Chapitre 6 : La Révolution des Grands Schtroumpfs
Nous profitâmes du feu rouge pour traverser la route et nous approcher du groupe d'excités, Léonard et Jocelyn en tête.
Les trublions ne semblèrent pas remarquer notre arrivée. La lumière des projecteurs braqués sur le monument derrière eux créait une ambiance assez particulière, mais je parvins malgré tout à distinguer à peu près nos soi-disant fantômes dans la pénombre.
Rien de bien extraordinaire à signaler à leur propos si ce n'étaient leurs vêtements que saleté et exposition prolongée au soleil faisaient apparaître d'un autre âge ainsi que leurs armes sorties tout droit de chez l'antiquaire. Quant aux bonnets de Grands Schtroumpfs qu'ils portaient tous sur la tête, je ne savais pas si c'était un signe de ralliement ou une erreur de leur costumier...
Comment les passants avaient-ils bien pu reconnaître en eux des fantômes ? Peut-être parce qu'ils hurlaient comme tel. Un peu comme ma voisine du dessus à Dublin.
Quand nos vampires signalèrent leur présence à coups de gesticulations, Gary daigna lever les yeux de son portable et se lança dans une traduction instantanée avec intonations qui me laissa, je l'avoue, assez coi.
— Je vous salue, mes braves, commença Léonard. Que nous vaut votre présence en ce monde des vivants ?
L'un des types à baïonnette, dont les seuls signes distinctifs étaient son mono-sourcil et sa veste enfilée directement sur son torse nu (et sale), se tourna vers lui et le fusilla du regard.
— Qu'est-c'qui me raconte, çui-là ? On va décapiter des nobles ! On va prendre la Bastille ! À mort le roi !
Ah, il lui manquait aussi quelques dents.
Derrière lui, ses acolytes poussèrent des hurlements enthousiastes en brandissant fourches et baïonnettes.
Léonard et Jocelyn échangèrent un regard entendu et le cadet poursuivit d'une voix douce et prudente :
— Messieurs, je suis au regret de vous apprendre que la Bastille n'existe plus depuis bien longtemps... Voyez autour de vous.
Les excités tournèrent la tête dans tous les sens puis celui qui semblait être leur chef fit à nouveau face aux vampires.
— Pas grave, on installera la Veuve là-bas, entre cette roulotte abandonnée, celle qui fait de la lumière et le poteau qui brille tantôt vert, tantôt rouge.
Il désigna successivement une voiture stationnée, une camionnette arrêtée à un feu rouge et le feu rouge en question.
Léonard sembla étudier un moment l'emplacement choisi par le fantôme puis se rappela soudain quelque chose :
— La tête du roi est tombée depuis bien longtemps déjà. Vous pouvez désormais rejoindre le monde des morts en toute quiétude.
Le chef des pseudo-révolutionnaires leva sa baïonnette et poussa un cri de victoire que ses moutons suivirent joyeusement.
Il y eut ensuite quelques secondes de silence au cours desquels mes voisins ne quittèrent pas les fantômes des yeux. Ils finirent par faire volte-face et improvisèrent une messe-basse avec Gary et moi.
— Apparemment, ce n'est pas leur souhait de savoir le roi mort qui les retient ici. Sinon, ils se seraient immédiatement volatilisés en apprenant la nouvelle, chuchota Léonard. Il y a quelque chose d'autre...
Il était vrai qu'il devait y avoir une limite à ce que des effets spéciaux pouvaient réaliser en direct.
— Qu'est-ce que c'est, alors ? demanda Gary sans décrocher de son téléphone.
— Nous pourrions nous en enquérir, suggéra Jocelyn.
Il attendit un signe d'approbation de la part de son frère puis se racla la gorge et s'adressa une nouvelle fois au groupe d'excités de sa voix aimable.
— Excusez-moi, braves gens, mais il semblerait qu'un désir profond et inassouvi vous lie à ce monde. Sauriez-vous de quoi il peut bien s'agir ?
Le chef l'observa d'un regard absent puis rugit :
— Qu'est-c'qui me raconte, çui-là ? On va décapiter des nobles ! On va prendre la Bastille ! À mort le roi !
Les ahuris derrière lui hurlèrent à nouveau.
Je soupirai. Mes abrutis de voisins avaient-ils engagé de pauvres bougres atteints d'Alzheimer ou cela faisait-il partie du personnage ?
— La mémoire des fantômes est malheureusement très instable, expliqua Léonard en fonçant les sourcils, bras croisés.
Partie du personnage, donc. Comment comptaient-ils boucler cette « enquête » en une semaine si leurs protagonistes souffraient d'amnésie à court terme ?
Ces quelques jours s'annonçaient bien longs et répétitifs. J'en pleurai intérieurement d'avance.
— Recherchez-vous quelque chose ? demanda patiemment Jocelyn.
Il valait mieux que ce soit lui ou son frère qui s'en charge, effectivement. À leur place, je crois que je n'aurais pas supporter. Une bonne baffe et ces « fantômes » auraient retrouvé la mémoire. J'étais pour le dialogue et l'écoute, mais il ne fallait pas trop pousser non plus.
Heureusement, la question de Jocelyn sembla ne pas laisser le pseudo-spectre indifférent. Il leva les yeux au ciel, posa une main sur son menton puis se tourna vers ses comparses qui s'échangeaient déjà des regards interrogateurs.
— On cherchait pas que'qu'chose, les gars ? fit-il.
— Le roi ?
— La reine ?
— Le cheval à Pelot ?
— Un coup à boire ?
— Ah ouais, bonne idée. J'ai soif, moi, fit Gary.
Les yeux du zombie se perdirent dans le vide et il manqua la traduction de quelques-unes des suppositions qui suivirent. Tant pis, j'allais m'en remettre.
— C'est ce salopard de noble qui a fait le coup ! On le laissera pas s'en sortir comme ça ! Il croit qu'il est bien caché, mais on le retrouvera ! On lui fera bouffer sa perruque rayée et ensuite, on lui coupera la tête !
Les moutons hurlèrent. Peut-être que j'avais loupé quelques répliques importantes, finalement, parce que tout ça ne faisait aucun sens. Bah, était-il vraiment censé y en avoir un, après tout ?
Nouvelle messe-basse.
— Nous tenons notre coupable, chuchota Léonard, un air victorieux sur le visage.
— Vraiment, cher frère ? Vous savez qui a libéré ces fantômes ? s'étonna Jocelyn.
— Bien entendu. N'avez-vous pas écouté ce qu'ils cherchaient ?
— Un coup à boire ? suggéra Gary, soudain très sérieux.
— Le cheval d'un gentilhomme répondant au nom de Pelot.
Silence.
Personnellement, j'essayais de ne pas trop réfléchir. Je suivais le mouvement et me ferais payer une fois l'enquête terminée, voilà tout. Je crois que posséder un cerveau était un handicap en leur compagnie.
— Un cheval ! insista Léonard. Que trouve-t-on sur un cheval ? Des fers à cheval !
— Bob O'Donnell ! s'écria Jocelyn.
Vous voyez ce que je veux dire ?
Bob O'Donnell, leprechaun de son état (dans la tête de ces cinglés, en tout cas), vendait des porte-bonheurs en tous genres. Il s'était illustré dans notre dernier jeu de rôle en s'avérant être le grand méchant de l'histoire, responsable de l'acheminement d'une grande quantité de poitín illégalement distillé qu'il comptait distribuer aux chefs du monde magique. Pour une histoire de domination du pays ou je ne sais quelle bêtise. Les vampires avaient-ils décidé de faire de lui l'antagoniste récurrent de leurs histoires à la con ?
— Comment allons-nous arrêter les nouvelles manigances machiavéliques de cet être sournois, mon cher frère ? demanda Jocelyn.
Son aîné réfléchit un instant, bras croisés.
— Ces fantômes nous ont laissé un autre indice... La perruque rayée ! Pensez-vous au même gentilhomme que moi ?
— Oh ! Notre grand ami Honoré ! Mais n'a-t-il pas disparu pendant la Révolution ?
— Il nous faut le retrouver !
Je me fis la réflexion que mes voisins s'étaient un peu perdus dans les dates lors de l'élaboration du scénario. Bon, il était vrai qu'avec leur concept d'immortalité, ils pouvaient se permettre quelques facéties. Qu'allait être leur soi-disant ami Honoré ? Un Nokia 3310 ?
— Moi, j'ai soif. On pourrait parler de tout ça au pub, non ? proposa Gary.
— Excellente idée ! approuva Léonard.
La menace d'Enat me revint en tête. Ainsi que quelques lointains souvenirs de lendemains de soirées, avant que je ne fasse sa connaissance et celle de ses infusions miracles. La perspective de revivre ça avec trente ans de plus au compteur me fit déglutir. Je décidai que rester sobre était quand même une sacrément bonne idée.
— Je... Je vais rentrer me coucher, annonçai-je.
Devant les yeux de chiens battus de mes voisins, j'ajoutai rapidement :
— J'ai besoin d'être seul pour réfléchir à cette affaire. Je vous ferai part de mes conclusions demain soir.
L'excuse sembla leur convenir et ils acquiescèrent avec enthousiasme.
— Nous comptons sur votre expertise, monsieur Murphy ! s'exclama Léonard.
Jocelyn serra énergiquement ma main entre ses paumes glaciales et les trois abrutis s'éloignèrent en direction du pub encore ouvert de l'autre côté de la route.
Je jetai un dernier coup d'œil au groupe de révolutionnaires qui s'était lancé dans un chant aussi faux qu'enthousiaste puis rejoignis la station de métro pour rentrer à l'hôtel.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top