aujourd'hui, si cette perspective était devenue réalité, je l'aurais même considérée comme une bénédiction. Néanmoins, je me rabâchais que, si pour moi il n'y avait plus d'espoir, pour Kyle et Lucas, mes deux petits frères, les choses pouvaient encore s'arranger. Cet espoir, à mon niveau, n'était plus envisageable. Plus maintenant. Être l'héritier légitime de la famille Dufau, en tant qu'aîné, induisait le sacrifice de ma personne et de mes aspirations, pour un ensemble vaste et flou que représentaient les différents membres de mon arbre généalogique encore en vie. Cela m'imposait de sacrifier tout ce que j'étais, mon identité propre et unique, au profit de ma famille, un groupe auquel mes parents et moi n'accordions pas la même définition.

C'était à cause de ces sacrifices, excédé et dégoûté par les projets de mes parents, que j'avais profité de leur absence pour quitter la maison familiale à grands coups de pédales, avalant l'asphalte détrempée sous mes roues avides aussi vite que je le pouvais, comme si j'avais le diable en personne à mes trousses.

Le port était au bout du boulevard Asia Marshfield - du nom de cette mairesse parisienne assassinée deux ans plus tôt - bordé d'arbres verdoyants et de lampadaires allumés annonçant la tombée du jour. Ce boulevard, encore très fréquenté malgré l'heure avancée, était une grande descente, une ligne droite. Il était aisé de vouloir lâcher les freins et finir dans les eaux saumâtres du port où les bateaux jetaient l'ancre pour décharger leurs cargaisons. D'ailleurs, je détestais cette facette de la ville, mécanique, polluée, sans visage et sans couleur, aux odeurs nauséabondes et aux saveurs de misère. C'était un lieu créé de toutes pièces par la main de l'homme et qui ne s'y trouvait pas encore lorsque j'étais venu au monde.

Je n'avais qu'à soustraire mes doigts des freins du vélo, laisser la perspective d'un accident me faire peur, abandonner à la vitesse de la descente l'écoulement de toujours plus d'adrénaline dans mes veines à mesure que la vitesse obscurcissait mon jugement et que le froid me faisait verser des larmes involontaires.

Je pouvais.

J'aurais pu.

J'exerçai néanmoins une légère pression sur les freins et tournai à gauche au bout de la grande avenue dans un virage serré, me dirigeant vers l'ouest en longeant la Seine et le port que je détestais tant. Ce matin même, on y avait découvert un nouveau cadavre. Un de plus parmi tous ceux que l'on retrouvait régulièrement dans ce charnier aquatique. Meurtre, accident,... Allez savoir.

Je ralentis encore, laissant les voitures noires aux formes courbes et glissantes me doubler, et je bifurquai à droite pour pénétrer dans le port même. Là, je sécurisai mon vélo à un lampadaire grâce à un verrou électronique et m'éloignai en trainant les pieds, les mains enfoncées dans les poches de ma veste en cuir noire.

J'étais heureux d'avoir pu conserver mon vélo dans ce monde où la société tout entière dépendait à chaque instant du numérique, de l'informatique et des révolutions technologiques, dans cette sphère aisée où les chauffeurs conduisaient à votre place si ce n'était pas les véhicules qui s'en chargeaient eux-mêmes. C'était un bon vieux vélo sans électronique embarqué, sans un watt d'électricité, qui se tractait à la seule force des jambes ; un vélo comme on en fabriquait plus depuis plusieurs décennies, soit bien avant ma naissance.

Nous étions en 2050 et la technologie ne cessait de faire des progrès. Du pilote automatique pour les différents moyens de transport, en passant par les nouvelles générations de supercalculateurs et les premières semi intelligences artificielles, il semblait que l'humanité avait perdu ce qui la caractérisait : l'humain.

Personnellement, ce côté altruiste et charitable égaré au cours de l'évolution de l'Homme, était le cadet de mes soucis. La technologie était là et elle nous était utile. Nous en dépendions au quotidien un peu plus chaque jour. Alors pourquoi ne pas nous en servir ? Tant qu'elle me permettait d'échapper au moins quelques heures à ce que me promettait ce futur tout tracé et calculé dont je cherchais désespérément à me soustraire...

En marchant, je donnai un coup de pied dans un caillou malchanceux dressé sur mon chemin, qui alla rouler jusqu'au bord du quai pour basculer dans le vide et percuter la surface des eaux sombres dans un plouf ! étouffé par les bruits environnant de manœuvres de manutention. J'avais connaissance de l'heure tardive, mais je savais aussi qu'on m'attendrait pour dîner. J'avais besoin de quelques minutes supplémentaires de liberté relative et le port, dont l'activité ne cessait jamais, m'apparaissait en cet instant comme un refuge idéal.

Fermant les yeux un court un instant, j'inspirai à pleins poumons. Une odeur de pourriture se mélangeait à l'air frais de la nuit naissante, emplissant malgré tout ma tête de ce sentiment qui m'échappait définitivement aujourd'hui plus que jamais : la liberté.

Les yeux baissés sur mes baskets aux motifs rouges et blancs, je ne remarquai pas le chef de la sécurité venir vers moi. Malgré les puissants projecteurs qui illuminaient ce port comme une guirlande un sapin de Noël, noyé dans mes idées noires, je ne l'avais pas vu s'approcher.

— Eh, Charlie ! Comment va, jeune homme ? m'interpela-t-il en venant vers moi.

Surpris, je relevai la tête et m'arrêtai dans la lumière aveuglante d'un projecteur, plissant les yeux pour mieux voir mon interlocuteur.

— Bonsoir monsieur Martin, le saluai-je brièvement en le reconnaissant enfin.

C'était un homme de bonne taille d'une quarantaine d'années, avec une petite barbe de quelques jours et un tour de ceinture important. Lui et moi discutions toujours de tout et de rien lorsque je descendais sur le port. C'était une façon pour moi d'oublier tout le reste.

Une ombre assombrit son visage un instant, et cela n'était pas du au jeu de lumières des projecteurs. J'interprétai plutôt cela comme de l'inquiétude, impression confortée par le froncement évident de ses sourcils.

— On dirait que ça ne va pas fort... encore, commenta Monsieur Martin, embêté. Je peux faire quelque chose pour toi ?

Je me forçai à sourire. Il n'avait nullement besoin de supporter mes problèmes. Il en avait bien assez de son côté.

— Des broutilles, assurai-je en haussant les épaules avec nonchalance. Je me suis fait une raison.

Ce qui était vrai. Ce soir, précisément, j'avais baissé pavillon. Pas moyen de lutter sans rien à quoi m'accrocher.

— Et vous, comment vont vos enfants ? Et votre femme ? demandai-je pour détourner son attention de mes propres soucis.

La famille de cet homme avait eu un accident de voiture deux semaines plus tôt ; un camion avait envoyé la voiture faire quelques tonneaux avant de s'immobiliser. A notre époque, avec tous ces pilotes automatiques, on se demandait comment une chose pareille pouvait encore survenir. Par miracle il n'y avait eu aucun mort, mais la plus jeune de la famille était toujours dans le coma.

Monsieur Martin souffla doucement, comme pour évacuer un stress passager.

— Lise ne s'est toujours pas réveillée, et son frère doit rester alité encore une semaine. Néanmoins, les médecins sont confiants alors nous aussi, on espère.

Je ne trouvai rien à répondre ; j'avais épuisé mes réserves de paroles encourageantes. Par ailleurs, je préférais encore garder le silence plutôt que de débiter des paroles qui pourraient être malvenues dans ces circonstances.

Monsieur Martin me sourit pour dissiper le malaise et retrouva presque aussitôt son air jovial habituel.

— Et tes parents, comment vont-ils ?

— Bien... je suppose, répondis-je en me raidissant, ma colère bouillonnant à nouveau.

Il le remarqua et me fit signe d'oublier ce qu'il venait de dire.

— Toujours en dissension, je présume. Oublie. Tu es jeune ! Tu as tout le temps pour t'inquiéter. Pour le moment, tu as la vie devant toi pour découvrir toutes ses merveilles, parcourir le monde, te faire des amis et forger ta propre opinion. La vie est une aventure, Charlie. Et qui sait, tu trouveras peut-être l'âme sœur au court de ce voyage, et elle te comprendra mieux que quiconque sur cette planète.

Une fois de plus, je ne répondis pas. J'avais renoncé depuis bien longtemps à cet avenir que je m'imaginais lorsque j'étais encore tout petit : cosmonaute, pilote de rallye, ou encore musicien. Quant à l'âme sœur, ce n'était qu'un conte de fée destiné à bercer l'enfance d'illusions sur la vie de couple, et à préserver l'innocence de ce monde merveilleux qui précédait la violence de l'adolescence.

L'homme se rapprocha et posa une main compatissante sur mon épaule. Il me regarda droit dans les yeux, soudain très sérieux. Cela me surprit un peu.

— En tout cas, tu traînes trop par ici, mon grand. Je sais que tu viens quand tu n'as pas le moral, et ces derniers temps je trouve que cela arrive bien souvent.

— Je vais essayer d'y remédier, alors, le saluai-je un peu rapidement pour mettre un terme au plus vite à cette conversation dérangeante que je ne voulais pas avoir, et surtout pas avec lui. Bonne soirée.

Je me détournai pour m'en aller et constatai qu'il hésitait, tandis que son regard accompagnait mon retour vers le lampadaire où j'avais abandonné mon vélo. Finalement, il haussa les épaules, me salua et reprit son chemin. Certes il s'inquiétait pour moi, mais il avait ses propres ennuis, et ma vie privée ne le regardait pas au-delà de ce que je voulais bien lui dire.

Monsieur Martin travaillait pour mon père, comme tous les hommes de ce quai dont l'activité diminuait à peine pendant la nuit. D'ordinaire, les civils n'étaient pas autorisés à entrer dans la zone portuaire, par soucis de sécurité. Mais j'étais le « fils du patron », alors les agents de sécurité comme les dockers fermaient les yeux sur ma présence illégale en ces lieux. Ce qui m'arrangeait tout autant que cela m'agaçait, selon mes humeurs.

Après un rapide regard sur ma montre numérique, je jetai un dernier coup d'œil sur l'eau trouble de la Seine, faisant disparaître un reflet brouillé de ce que je pouvais bien être : une esquisse d'aquarelle qu'une goutte d'eau était capable de défigurer à tout moment.

Il commençait à être tard.

Après avoir récupéré mon vélo, je me contentai de le pousser à côté de moi, battant le pavé sans porter attention à l'endroit où je posais les pieds. Moins vite je rentrerais, mieux je me porterais. Cela me laissa plus de temps pour observer ce boulevard pratiquement passé inaperçu dans ma descente folle un peu plus tôt. Je n'avais pas réalisé qu'il ne pleuvait plus depuis un moment, si bien que les trottoirs et la route avaient séchés. Un vent léger et frais s'était levé, me forçant à rentrer la tête dans les épaules pour me protéger du froid. Ici, l'air sentait la pollution, mais à un taux acceptable pour un début de soirée, rien à voir avec les odeurs nauséabondes du port. La circulation était plus fluide et les parisiens presque détendus pour un soir de semaine ; pourtant je ne ressentais pas leur légèreté. Je ne voyais pas la beauté de Paris la nuit comme les autres pouvaient le faire. Ma tête s'enténébrait de sombres pensées avec une ténacité digne d'éloges, me rendant aveugle à tout autre chose que ma douleur.

J'avais un nom de famille issu de la vieille noblesse, des parents à la tête d'un empire financier, tout ce dont je pouvais bien rêver, et pourtant... ma vie était un désert fait de ruines et de misère. Qu'est-ce que j'avais bien pu rater pour me sentir si mal dans ma peau ?

En rentrant enfin à la maison – une grande demeure parisienne moderne qui faisait la fierté de son architecte – nos deux bergers allemands, Ezy et Bolt, vinrent m'accueillir comme si je ne les avais pas vus depuis trois semaines, signalant mon arrivée tels des éléphants dans un magasin de porcelaine. Jessica, la gouvernante de tout juste cinq ans mon aînée, m'attendait de pied ferme dans la grande cuisine aménagée de style américain, les poings sur les hanches. Elle avait fait irruption trois ans plus tôt dans notre maison, lorsque notre précédente gouvernante avait succombé à un AVC, prenant la place vacante de gestionnaire de la maison, ainsi qu'une autre, plus discrète et plus importante de grande sœur.

— Charlie, tu es encore parti sans rien dire, furent les seuls mots qu'elle m'adressa, d'un ton neutre qui annonçait certainement une grande tempête.

Je haussai les épaules.

— J'ai laissé un mot sur le bureau de ta chambre, répondis-je d'un ton badin.

— Je sais. Je l'ai vu.

Contrairement à mes craintes, elle ne me rabroua pas férocement. Elle retourna plutôt à sa cuisine où elle préparait des lasagnes pour le dîner, me tournant le dos.

— Je suis désolée pour toi, Charlie, sincèrement. Ce qui t'arrive n'est pas... Ce n'est pas juste. Mais arrête de me causer autant d'inquiétude. Je vais finir avec des cheveux blancs beaucoup trop jeune. Et surtout, je déteste te voir partir quand tu es dans cet état-là ! J'ai toujours peur qu'il t'arrive quelque chose.

Je grimpai sur l'un des hauts tabourets et m'assis à la table intégrée dans l'îlot central, commençant à jouer avec le pot de sauce tomate sans y prêter attention. J'aimais l'entendre dire que je lui faisais des cheveux blancs.

— Je suis allé au port. J'ai vu Martin. Lise est toujours dans le coma, mais les médecins sont optimistes, d'après ce qu'il m'a dit.

Ma gouvernante exhala un léger soupir de soulagement et repoussa une mèche de son visage d'un revers du poignet.

— C'est une bonne nouvelle, ça. Espérons qu'elle se réveillera bientôt.

Jessica n'était ni grande ni petite, brune avec une petite queue-de-cheval. Ses yeux verts gris semblaient percer à jour tout ce qui tombait sous leur regard, et rien n'échappait à leur vigilance.

Elle apporta la touche finale à son plat, l'enfourna et, sans plus de cérémonie, s'assit face à moi, me fixant sans ciller.

— Quoi ? demandai-je, gêné, avec un mouvement de recul.

— Tu veux qu'on en parle ?

Je me rembrunis. Je savais pertinemment de quoi elle voulait me parler : de ce sujet délicat qui me mettait dans tous mes états et dont elle était bien entendu informée.

— Non.

Catégorique.

— Charlie ! s'exaspéra-t-elle en levant les bras au ciel. Le monde n'a pas encore cessé de tourner, que je sache. Alors essaye de te ressaisir.

— Impossible, je ne peux pas, contrai-je un peu sèchement. Mon monde cessera bientôt de tourner. Jess, je n'ai vraiment pas envie d'en parler. Je veux seulement me détacher de tout cela, justement.

Lisant dans ses yeux la peine qu'elle avait pour moi, je sus qu'elle allait céder. Ce qu'elle fit. Elle n'insista pas. Car elle était sincèrement désolée pour moi. Ses yeux étaient assez explicites comme ça.

— Va chercher Kyle et Lucas, on va bientôt manger, dit-elle plutôt.

Elle se leva en repoussant le tabouret, faisant racler les pieds en acier sur le carrelage blanc immaculé, et débarrassa la table en marbre noir pour pouvoir dresser le couvert.

Quand les parents étaient là, nous devions dîner dans la salle à manger, et Jessica, seule dans la cuisine, une fois que nous avions fini. En revanche, lorsqu'ils s'en allaient, comme la plupart du temps, nous mangions tous les quatre dans la cuisine. Ce moment privilégié et fréquent servait de prétexte à des chamailleries, des bousculades, des cris et des fous rire. Il n'était pas non plus rare que nous nous moquions les uns des autres, mais tout cela faisait partie du rituel d'une fratrie ordinaire, comme si nous l'étions vraiment.

Je descendis du tabouret et quittai donc la cuisine à la recherche de mes frères, afin de les prévenir que le dîner était bientôt prêt. La maison était certes immense, sur plusieurs demi niveaux, mais j'avais une idée précise de l'endroit où ces deux-là pouvaient se terrer. Nous étions en semaine, au moment de la journée où les devoirs étaient finis et le repas pas encore tout à fait prêt. Les connaissant, il n'y avait qu'un endroit dans cette demeure aux murs blancs où ils pouvaient être.

Mon intuition ne me fit pas défaut. Je les retrouvai tous deux dans la chambre de Kyle, âgé de quinze ans. Ils étaient en pleine course automobile sur une console de jeux connectée à un écran surdimensionné et pas plus épais qu'une feuille de papier, placardé contre l'un des murs de la chambre. Lucas, du haut de ses dix ans, n'était pas en reste malgré son jeune âge.

— Je vais t'enfumer, Kyle ! vociféra-t-il.

— Pas cette fois, microbe !

Pourtant, le jeu donna raison à Lucas lorsqu'il franchit la ligne d'arrivée le premier. Il se leva en hurlant de joie.

— Ouaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !

Ezy et Bolt déboulèrent brusquement dans la pièce en aboyant avec force pour manifester leur joie, révélant ma présence à la porte. Réalisant que je les observais, Kyle, déçu par sa défaite, se tourna vers moi.

— T'étais où ?

— Au port, répondis-je succinctement.

Kyle lui aussi était au courant de l'annonce que m'avait faite ma mère un peu plus tôt. Pourtant, il ne dit rien. Que pouvait-il dire, de toute façon ? Ses yeux sombres reflétaient tout simplement le puits sans fond qu'étaient les miens. C'était tout ce qu'il y avait à dire.

— Jessica a presque fini, les informai-je. Vous venez ?

Kyle se leva pour poser sa manette et éteindre la console d'un bref geste de la main devant la machine.

— Qu'est-ce qu'on mange ? demanda Lucas en grattant Ezy derrière l'oreille, les yeux levés vers moi.

Il me faisait toujours rire avec ses grandes lunettes rondes et ses cheveux châtains en pétard. Son enthousiasme était contagieux et nous aidait beaucoup, Kyle, moi, mais aussi Jessica, à ne pas devenir fous dans cette maison.

— Coccinelles frites et papillons rôtis !

Une façon à nous de dire que c'était une surprise.

— Oh chouette !

Et il s'élança dans le couloir pour dévaler les escaliers. Autre chose qu'en présence de nos parents il était strictement interdit de faire. Kyle ébouriffa Bolt en passant et sortit, moi à sa suite, les deux chiens dans notre sillage.

Comme tous les repas que nous prenions entre nous, ce fut un joyeux champ de foire, un brouhaha monstrueux et rassurant. Il y avait quelque chose de réconfortant dans ces moments simples où l'ombre de nos géniteurs ne pesait pas sur nous. Jessica nous autorisait alors à faire tout – ou presque – ce qui nous était ordinairement interdit, du moment que nous gardions cela pour nous. A nos yeux, elle faisait partie de la famille, c'était notre grande sœur. La perdre serait plus douloureux pour nous que la pertes de nos propres parents.

Après avoir mangé, nous nous installâmes dans le petit salon, celui que nous avions le droit d'utiliser sous prétexte que le mobilier et l'électronique de cette pièce valaient moitié moins cher que ceux du grand salon, même s'ils avaient, eux aussi, coûté de quoi faire vivre une famille française moyenne pendant plusieurs mois. Qu'importât, nous préférions ce salon parce qu'il était plus chaleureux, confortable, et que nous l'avions agencé à notre façon, faisant en sorte de nous installer le plus possible à notre aise.

La cuisine n'était pas rangée, le tablier de Jessica en bouchon à ses pieds tandis qu'elle hurlait devant le film, concurrençant Lucas qui s'était même mis debout sur le canapé à sauter dans tous les sens. Mais ce soir rien de tout cela n'avait la moindre importance.

Je me sentais bien, et triste à la fois.

Quand Kyle trouva ses yeux alourdis par la fatigue et alla se coucher, Lucas s'était déjà endormi sur place, comme une masse, dans un océan de coussins et de couvertures. Jessica éteignit la télévision sans me demander mon avis. Elle savait que je ne la regarderais pas et il était grand temps pour nous tous d'aller dormir.

Elle s'approcha de mon frère, le prit dans ses bras en grimaçant. Je dissimulai un fou rire en venant le lui prendre.

— Ce n'est plus le petit garçon de sept ans que tu as connu en arrivant ici, n'est-ce pas ?

Elle acquiesça en chassant une mèche de son visage avec un sourire nostalgique. Elle ramassa son tablier sans un mot, rangea la pièce et regagna la cuisine.

Sans faire de bruit, je ramenai Lucas dans sa chambre. J'entrepris de le déshabiller pour lui mettre son pyjama, mais il se réveilla et s'en chargea lui-même, dans un demi-sommeil, avant de replonger tête la première dans son oreiller, déjà endormit. Il ne s'en souviendrait même pas au réveil.

A pas de loup, je sortis à reculons et rejoignis notre gouvernante dans la cuisine. L'horloge murale affichait vingt et une heure trente six, et Jessica achevait de remettre en ordre son champ de bataille.

— Raaaaah ! soupira-t-elle en s'asseyant enfin. Je suis lessivée !

Je m'assis à mon tour.

— D'ordinaire c'est plutôt le contraire, non ? fis-je remarquer. C'est toi qui fais la lessive, et non l'inverse.

— Haha, très drôle !

— Qu'est-ce que tu vas faire, demain ?

Cette question m'importait vraiment, plus que beaucoup d'autres sujets dont nous aurions pu parler. Ce n'était pas seulement une banalité. Elle était en congé ce vendredi et elle ne serait donc pas à la maison. Ou presque pas. Une journée sans une gouvernante cela pouvait sembler trivial. Mais une journée sans Jessica, c'était devenu un calvaire pour moi.

Elle me jeta un coup d'œil avant de tourner la tête vers la fenêtre aux volets clos, sans voir la noirceur sans étoiles de la nuit cachée derrière.

— Voir des amis, dîner avec Jérémy, et surtout me changer les idées.

Jérémy, son petit ami, avait la patience et la tolérance d'un ange pour supporter tout le travail qu'elle faisait pour nous. C'était quelqu'un de bien qui méritait le dévouement et la bienveillance de Jessica.

— Et tu devrais en faire autant, acheva Jess en se tournant de nouveau vers moi, le regard dur.

Je clignai des yeux, faisant l'innocent.

— Quoi ?

— Te changer les idées.

— J'y travaille, grognai-je plus abruptement que je ne l'aurais voulu.

Jessica était désolée pour moi, encore une fois. Il y avait de la pitié, même, dans son regard. Pourtant, elle me sourit le plus sincèrement du monde et me tapota la main avec compassion avant de se lever.

— Arrête de faire cette tête, tout va s'arranger. Je serai toujours là pour t'épauler, quoi qu'il arrive. Tu peux compter sur moi. Ça, ça ne changera jamais, peut importe ce que l'avenir te réserve dans un futur proche ou lointain.

— Je sais, soupirai-je en baissant les yeux sur la table noire et brillante. Merci, Jess.

— De rien, Charlie.

Je la regardai contourner l'îlot central puis elle se planta devant moi, se haussa tout juste sur la pointe des pieds, et m'embrassa sur le front dans ce geste familier que je lui attribuais personnellement. Après quoi je la regardai suspendre son tablier dans le placard avant qu'elle ne se retourne vers moi, sur le seuil de la porte.

— Bonne nuit, Charlie. Tâche de dormir, s'il te plait.

Je ne répondis rien et, comprenant que je ne prononcerais pas un mot, Jess quitta la pièce en silence et gagna sa chambre.

Je restai un moment à fixer l'espace vide qu'elle avait laissé en partant, ne trouvant finalement plus aucun intérêt à demeurer en ces lieux maintenant qu'elle s'en était allé. La cuisine, sans Jessica, c'était une pièce sans intérêt, sans âme. Une maison, sans elle, ce n'était pas un foyer. Alors je quittais la cuisine à mon tour pour rejoindre ma propre chambre. Il n'était même pas vingt-deux heures.

Quand mes parents rentrèrent au beau milieu de la nuit, vers trois heures du matin, je ne dormais toujours pas. Mais ils se firent discrets, comme à leur habitude, et la maison resta calme. Or, il était primordial, pour le moment, que je conservasse cette quiétude. La confrontation viendrait à nouveau, un jour. Un jour prochain. Mais pas cette nuit, pas demain.

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Vous trouverez grand nombre de fautes d'orthographe, grammaire, conjugaison, synthaxe... et de coquilles tout le long de cette histoire. Sachez cependant qu'il s'agit d'une version non définitive qui a été revue et recorrigée depuis mais non publiée sur Wattpad. Soyez donc indulgents et n'hésitez pas à me faire remarquer ces erreurs afin que je sois sûre qu'elles aient été éliminées.

Ayant réalisé ma méprise entre imparfait et passé simple (et plus-que-parfait entre autres temps de conjugaison à s'arracher le cerveau), j'ai commencé à réécrire mes chapitres en rectifiant cette erreur. Néanmoins, les 40 prochains chapitres, à partir de maintenant, sont encore sur l'ancienne version. Vous retrouverez les modifications dans les 20 ou 30 derniers chapitres, moment à partir duquel j'ai réalisé mon erreur. J'attends de finir l'histoire pour corriger les chapitres encore erronés. Merci d'en tenir compte ! 😉

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