Et Ils Basculèrent Dans Le Néant (IV)
D'aussi loin qu'il s'en souvienne, il avait toujours participé à ce genre de réception. Ce n'était pas une chose nouvelle en somme, bien qu'uniquement annuelle. Pourtant ce soir, Lucas devinait une nausée persistante traverser tout son corps. Il inspira profondément, tentant de chasser l'inconfort qui jouait sur son estomac et lui pressait l'œsophage. Sans grand succès. Les odeurs disparates de parfums, lui faisait chavirer le cœur, et les lumières qui rehaussaient les robes déjà étincelantes martelaient douloureusement ses yeux. Le jeune homme les ferma un instant avant de les rouvrir, se sentant observer.
Un regard sombre de sa part eut raison des jeunes femmes qui le reluquaient goulûment, non sans quelques gloussements qui le firent grommeler intérieurement. Il n'était vraiment pas d'humeur. De nombreuses rumeurs couraient sur ces jeunes femmes et ces jeunes hommes du Un qui cherchaient à s'acoquiner en fréquentant des membres du Secteur Trois ou Quatre, et si pendant un temps, il n'y avait pas crû ; il avait vite changé d'avis en s'apercevant que certains de ses amis possédaient soudainement, des choses qu'aucun Quatre n'aurait pu s'acheter.
Un simple échange de bons procédés lui avait glissé un camarade. Eh bien, Lucas avait décidé que cela se ferait sans lui.
Ses doigts se pressèrent davantage dans ses muscles alors qu'il faisait glisser ses yeux d'un bout à l'autre de la salle. Quand il était enfant, c'est son père qui attirait les regards et les murmures de la sorte. Il se souvenait clairement de lui se cachant dans ses jambes. Un bouclier contre les jugements qui avait depuis longtemps disparu maintenant et les pauvres défenses que le jeune homme avait érigées contre lui en croisant ses bras sur sa poitrine ne faisaient manifestement pas le poids. D'un geste, il desserra la cravate autour de son cou, cherchant de l'air là où il semblait ne plus y en avoir.
Pourquoi le regardait-il comme ça ? Ou alors, ce n'était pas lui, qu'ils fixaient ainsi ?
Sarah était près de lui, s'attaquant sans se soucier du monde à l'un des buffets. Il admirait sa nonchalance autant qu'il haïssait les jugements des Un, aussi fit-il un pas de côté pour se mettre devant sa petite sœur, la couvrant de son ombre. S'ils ne discutaient pas de lui, alors c'était forcément d'elle ; de l'Écarlate et de sa dernière course, de son intervention spectaculaire sur la grande place du premier Secteur de la Zone Ouest, et il refusait de voir sa benjamine se faire harceler par cette bande de chacals.
Elle a déjà trop souffert... On a déjà trop souffert, se corrigea-t-il en se remémorant le sensation du fouet sur son dos. Il frissonna.
Mais ça irait ! Il fallait juste qu'ils tiennent encore un peu, jusqu'à demain. Après quoi, tout cela ne serait plus qu'un lointain souvenir. Ils laisseraient le Royaume ses Zones et ses secteurs pour embrasser le No Man's Land et son au-delà.
N'est-ce pas ? Le poids sur son estomac s'enfonça de nouveau dans son ventre.
Y arriveraient-ils ? se questionna le jeune homme alors qu'un doute vicieux et malvenu s'insinuait en lui, se frayant un chemin parmi les plus sombres pensées de son esprit.
Il déglutit, trouvant la salive qu'il avala un peu lourde. Après tout, l'ensemble du plan reposait uniquement sur un énorme coup de poker. Une chance infime ! Et si la coupure n'avait pas lieu ? Et s'ils n'atteignaient pas l'autre bout du No Man's Land ? S'ils étaient trop faibles ? Lucas mordit dans sa lèvre inférieure, pas assez pour en tirer le sang, mais suffisamment fort pour que la douleur le sorte de son tourbillon d'incertitude.
Réagir de la sorte ne servait à rien désormais. La décision avait été prise et c'est lui qui était venu avec ce plan un peu fou, aussi, le jeune homme pesta contre sa soudaine incertitude. N'avait-il pas promis ?
Si, si je l'ai fait. Alors tout ira bien, je les protégerais, se rabroua-t-il en fronçant des sourcils.
Son regard vert émeraude glissa vers sa droite et tomba une nouvelle fois sur sa sœur :
— Doucement avec ça, gronda-t-il en la voyant soulever un énième verre à ses lèvres. Il avait besoin qu'elle soit en forme.
— Laisse-moi tranquille tu veux, je suis adulte, j'ai le droit de boire si j'en ai envie et c'est le cas, répliqua-t-elle aussi sec.
— Aux yeux du Royaume, peut-être, mais pas aux miens ! Tu dois avoir l'esprit clair pour demain, ajouta-t-il plus à demi-voix pour elle seule.
— Je ne suis pas comme toi, ça ira !
La réponse le frappa de plein fouet il dirigea vers sa benjamine, une expression chargée d'une colère sourde, les yeux plissés. C'était un coup bas, même venant d'elle. Utiliser cette période où l'alcool lui servait d'inhibiteur contre lui était vraiment... Il n'avait pas les mots.
— C'est quoi ton problème en ce moment ?
Insolente, Sarah se contenta de vider son verre d'une traite en le fixant de ses yeux gris avant de tourner les talons pour s'enfoncer une nouvelle fois dans la foule de Un.
Le jeune homme se retint de l'appeler, de même que de la suivre. En colère comme ils l'étaient, l'un comme l'autre risquait de se dire, en cas de confrontation, des choses qu'ils regretteraient. Et c'était là, la dernière chose qu'il voulait en ce moment. Sa pilote de sœur était une tête brûlée, elle reviendrait vers lui une fois calmée.
Et pour dire quoi exactement ? songea-t-il amer. Il n'était pas dupe du changement de comportement de sa benjamine. La distance entre le frère et la sœur ne faisait que grandir de jour en jour de même que s'alourdissaient les frictions entre eux quand ils étaient ensemble. Peut-être leurs inquiétudes propres entraient-elles en contact ? Rien n'était moins sûr pour le jeune homme, la pilote restant muette a ses appels.
Lucas passa une main rageuse dans ses cheveux, in-disciplinant ses mèches brun presque auburn.
— Lucas, est-ce que ça va ?
— Oui, oui, ça va ! Julie et Alexandre l'avaient presque fait sortir de sa peau avec leur intervention.
Au moins ceux-là semblaient avoir une bonne soirée, nota-t-il. Leurs joues roses et leurs souffles haletants traduisaient en tout cas, d'une danse énergique.
— Tu es sûr ? questionna Julie en s'éventant de sa main.
— Oui, soupira le jeune homme.
Alexandre haussa les épaules, ses yeux bleus électriques traçant un chemin entre Lucas et Sarah.
— Ça avait l'air plutôt tendu entre vous à l'instant. Il s'est passé quelque chose ?
— Et comment je le saurais ? Ma petite sœur passe son temps chez toi, répliqua froidement le Quatre.
— Hé, calme-toi, je posais juste une question, se défendit son camarade.
— Ouais, bah tu sais quoi, moi aussi j'ai des questions !
Le jeune homme pivota pour faire face au meilleur ami de sa sœur qui eut un léger mouvement de recul.
— Alors, poursuit-il. Il s'est passé quelque chose ?
Alexandre carra des épaules, le dévisageant avec autant de force que devait le faire Lucas.
— Écoute, ce n'est un secret pour personne que ta sœur est ma meilleure amie, il est donc normal qu'elle passe du temps avec moi ! Quant à savoir s'il s'est passé un truc ou non, si ça concerne Sarah, alors ce n'est certainement pas à moi de temps parler !
Une réponse convenue, simple. Trop simple au goût de Lucas que l'habitude d'arrondir les angles qu'avait Alexandre agaça un peu plus.
Ses lèvres se tordirent en une grimace.
— Lucas, soupira le brun.
Le jeune homme s'avança vers le Quatre, ses yeux bleus cherchant quelque chose dans les orbes verts de son camarade qui l'observa d'un œil noir. Les mots qu'aurait voulu prononcer le meilleur ami de sa sœur moururent dans sa gorge et la main qu'il avait tendue vers lui retomba le long de son corps. Qu'espérait Alexandre au juste ? L'apaiser d'un geste fraternel ? L'aîné des Chase doutait que cela soit suffisant.
Devant son air inapprochable, un souffle dépité franchit une nouvelle fois les lèvres de brun :
— Je vais parler à Sarah, glissa-t-il en croissant le regard de Julie.
La jeune femme se contenta d'un hochement de tête tandis que Lucas faisait un pas de côté pour laisser le garçon partir en quête de sa petite sœur. Un temps passa, ponctué par le début d'une autre danse, un air changeant de piano.
— Est-ce que tu veux en parler ?
La voix de Julie était douce au milieu de cette cacophonie de chuchotement haineux. Ses yeux la trouvèrent à ses côtés, les mains dans son dos, portant cette même robe lilas qu'elle avait revêtue pour le Grand Partage. Il retint un frisson, l'odeur du sang et le silence surnaturel de cette journée lui revenant subitement en mémoire.
— Parler de quoi ? demanda-t-il.
— De ce pour quoi tu boudes.
— Je ne boude pas, bouder c'est pour les enfants !
Julie arqua un sourcil dans sa direction. L'air malin dans ses pupilles n'échappa pas au jeune homme.
— Ah oui, et que fais-tu alors ?
— Je broie du noir, répliqua-t-il sans réussir à dissimuler un petit sourire.
— Ah, s'exclama la jeune femme en retour, rieuse. C'est vrai qu'il y a là une énorme différence !
Il la bourra légèrement de l'épaule, son sourire se faisant plus franc.
— Quelle mauvaise amie tu fais, te moquer de moi comme ça !
Un large sourire illumina le visage de Julie et Lucas secoua la tête. Voilà qu'elle avait réussi son coup et qu'il se déridait un peu. Rien d'étonnant à cela pourtant; la jeune médecin avait toujours eu cette facilité déconcertante à mettre les gens à l'aise, à tendre l'oreille, à soigner les maux, qu'ils soient physiques ou non. Cette pensée-ci le renfrogna un peu. Au-delà de son égoïsme, avoir la jeune femme à ces côtés durant l'épreuve de demain l'aurait largement rassuré. Dans l'angoisse du jour d'après, l'aîné des Chase était terrifié à l'idée d'oublier ce qu'elle lui avait appris ces derniers temps. À nouveau fébriles, ses yeux parcoururent la salle. Son cœur martela étrangement contre sa poitrine, une fois qu'il eut repéré sa mère et sa sœur, tiraillé entre espoir et désespoir.
— Alors ? reprit doucement la jeune femme qui avait capté son changement d'attitude. Est-ce que ça a un rapport avec-
— Pas ici, siffla-t-il en la coupant d'un regard sombre.
La blonde cligna des yeux avant de faire circuler ses iris noisette autour d'elle.
— Je ne pense pas que l'on fasse réellement attention à nous.
Elle désigna le centre de la pièce. C'était vrai, toutes les considérations étaient désormais virées vers la piste de danse ou Calliope et le jeune Lord élevaient la valse au rang de duel, dans un affrontement de tissu argenté et bleu canard. La vue de leur corps tournoyant de la sorte, toujours plus vite, rappela la nausée latente de Lucas et il se détourna avec hâte en entre-ouvrant légèrement les lèvres pour inspirer de l'oxygène par goulées prudentes et contrôlées.
— Ce n'est rien, déclara-t-il a sa camarade qui l'observait d'un œil inquiet. C'est juste...
Le jeune homme se mordit une nouvelle fois la lèvre, ses iris verts s'arrêtant encore sur sa sœur que la chevelure rousse rendait facilement visible entre les convives. Un papillon attiré par une flamme, songea Lucas avec un brin d'amertume qui le déstabilisa un peu. Une pression sur son avant-bras fit dériver son regard.
— Elle s'éloigne de moi, expliqua-t-il avec peine. Comment je suis censé la protéger si elle passe son temps à me repousser de la sorte ?! J'ai besoin d'elle, ça a toujours été le cas, nous sommes une équipe ! J'ai besoin d'elle, martela-t-il. Surtout avec... tu sais... ce qui nous attend. Car seul, on est capable de rien ou presque.
Sa tirade achevée, son amie baissa la tête, mais le rideau de cheveux blonds qui tomba devant son visage ne dissimula pas au jeune homme le sourire qui s'étirait sur les lèvres de cette dernière.
— Quoi ?
Son ton était devenu défensif, un brin vexé de ce qu'il traduisait comme de la moquerie sur les traits de Julie. Elle releva la tête avant de lâcher un petit rire. En demie teinte, et l'ainé des Chase sentit ses muscles se crisper à nouveau alors qu'elle humectait ses lèvres.
— Ça m'a toujours impressionnée, commença lentement la jeune femme. Cette tendance à l'auto sacrifice que tu possèdes. Lucas, ajouta doucement Julie. As-tu déjà songé au fait que Sarah n'avait pas forcément besoin d'aide ?
Le jeune homme plissa le nez avant de laisser échapper une exclamation outré et sa camarade de secteur s'empressa d'ajouter :
— Je veux dire, le tatouage sur ta poitrine, cette promesse que tu as faites...Tu étais si petit ! Je ne pense pas que ton père voyait ça comme cela et si c'est le cas, alors il a fait une erreur. Et très franchement, ça me peine de vous voir ainsi ta soeur à toi. Il a beau être mort, son fantôme continue de gérer vos vies. De la manière dont tu te comportes, a la phrase que Sarah et toi vous répétez sans cesse, jusqu'aux courses de ta soeur, c'est mal !
Cette fois-ci, Lucas gronda :
— Et a quoi je sers alors ? cracha-t-il. Qu'est-ce que tu en sais, et qu'est-ce que tu y connais aux pères ? le tien n'a jamais fait parti du paysage !
Les mots étaient acides, si bien qu'il lui brûlèrent la langue et que Julie eut un mouvement de recul.
— Je vais prendre l'air !
Il tourna les talons et fendit la foule sans un regard en arrière. La présence de Julie n'était plus la bienvenue à présent, la remarque l'avait blessé un peu plus au cœur et qu'importe ce qu'elle ou lui auraient pu ajouter. Et puis, son cœur battait si fort dans ses tympans qu'il doutait sincèrement de pouvoir entendre la jeune femme même s'il était resté. Traverser cette masse grouillante de femmes et d'hommes poudrés et parfumés ne fut pas chose facile et le cœur au bord des lèvres, plus d'une fois, Lucas manqua de dissimuler des haut-le-cœur. Le front trempé de sueur, il atteint enfin l'immense balcon des Leroy.
Le ciel était d'un noir d'encre sans étoiles à l'extérieur, une scène parfaite pour la lune qui sans concurrentes, éclairait de sa lumière le Secteur le plus riche de la Zone Ouest. D'un geste d'épaule, il se délesta de sa veste de costume pour la poser négligemment sur la balustrade de fer sombre avant d'y appuyer les mains. Elle était froide, et un frisson glacé remonta le long de ses avant-bras. Derrière lui, les conversations s'étaient transformées en un brouhaha indistinct et devant, le Un s'ouvrait en un silence tranquille. Il n'avait jamais aimé cet endroit. Les rues y étaient trop larges et proprettes, austères même, les immeubles trop vertigineux. Ça manquait de charme, de convivialité.
Prudent à l'égard de son vertige, il tâcha de ne pas faire dévier ses yeux vers le sol. Le Secteur Deux se dessinait aisément derrière les gratte-ciel de verres du Un, des demeures luxueuses, mais moins ostentatoires, construites de briques blanches rosées, si différentes des petits quartiers résidentiels uniformes du Trois. Et puis, plus loin à peine esquissé, il y avait le Quatre avec ses routes de terres et ses vieux immeubles, sa végétation mal taillée, sa maison. Celle qu'il allait quitter, abandonnant de la sorte, tous les gens qui avaient jalonné son existence. Et pourtant, pourtant il avait trouvé le moyen de se disputer avec l'une de ces personnes au moment le moins opportun.
À quel point allait-il se ramasser encore ce soir ? Comment avait-il pu être aussi ignoble avec Julie ?
C'est de ta faute tout ça, tu sais ? songea-t-il alors que ses doigts se promenaient sur le tissu de sa chemise, près de son cœur. Près de lui. L'encre sembla lui brûler la peau et les lèvres de Lucas se pincèrent en une ligne serrée. Bien que lui reprochant l'âpreté de ses mots, le jeune homme ne pouvait nier les paroles de Julie. Après tout, il avait lui aussi fait preuve de défiance à l'écart de son père, ou plutôt vis-à-vis de cette absence de ce vide que rien ne comblait, alors que la peur, elle gagnait en profondeur. Il en avait d'abord voulu au monde entier avant d'éprouver de la rancœur envers ce père disparu. Le laissant seul, avec pour unique consigne, une promesse bien trop lourde à porter pour ses frêles épaules de petit garçon de l'époque qu'il avait une période allégé ce poids au goulot d'une bouteille. Pendant un temps alors, ses inquiétudes avaient flotté, loin de son esprit, jusqu'à ce que le voile devant ses yeux se lève, et que la dangerosité de son univers ne lui explose au visage au moment où sa petite sœur mettait le pied sur la pédale de MAX. Là, il avait compris, il avait su, voilà à quoi il servait. Oh bien sûr, il arrivait encore parfois qu'il doute, que cela fasse mal. Mais la douleur ne durait jamais bien longtemps, elle était maintenant diffuse comme un arrière-goût si bien qu'un passage de son index sur cette date noire encrée sa poitrine était suffisant pour qu'il reprenne contenance. Comme maintenant.
Son B.I le tira hors de ses vielles reflexions, la sonnerie retentissant étrangement à ses oreilles, comme un mauvais pressentiment. Il réprima la désagreable sensation et calma les absurdes battements fous de son coeur.
Tout irait bien. C'était là sa promesse !
Du moins, c'était le plan, pensa-t-il alors qu'il prenait conscience du visage ensanglanté de Matthieu sous ses yeux.
Lucas pâlit, ses jambes tremblèrent et avec un sursaut son coeur repartit dans l'abysse.
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