14 ~ Kalion

Elkass rabattit et rangea son rouleau dans la poche de sa tunique. Depuis que je l'accompagnais, soit depuis maintenant trois jours, je le voyais souvent sortir ce bout de parchemin usé, un peu rongé sur les bords, pour passer du temps à le regarder. Quand je m'en étais rapprochée, j'avais aperçu des images animées bouger à la surface. Je n'avais pas bien compris, j'en avais déduit que ce devait être son portable.

Je ne connaissais pas grand chose de la magie ni de l'organisation de son monde. Mais si j'avais retenu quelque chose, c'était qu'ayant une technologie bien moins développée que la nôtre, ils arrivaient à faire tout ce que nous faisions avec nos machines grâce à leurs pouvoirs magiques. La télévision était un tableau qui prenait vie, les enceintes, des boîtes à musiques qui jouaient automatiquement. Les objets animés remplissaient toutes les fonctions utiles, celles que nous utilisions chez les humains comme bien d'autres.

La voiture tangua. C'était exceptionnel : comme elle volait, elle n'était normalement pas obligée de suivre les cahots de la route.

— Kalion veut te rencontrer, m'annonça mon propriétaire.

Je lui jetai un coup d'œil méfiant pour savoir si cela devait m'inquiéter. De l'autre côté de la banquette, Elkass gardait la tête baissée sur ses mains. Il n'avait pas l'air particulièrement contrarié, mais son ton était plus sérieux que d'habitude.

— C'est qui ?

Il soupira et leva la tête pour me dévisager.

— C'est notre Premier.

Je fronçai les sourcils. De ce que j'avais retenu de mes leçons, "Premier" désignait l'élève le plus puissant de l'école. Je savais qu'Elkass l'estimait beaucoup, que c'était un jeune homme haut placé. Et je savais aussi qu'il faisait partie des élèves les plus puissants de l'université.

— Qu'est-ce qu'il me veut ?

Un sourire désabusé passa sur les lèvres de mon propriétaire.

— Tu éviteras de le lui demander sur ce ton, s'il te plaît ?

Il fourra sa main dans ses cheveux et se recula sur son siège, jetant un regard vers l'extérieur.

— Tu es nouvelle, je suppose qu'il veut t'accueillir.

Je fronçai les sourcils.

— Il a que ça à faire ?

Je n'étais qu'une élève parmi le nombre incroyable d'étudiants qui grouillaient sur le campus. C'était la plus grande université de la ville, occupée par les anges les plus prometteurs de l'île, il n'y avait pas de raison de s'intéresser à moi. Qui plus est, je n'étais qu'une servante.

— C'est son devoir de Premier.

Il y avait une case dans son contrat qui stipulait qu'il devait se présenter à tous les nouveaux arrivants ? La barbe. Elkass avait des tendances masochistes, à vouloir en devenir un.

Mon propriétaire haussa les épaules, comme si ce n'était rien d'important. Mais je sentais qu'il ne considérait pas la situation avec autant de tranquillité qu'il le semblait.

— Tu essaieras de faire bonne impression ? demanda-t-il. C'est lui qui nomme les aspirants, ça m'arrangerait qu'il soit de notre côté.

Les aspirants, c'était le rang juste en dessous du Premier. C'était ce grade qu'Elkass convoitait. Je serrai les poings, sentant la pression qui planait dans l'habitacle. Alors j'allais devoir faire quelque chose pour sa notoriété ? Mon pauvre propriétaire avait de quoi s'inquiéter, je n'allais pas faire des étincelles. 

À voir sa mine abattue, je songeai qu'il s'était fait une raison. Sans doute aurait-il préféré s'en occuper à ma place, comme toutes les choses qu'ils se mettait sur le dos depuis mon arrivée. Mais à moins qu'il existât dans leur monde un outil miraculeux permettant de changer d'apparence, il n'allait pas pouvoir me remplacer, cette fois.

— Ça va le faire, t'as pas à t'inquiéter !

Mon collier me trahit avec son bruit du démon. Je me mordis la lèvre, ne comprenant pas pourquoi il s'affolait. Pourtant, je croyais en mes paroles ! À peu près.

— Je ferai de mon mieux, rectifiai-je avec un sourire coupable.

Elkass acquiesça, sans doute plus pour la forme qu'autre chose. J'étais un vrai boulet. Mais il allait bien falloir que je me débrouille seule pour une fois.

* * * *

— Salut Elkass ! Comment tu vas ?

La première impression que j'eus de Kalion fut "ordinaire". 

Ce n'était pas contre lui ! Il était brun, portait les cheveux cours. Ni trop grand ni trop petit, ni trop musclé ni trop maigre. Il n'avait rien pour déplaire, mais rien pour plaire non plus. Dans la foule, mis à part une barrette dorée passée dans les cheveux et une écharpe autour du cou, il ne se distinguait pas des autres étudiants de l'école. Pour tout dire, dans un premier temps, je ne le reconnus pas. Puis je m'aperçus que les anges à proximité s'écartaient sur son passage, ce qui me renseigna sur son identité.

Près de moi, Elkass se tenait peut-être un peu plus droit que d'habitude. Il arrivait presque à ma taille, en se hissant sur ses petites jambes. Le Premier s'arrêta à quelques pas de nous et nous salua d'un signe du menton.

— Bonjour Kalion, bonjour Arthuro, répondit mon propriétaire avec respect, s'adressant autant au Premier qu'au jeune homme aux cheveux roux qui le suivait. Je me porte très bien, et vous ?

Ce devait être son second, me dis-je en avisant le deuxième individu.

En l'occurrence, son physique sortait davantage du lot. Légèrement plus petit et plus fin que son maître, ils portait une chevelure d'un roux flamboyant qui flottait comme un petit nuage sur les hauteurs de son visage triangulaire. Un bandeau noir couvrait ses yeux, traversant l'arrête de son nez arrondi. Quelque tâches sombres sur sa peau dépassaient de sous le tissu.

Lorsqu'il m'adressa un regard, je détournai la tête, le cœur battant. Je ne savais pas pourquoi, mais j'avais l'impression qu'il pouvait me voir même malgré son bandeau —quelle idée d'en porter un, d'ailleurs ? Sans doute était ce encore un objet magique d'ici permettant lire les pensées des gens, cela ne m'étonnerait pas.

— Ça va bien aussi, merci, répondit le Premier avec beaucoup d'enthousiasme. C'est un plaisir de vous voir !

Le dénommé Arthuro hocha la tête pour confirmer les paroles de son maître. Elkass fit un pas en arrière et se cacha dans mon dos —du moins, ce fut l'impression que j'eus. Il me désigna et me présenta officiellement :

— Voici Zede-a, ma seconde nouvellement arrivée.

C'était quoi ces grands airs ?

Kalion leva un sourcil à l'entente de mon prénom pour s'intéresser plus attentivement à moi. Je sentis son second me porter le même regard curieux. J'avais oublié que mon nom devait être surprenant pour eux. En effet, tout le monde n'avait pas la chance de s'appeler "sans oreille".

— Bonjour, confirmai-je d'un hochement de tête.

Pour l'instant, tout se passait bien.

— Moi c'est Kalion, comme tu viens juste de l'entendre, se présenta le Premier avec un regard entendu. Et lui c'est mon second, Arthuro.

J'hochai poliment la tête. Ils se répétaient, j'allai finir par retenir leurs prénoms à force.

— Tu peux nous laisser, déclara le rouquin à l'intention d'Elkass.

Un second qui donnait des ordres à un ange ? C'était sans doute le privilège d'être le second du Premier. Toujours était il que le moment tant redouté arrivait. Mon propriétaire fut obligé de s'éloigner et je me retrouvai bientôt seule, livrée à moi-même, prête à commettre de terribles impaires.

— Tu viens, Zede-a ? m'invita Kalion en passant les mains dans ses poches.

Il se tourna et repartit d'où il était venu, écartant la foule d'élèves comme Moïse avec les flots. Je m'engageai à sa suite, sous les regards inquisiteurs des étudiants environnants qui ne rataient rien de la scène, et sous la bonne garde d'Arthuro qui fermait la marche. Quand nous fûmes à l'extérieur, moins entourés, le Premier recommença à parler :

— Tu es sur Hestala depuis longtemps ?

Hestala, c'était le nom de leur ville. 

— Elkass m'a achetée la semaine dernière.

Mes souvenirs étant flous, je n'avais aucune idée de combien de temps j'avais réellement passé sur l'île. J'allais mentir si je m'avançais, or je devais à tout prix éviter de mentir.

— Oui, tu as été achetée. Mais où étais tu avant ?

Je tiquai. Je pouvais encore me débrouiller, il n'avait pas précisé la période temporelle.

— Sur Terre.

Il hocha la tête avec un sourire en coin.

— Et entre la Terre et chez Elkass ?

Je me mordis la lèvre. Maintenant, il avait précisé la période temporelle.

Je n'allais pas pouvoir l'embobiner si facilement.

— Je ne me souviens plus du nom de mes anciens propriétaires.

Et je ne me souviens plus de rien du tout. Mais ça, je ne tenais pas à l'avouer.

Ma réponse parut contrarier mon interlocuteur, il fronça les sourcils. Je serrai les poings, pas ravie qu'il s'attardât sur la question.

— Comment...

— Si ça ne vous ennuie pas, je préférerais qu'on parle d'autre chose.

Il s'interrompit, d'abord avec surprise, puis avec amusement.

— Et moi, je préférerais que tu ne me vouvoies pas ! s'exclama-t-il.

De l'autre côté, Arthuro étouffa un petit rire.

— Euh... désolée ?

Bien entendu, ce n'était qu'un étudiant après tout. C'avait était plus fort que moi. Ils faisaient tous un tel cinéma, aussi.

Derrière nous, la cloche sonna le début des cours. Nous allions être en retard.

Je me rendis alors compte que je ne connaissais pas du tout le chemin à prendre pour retourner à ma salle de classe. J'espérai qu'Elkass allait m'attendre, parce que j'étais bien partie pour me perdre dans le bahut. Ce ne serait pas bon pour ses notes, de rater le début du cours, lui qui était si sérieux. Mais je supposais que j'étais plus importante que les cours. De toute façon, nous n'allions sans doute pas nous attarder : si Kalion était l'élève le plus fort de l'université, sans doute qu'il devait arriver à l'heure en cours, lui aussi.

Le jeune homme ne semblait cependant pas s'en préoccuper. Il eut un sourire amical et reprit sa marche. Obligée de le suivre, je commençai à angoisser. Il attendit quelques foulées avant de demander :

— Dis-moi, comment ça se passe avec Elkass ?

Sa question me pris de court. Avec Elkass ? Que voulait-il savoir ? Étrangement, je me mis sur la défensive.

— Très bien.

Le Premier haussa les épaules. Heureusement, il ne chercha pas beaucoup plus loin.

— J'en ai entendu beaucoup de bien. Tu dois être contente d'être tombée sur lui.

Elkass avait donc une bonne réputation ? Ce n'était pas étonnant, il était à la fois intelligent, gentil et mignon. De plus, il dégageait un charisme certain. Même pour ne le connaître que depuis quelques jours, j'avais compris qu'il était un gars hors du commun.

Cependant, il fallait être barré pour croire que je préférais rester avec lui plutôt qu'être libre.

— À choisir, j'aurais préféré de pas être achetée du tout.

Kalion s'arrêta, nous nous étions assez éloignés du bâtiment. Les mains toujours dans les poches, il me dévisagea et prit un air coupable.

— Bien-sûr, je suis désolé. 

J'haussai les épaules. J'avais déjà compris que les anges pensaient que les servir était la chose la plus incroyable qu'il pût nous arriver à nous, pauvres humains.

— Où habitais-tu sur Terre ? demanda-t-il sur un ton plus léger.

— En France, je ne sais pas si vous connaissez...

— Plus précisément ? intervint Arthuro.

Il était resté de l'autre côté, je dû me tourner pour l'apercevoir. C'état la première fois qu'il intervenait, la conversation devait l'intéresser. J'avais oublié : il était humain, lui aussi. Il devait connaître la Terre.

— À une heure de Calais.

Il hocha la tête.

— Où exactement ?

— Une petite ville qui s'appelle Bourg-Brest, un bled bien paumé.

Je souris. Ces questions n'avaient aucun sens mais au moins, cela ne me posait pas de problème d'y répondre.

— Ça te dit quelque chose ?

— Pas du tout. Je ne suis jamais allé sur Terre.

Je fronçai les sourcils. Voyant mon trouble, il se justifia :

— Je suis au service de Kalion depuis mes trois ans.

Je restai bouche bée. Depuis ses trois ans ? C'était jeune ! Je savais que les seconds suivaient leur propriétaire depuis leur plus jeune âge, mais le constater en vrai était autre chose. Cela me dégouttai, je ne compris pas quel genre de parents pouvaient vendre leur fils si tôt. Ce gosse n'avait-il donc jamais eu d'enfance ? 

Soudain, je me sentis bien plus chanceuse. Dans mon malheur, au moins avais je vécu dix-huit années normales sur Terre. Lui, il avait passé toute sa vie au service d'un ange.

— Je... je suis désolée... bredouillai je. 

Je n'osais rien dire d'autre, de peur que Kalion ne nous interceptât. Mais Arthuro me fit tellement de peine que j'eus envie de lui proposer de venir avec moi, sur Terre, quand j'aurais réussi à m'échapper.

Le second n'avait cependant pas besoin de ma pitié. Il haussa les épaules, un fantôme de sourire passa sur ses lèvres.

— Y a pas à être désolé, je suis bien ici.

En disant cela, il détourna le regard. Je me mordis la lèvre, soucieuse. Que lui avait-on entré dans le crâne ? Il ne se rendait pas compte qu'il était un esclave, il n'avait pas idée de la vie qu'il ratait. C'était un pauvre garçon endoctriné qui...

— C'est bon, Kalion, lança-t-il alors.

Kalion ? 

Étonnée, je me retournai, mais n'eus pas le temps de comprendre ce qu'il m'arrivait que je basculai en arrière. Je sursautai, Arthuro venait de m'attraper le poignet pour me tirer sur le côté.

J'émis un petit cri de surprise, puis fus saisie de terreur en voyant une boule de feu apparaître à l'endroit même où se trouvait ma tête quelques instants plus tôt.

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Elkass aborde un air soucieux ce matin. Il a reçu un message important : le Premier de l'école, élève élu à l'unanimité par des centaines d'anges comme étant le plus fort d'entre eux, veut rencontrer Zede-a. Dénommé Kalion, c'est lui qui a le pouvoir de choisir les aspirants, deuxième grade de la hiérarchie à l'école et porte d'entrée vers des métiers prestigieux —poste après lequel Elkass court depuis son entrée à l'université. Livrée à elle-même, Zede-a doit donc faire bonne impression.

En réalité, Kalion fait moins peur que ce qu'elle pensait. Bien qu'il soit plus perspicace que la moyenne, il se révèle fort sympathique. Ange et seconde échangent des banalités, même après le début des cours. Puis Arthuro, second à l'apparence atypique de Kalion (bandeau sur les yeux et marques sur le visage), intervient : il lui demande de préciser d'où elle vient. Zede-a se rend alors compte que lui n'a jamais connu la Terre et le prend par pitié. Arthuro ne s'en émeut pas, il est plutôt concentré à autre chose. En effet, après avoir lancé un message bref à son propriétaire, il tire la jeune fille hors de la trajectoire d'une boule de feu, lui évitant une mort certaine.

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