Chapitre 25

La déclaration d'Agnès panse mes blessures une à une. Depuis que je l'ai retrouvée, je nage dans le bonheur et les douleurs que je ressens semblent secondaires auprès d'elle. Rien ne compte en dehors de notre amour, elle réussit même à me requinquer en quelques jours. Pourtant, elle met du temps à me convaincre de tout quitter, d'abandonner ma famille, devenue mon socle ces dernières années. Il m'est aussi très difficile de déclarer forfait devant Hubert, ce traite mérite un châtiment digne de ce nom ! Rien qu'en pensant à ma fidèle Diabla, j'imagine les pires sévices que je pourrais lui infliger. J'ai beaucoup de mal à laisser derrière moi le passé et ma revanche sur mon oncle. Ce projet de vendetta m'a permis de tenir le coup et d'être ce que je suis actuellement : un homme respecté par mon clan. Mais le plus difficile est d'oublier le triste sort de mes parents et de ne pas pouvoir honorer la promesse que je m'étais faite, à savoir, rendre la gloire et le prestige à notre famille.

Cependant, elle a raison ! Si je persiste sur la voie que j'ai choisie, j'y perdrai ma vie. La mort de Diabla est un simple avertissement, j'ai bien compris que les individus auxquels je compte m'attaquer n'ont pas de limites ni de règles. Non seulement, je me mets en danger, mais je fais courir de terribles risques à ma famille et peut-être aussi à Agnès ! Et cela, je m'y refuse de manière catégorique. Je l'ai déjà perdue une fois, je ne veux plus revivre cette expérience. Alors, malgré ma soif de vengeance, je finis par accepter ce qu'elle désire et tout ce qu'elle propose. Elle est ma guide et je suis décidé à la suivre au bout du monde. Tout ce que j'ai fait jusqu'à aujourd'hui, je l'ai fait pour elle.

Depuis deux jours, Hubert réclame de la voir. Elle craint qu'il ne se rende ici et découvre que je m'y suis réfugié. Je l'attends de pied ferme, prêt à lui faire la peau, mais Agnès ne veut pas de cet affrontement. Malgré mon apparence peu flatteuse, entre mon visage encore tuméfié, ma main mutilée et ma démarche d'éclopé, nous décidons de rassembler nos affaires et de partir le plus tôt possible pour dire au revoir à nos familles. Agnès souhaite se libérer la première et passer au haras.

Le portail noir en fer forgé est grand ouvert. Nous nous avançons lentement dans l'allée de petits cailloux blancs. Au volant de sa voiture, la mine inquiète, elle rompt le silence et pointe son doigt vers l'écurie pour murmurer avec tristesse :

— Diabla est là, dans le minuscule massif au milieu des rosiers... Tu veux qu'on s'arrête ?

La gorge serrée, j'admire le paysage paisible du haras, les parterres de fleurs, si parfaits. Ma chienne va me manquer au plus haut point. C'était ma seule amie, je lui parlais parfois et si l'on m'avait vu, on m'aurait pris pour un fou. J'avais encore tant de choses à vivre avec elle...

— Non, finissons-en ! dis-je en détournant le regard.

Je veux être au mieux de ma forme pour affronter Pierrot. J'aurai tout le temps de pleurer Diabla plus tard, elle est dans mon cœur et jamais je ne l'oublierai.

En apercevant le van de son père garé devant l'immense bâtisse immaculée, le visage d'Agnès se tend. Elle se tourne vers moi et me demande d'attendre dans la voiture.

— Il n'est pas question que tu y ailles seule !

— Tu as peur qu'ils me fassent changer d'avis ?

En effet, même si je sais désormais que la jeune fille m'aime et qu'elle consent à tout quitter pour moi, je suis effrayé. Nos mondes sont si différents et si cruels, je ne veux plus qu'ils nous séparent.

— Nous allons partir, Oscar ! Ne sois pas inquiet !

— Laisse-moi t'accompagner !

Elle hésite, puis sans doute prise d'une angoisse en se garant derrière le véhicule, elle finit par accepter.

— D'accord, mais pas de violence ! Je te rappelle qu'il s'agit de mes parents...

— Tu crois que je suis en état de me battre ?

Elle hausse les épaules en regardant ma main bandée, puis nous descendons. Instantanément nos doigts s'enlacent, comme pour se dire qu'ensemble, nous pouvons tout supporter, tout affronter.

En provenance des écuries, nous entendons un hennissement de cheval, comme si sans même voir sa maîtresse, Darkness l'avait sentie arriver. Agnès frissonne et se tend, avant de m'indiquer d'un air triste, mais résigné qu'elle ira saluer l'étalon seule, une dernière fois après avoir fait son sac.

Même si j'ai longtemps été jaloux du canasson, grâce à Diabla je comprends le lien qu'ils ont et j'imagine que cette séparation est difficile pour elle. Je hoche la tête et dépose un baiser dans son cou pour lui dire que je l'aime et lui apporter tout mon soutien. Puis, nous passons par la grande porte d'entrée avant de nous diriger vers la salle à manger. Pierrot, l'air surpris, ne tarde pas à nous rejoindre. Il a dû voir la voiture d'Agnès arriver.

— Bonjour Papa ! lance la jeune femme.

Pierrot s'avance pour l'embrasser, mais jette un regard interrogateur quant à ma présence.

— Je suis venue prendre mes affaires... annonce Agnès. On s'en va !

— Ne dis pas de sottises...

— Non, tu n'as pas compris, papa ! C'est fini !

— Ça suffit ! coupe-t-il d'un ton autoritaire.

— Papa, laisse-moi parler ! impose Agnès. Oscar et moi, nous nous aimons depuis des années. Vous avez essayé de nous séparer, de me raisonner. Vous nous avez fait énormément de mal sous des prétextes ridicules. Aujourd'hui, je n'en peux plus, je suis adulte et je sais que ce que je ressens pour Oscar est inébranlable. Alors, ce n'est pas la peine de t'énerver, rien de ce que tu pourras dire ne me fera changer d'avis ! Je vais récupérer mes affaires et nous allons partir.

Pierrot s'effondre sur une chaise, il se prend la tête entre les mains.

— J'ai besoin de mon passeport et quelques bricoles, j'en ai pour cinq minutes, me lance Agnès en me faisant signe qu'elle monte.

Je sens mon cœur s'emballer pour cette femme si déterminée devant son père. Je suis tellement fier qu'elle se batte pour moi, qu'elle assume notre amour. Je la suis des yeux pendant qu'elle disparaît dans le corridor me laissant seul avec Pierrot. J'entends son pas décidé grimper les marches de l'escalier à toute vitesse et je songe que la torture de me retrouver en tête-à-tête avec mon hôte ne devrait pas trop s'éterniser.

Je fumerais bien une cigarette, mais c'est tout à fait inapproprié. Je tente de mettre mes mains dans mes poches, cependant celle avec son gros pansement ne rentre pas. Je suis embarrassé quand l'homme naturellement autoritaire lève un œil sur moi.

— T'es content de toi ? Tu penses avoir gagné ?

Je soupire en comprenant que la partie n'est pas encore terminée, mais je vais tenir ma promesse et ne pas envenimer la situation. Ce n'est pourtant pas l'envie de lui balancer tout ce que j'ai gardé sur le cœur qui me manque, il y a tant de choses que je voudrais lui cracher au visage.

Je choisis de me taire, de toiser l'homme qui m'a tout donné pour tout reprendre et me rejeter comme un moins que rien, celui qui m'a anéanti en une seconde, l'individu que j'ai tant haï. Plutôt que de lui montrer toute la rage de m'avoir jeté, brisé en un claquement de doigts, je redeviens l'adolescent au regard perçant qui ne baisse pas les yeux, celui qui l'affronte en silence.

— Tu ne dis rien, Oscar, mais tu ne sais rien... Tu ignores qui tu es vraiment, parce que si tu savais, tu prendrais tes jambes à ton cou pour fuir sans Agnès !

Je déglutis, sentant la menace arriver, et tente de me persuader que ces propos ne signifient rien. Je me convaincs que c'est la colère qui parle pour lui. Il n'admet pas que sa fille m'aime, qu'elle remette en cause son autorité pour partir loin avec un gitan. Il m'en veut et cherche à m'intimider, mais cette fois-ci, rien ne peut me faire reculer et douter de ma valeur. Je reste de marbre, plus silencieux que jamais, droit dans mes chaussures pour lui montrer qu'il ne me fait plus peur.

De nouveau, j'entends les pas pressés d'Agnès descendre les escaliers. Depuis la salle à manger, je l'aperçois jeter son sac trop lourd sur le carrelage de l'entrée. Elle pivote dans ma direction et nous nous regardons quelques secondes, jusqu'à ce qu'elle fasse un signe de tête pour me faire comprendre qu'elle part à l'écurie. Nous nous sourions et pour la rassurer, je lui réponds par un clin d'œil. Tandis qu'elle s'échappe vers l'extérieur, je sens sur moi les yeux de Pierrot. La porte d'entrée claque, et lorsque je me tourne vers lui, il pince ses lèvres avec un air de dégoût.

— Tu ne peux pas aimer Agnès et Agnès ne peut pas t'aimer... Vous ne pourrez jamais vous marier ni avoir des enfants.

Il cherche maintenant à me rabaisser, mais nous ne sommes plus au Moyen Âge, aujourd'hui les femmes adultes peuvent choisir leur époux.

— Parle, bon sang ! hurle-t-il.

Il frappe un grand coup sur la table et se lève de manière brutale, envoyant voler sa chaise contre la commode en bois de rose, derrière lui.

— C'est l'histoire qui se répète ! crie-t-il en écrasant un vase précieux au sol. Nous sommes maudits ! Qu'avons-nous fait pour vivre ça ?

Je discerne toute sa colère qui gronde. Comme un mauvais pressentiment, le bruit fracassant du vase fait frissonner mon corps et me rappelle soudain les coups de tonnerre, le violent orage durant lequel toute ma vie a basculé alors que je n'étais qu'un enfant.

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