Chapitre 2 : Téléphone contre pigeon
Huit heures de solitude plus tard, je commençai à ranger mes affaires en soupirant. Les trois chats et deux chiens que je devais retrouver pour leurs maîtres n'apparaissaient sur aucun site d'animaux perdus, mon téléphone dont j'avais semé le numéro un peu partout sur des avis de recherche était resté silencieux, et j'avais donc passé la soirée à broyer du noir. Et à me demander comment j'allais payer le loyer le mois prochain.
Certes, les propriétaires avaient disparu depuis une semaine, leurs clients un peu dérangés qui occupaient le palier toute la nuit aussi, mais la quittance n'allait pas manquer de tomber d'ici quelques jours... Même si la coquette somme que j'avais touchée pour la pseudo-enquête de l'ado disparu la couvrait en totalité, celle du mois prochain m'inquiétait davantage, surtout si mes voisins ne réapparaissaient pas.
J'avais beau leur trouver tous les torts du monde, c'était quand même grâce à ces abrutis incapables de résoudre la moindre enquête seuls que j'arrivais à joindre les deux bouts. Ils avaient en effet pris l'habitude de se reposer sur moi pour un oui ou pour un non mais le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils étaient plutôt du genre pleins aux as et qu'ils avaient le zéro facile sur leurs contrats.
Pourquoi ils avaient jeté leur dévolu sur ce petit immeuble miteux plutôt que sur l'un des luxurieux bâtiments neufs en face quand ils pouvaient se permettre de dépenser des milles et des cents en enquêtes montées de toutes pièces et en dents de vampire en plastique m'échappait complètement. Mais comme j'étais l'un des récipiendaires des milles et des cents en question, je n'allais pas non plus me plaindre... Pas trop, en tout cas.
Je glissais mon ordinateur dans mon sac entre les avis de recherche et les bouts de papier occultes quand mon téléphone portable se mit à sonner. Des nouvelles de Mimi Minie, de Princesse, Debo, Galipette ou Fripon ? Plein d'espoir, je décrochai l'appel en provenance d'un numéro inconnu et annonçai d'une voix que j'espérais pas trop désespérée :
— Daniel Murphy, bonsoir.
— Bonsoir, monsieur Murphy, c'est Gary MacIntosh à l'appareil, vous vous souvenez de moi ?
J'aurais pu lui raccrocher au nez. Ce n'était pas l'envie qui me manquait. Pourtant, quelque chose me retint. Non pas les « Monsieur Murphy ! » et autre « Monsieur Murphy, m'entendez-vous ? » hurlés derrière Gary d'une voix chuintante dans un fort accent français. Plutôt les stigmates d'une amère journée d'appels interrompus prématurément par des clients impitoyables sans que je puisse y faire quoi que ce soit (vous me direz que je n'avais pas hésité avec le policier, mais ça faisait déjà une semaine qu'il me courait sur le haricot).
— Oui, je me souviens... Que voulez-vous ?
Gary, le « zombie » au costume ma foi fort bien réalisé, avait voulu engager mes vampires de voisins pour retrouver sa petite amie disparue depuis quelques heures avant de se faire finalement embaucher par les deux idiots en question. Comme je vous le disais, ces ahuris avaient les moyens de se permettre à peu près tout et n'importe quoi.
— Ah, super. J'ai parié avec mes patrons que j'arriverais à vous joindre plus vite au téléphone qu'avec un pigeon... Vous n'avez pas encore reçu le pigeon, hein ?
— Non... marmonnai-je d'une voix suspicieuse.
Je ne savais pas de quel pigeon il me parlait, mais je n'allais pas rentrer dans leur petit jeu si facilement.
— Super ! J'ai gagné !
Les voix de Léonard et Jocelyn exprimèrent leur étonnement et leur défaite. Je songeai sérieusement à raccrocher. Après tout, j'avais un bus à prendre. J'allais annoncer mon intention à Gary quand celui-ci reprit la parole avec un sérieux que je ne lui avais entendu qu'après une journée de picole :
— Monsieur Murphy, mes patrons ont une affaire de la plus haute importance pour vous. Ils vous attendent à Paris demain soir. Ne vous inquiétez pas pour le transport, l'hôtel ou quoi que ce soit, tout est déjà réglé. Je vous ai envoyé vos billets d'avion par e-mail. Oh ! Et vous serez payé, bien entendu !
Ce fut approximativement à cet instant que je m'aperçus que ma bouche était ouverte et mes sourcils froncés. Je refermai donc mon clapet et réfléchis à toute allure.
Comment ça, Paris ? Demain ? L'avion ? Et mon travail au centre d'appel ? Mon bureau ? Et puis quoi encore ?
Je me devais d'annoncer mon scepticisme face à l'absurdité de la situation :
— Hein ?
— On en a parlé à votre responsable de Sofable, il veut bien vous donner une semaine de congés. Vous partez avec votre famille, bien sûr. Votre femme est ravie. Bon, eh bien à demain !
— Mais...
La tonalité à l'autre bout du fil m'indiqua que Gary avait déjà raccroché.
Je restai bouche bée, les yeux perdus dans le vide, pendant quelques minutes encore lorsqu'un grand bruit sec à la fenêtre m'arracha à mes pensées. Je tournai brusquement la tête mais n'y aperçus rien d'autre que la lueur habituelle des lampadaires. Je rangeai donc frénétiquement mes affaires pour rentrer chez moi.
Quand je saisis mon téléphone, je remarquai deux nouveaux messages. Celui d'Enat me disait : « Les bagages sont prêts ! », celui de mon chef : « Bonnes vacances ! Très bon choix, Paris, je vous conseille la cathédrale. » Je me demandai dans quelle grotte ce dernier avait vécu ces derniers mois pour ignorer que la cathédrale en question n'avait plus de toit, puis me fis la réflexion qu'il était plus étonnant encore que ce type cède aussi facilement à une demande de congés au dernier moment. Surtout effectuée non pas par le principal concerné mais par un parfait inconnu... Je décidai d'y réfléchir plus tard, il fallait d'abord que je réussisse à avoir mon bus.
J'ignorai donc le gros pigeon sonné qui sautillait en peu de traviole devant la porte en semant des plumes à droite à gauche et courus jusqu'à mon arrêt.
Quand j'arrivai chez moi, les valises étaient effectivement prêtes dans l'entrée, les billets d'avion imprimés posés dessus et Enat vérifiait sur sa liste qu'elle n'avait rien oublié.
Elle avait remonté ses jolis cheveux de braise en queue de cheval et ses yeux noisette se posèrent sur moi dans un pétillement de joie.
— Paris ! s'exclama-t-elle en me voyant arriver. Ça fait tellement longtemps que je n'y suis pas allée !
Son enthousiasme m'enchantait, mais je ne pouvais toujours pas me sortir de la tête que ce voyage de dernière minute était plus enquiquinant qu'autre chose...
— Tu as pu prendre des vacances ? m'inquiétai-je. Ton patron a bien voulu ? Et Erin, que vont dire ses professeurs ? Je pense que je vais rappeler Gary et lui dire que...
Elle s'approcha de moi en sautillant et déposa un léger baiser au doux goût de... quelque chose... je ne sais pas quoi, mais c'était bon... sur mes lèvres.
Bah, pourquoi me faire des nœuds au cerveau ? Ce voyage avait l'air de lui plaire, après tout...
— Bien sûr ! Aucun problème ! Et Erin est en vacances ce soir, tu te rappelles ?
Ah oui, les vacances...
J'étais arrivé au bout de ma liste d'arguments contre ce voyage. Après tout, quoi de mieux qu'une semaine de vacances en famille tous frais payés à Paris ? Je n'avais qu'à y aller, résoudre vite fait, bien fait leur pseudo-enquête et profiter du reste de notre séjour avec ma femme et ma fille. Nous visiterions la tour Eiffel, l'Arc de triomphe, le Louvre... Tant pis pour la cathédrale, ce serait pour une prochaine fois.
Tandis que je me perdais dans mes pensées, Enat s'écria soudain :
— Oups ! J'ai oublié mon carnet de potions. Va te coucher, j'arrive.
Le temps que je revienne à la réalité, elle avait déjà disparu et je l'entendais ouvrir les tiroirs dans la cuisine à la recherche du petit cahier en cuir noir où étaient inscrites toutes les recettes de ses formidables infusions. Et quand je disais « formidable », croyez-moi, elles l'étaient ! Fatigue intense, commotion cérébrale, gueule de bois... Une bonne tasse avant d'aller se coucher et tout cela n'était plus qu'un mauvais souvenir le lendemain matin !
Par contre, elle m'avait clairement fait comprendre qu'il ne fallait plus compter sur elle pour me remettre d'aplomb après une soirée arrosée. Elle avait pour ce faire développé son sermon en trois parties argumentées : d'une, les dégâts de l'alcool sur mon corps plus tout jeune (là-dessus, je n'avais pu qu'approuver à regret) ; de deux, le fait que ses potions ne faisaient qu'aider mon corps à récupérer plus vite sans éliminer les dégâts susmentionnés ; de trois, le temps qu'il me faudrait pour me débarrasser de ma gueule de bois tout seul, sans son aide. Elle avait accompagné cette dernière partie de la menace de me laisser m'en faire une idée par moi-même la prochaine fois qu'il me prendrait l'envie de forcer un peu trop sur la boisson. Trente minutes plus tard, je décidai de ne plus toucher à un verre d'alcool de ma vie. Ou alors rien qu'un petit. Rien qu'un tout petit.
Je m'ébrouai et me concentrai sur mon lit. Inutile de me remémorer ce passage désagréable, j'avais pris une décision et j'essaierais de... et je m'y tiendrais !
Je laissai Enat pester contre notre fille qui avait apparemment caché son carnet (après dix-neuf années passées ensemble, j'avais appris à décoder certaines de ses références à sa série préférée, Ma sorcière bien-aimée. Je pouvais donc annoncer fièrement que je savais ce qu'elle voulait dire par « sort de dissimulation ») et montai me coucher.
J'ignorais pourquoi ces abrutis de vampires avaient besoin de moi, mais la perspective de visiter Paris me tira finalement un léger sourire tandis que je gravissais les marches.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top