Chapitre 14 : Espionnage dans la nuit

Rapport du préfet de Paris au comte de Corbière, ministre de l'Intérieur, le 25 juillet 1826, Paris : « Il est arrivé il y a trois ans, dans la capitale parisienne, un ancien officier de la Grande Armée, fait prisonnier lors de cette désastreuse campagne de Russie. Il avait choisi de rester dans ce pays, pour des raisons qui nous sont encore inconnues et qu'il n'a pas daigné nous communiquer. Nous savons qu'il a racheté la boutique d'armement de son père. Il n'a jamais exprimé ses opinions politiques, mais il est issu d'une famille ouvertement bonapartiste. Nous suspectons fortement une activité républicaine. Dans son bureau circulent d'anciens soldats de la Grande Armée sous notre étroite surveillance. Il est en contact avec un ancien imprimeur déjà condamné pour avoir fait distribuer des tracts offensant le nom de Charles X, et fréquente activement monsieur Louis Chancerel qui affiche ouvertement des opinions ultraroyalistes, pour mieux dissimuler le fait que les réunions républicaines se tiennent sous son propre toit.

« Nous recommandons une étroite surveillance de ses activités, un contrôle strict par de fréquentes visites de ses ventes et de ses achats d'armes et de munitions, sans interdire encore ce commerce. Nous attendrons la première tentative d'opposition pour arrêter tout ce beau monde en flagrant délit. »

L'information était remontée jusqu'au ministre de l'Intérieur qui parcourait des yeux la note avant d'annoter dans la marge : « Envoyer deux agents ».

Il tendit la note à son secrétaire en le priant de rédiger sans tarder une réponse à envoyer au préfet de Paris.

- Mon prédécesseur, en 1814, pensait que tous ces prisonniers qui revenaient en masse des prisons d'Europe, soldats de Napoléon, constitueraient une menace pour la Restauration. Il se pourrait bien qu'il ait raison. Ils n'ont pas connu les derniers jours de l'Usurpateur et ignorent que le seul gouvernement possible pour la France est celui de la monarchie, que le seul monarque légitime est notre roi Charles X. Je veux savoir pourquoi ce monsieur Daupias n'est pas revenu en 1814. Refuser le retour, c'est trahir le Roi.

Le secrétaire acquiesça.

- Non, corrigea le ministre. Je veux que vous envoyiez un de nos hommes comme employé dans sa boutique. Nous ne pouvons pas laisser ces armes se retourner brusquement contre le roi et alimenter une seconde révolution.

Si la machine bureaucratique avait conservé les techniques et principes mis en place sous la Révolution et l'Empire par le redoutable Fouché, un tableau du roi Charles X trônait au-dessus du bureau du Ministre. Depuis le retour de la monarchie absolue, le gouvernement était sans cesse tendue entre des principes monarchiques par définition immuables et leur contestation par un nouvel acteur qui prenait chaque jour plus d'importance : l'opinion publique. Le peuple s'était habitué à contester : il savait que sa révolte pouvait devenir un instrument de puissance. Il avait assimilé dans les vingt-cinq années de Révolution et d'Empire une nouvelle conception du temps fondée sur le progrès, la rapidité, les transformations.

Césure. Pouvait-on retrouver l'unité ? L'unité autour de quoi ? Un Dieu unique ? Un roi aimé ? Une histoire millénaire ? Un drapeau ? Un projet d'avenir ? Un peuple ? Fallait-il même être uni ? La France se perdait, se cherchait, tentait de se reconstruire en ce XIXe hésitant. Et nos hommes tâtonnaient encore. Emeric le premier, encore déboussolé de sa redécouverte de la France sous une Restauration bien conservatrice.

Il aimait, le soir, se rendre chez l'un de ses amis, l'imprimeur François Defrémont, pour le regarder écrire, à la lumière de la lampe à pétrole. Poète, pamphlétiste, romancier, il ne publiait jamais rien, pas une ligne, pas un mot, dans l'une de ses feuilles de choux, car il aimait écrire ce qui le brûlait de l'intérieur, il haïssait la mesure et la retenue : la censure impitoyable l'aurait condamné. Il écrivait pour lui, entretenant son âme d'idées révolutionnaires et dangereuses, et parfois offrait quelques vers à ses amis.

- Regarde, j'ai pensé à toi.

Il sortit un manuscrit de cinq pages, parcourues de vers aux lettres bien formées, déliées, aériennes, rondes et fines. Emeric l'approcha de la lumière et esquissa un sourire en reconnaissant une thématique qui lui était bien familière.

- Ils sont de toi ?

- Non. Un lecteur les a envoyés, un ancien pharmacien de la Grande Armée, Philippe Benoit, mais je ne pense pas les publier... Il a été fait prisonnier en Russie, comme toi. Lis ce passage :

« Fuyez climats glacés ; dans mon âme attendrie pénètre en traits de feu l'espoir consolateur, et je crois respirer un parfum de bonheur, un parfum de patrie...

« Oh ! la voilà, c'est elle ! en croirai-je mes yeux ?... A travers l'horizon où mon regard se plonge, je découvre... Je vois... Non, ce n'est point un songe, je reconnais la terre où dorment mes aïeux. O ma belle patrie ! ô toi, toi que j'adore, ouvre-moi de nouveau le sein qui m'a porté ; reçois-moi dans tes bras, que mon pied foule encore... La terre de la liberté.

« Liberté! Liberté ! Mais pourquoi ce silence? Français, vous fuyez devant moi ! Pourquoi ce trouble et d'où naît votre effroi quand à ce cri sur ces bords je m'élance? »

- Dans une note jointe avec le manuscrit, il explique être rentré en 1815. Il avait conservé sur lui le drapeau tricolore qu'il voulut ressortir à son arrivée en France. Fierté patriote, symbole des exploits de Napoléon en Europe, des sacrifices consentis par des centaines de milliers d'hommes, des victoires... Fierté ! Les gendarmes qui l'accueillirent n'apprécièrent pas son enthousiasme et décidèrent de l'enfermer. Il revenait libre en France, dans cette terre de liberté, pour finir...

« Eh quoi! ce mot si doux qui seul me consolait et du poids de mes fers et d'une longue absence, Ce mot, ce mot pour vous n'a-t-il donc plus d'attrait? Les rois ont-ils proscrit le mot d'indépendance ? Je le répète en vain, l'écho reste muet.... Les rois ! Oui... J'oubliais... un jour affreux m'éclaire : adieu, flatteuse illusion. Liberté qui m'était si chère... »

- ... Sous les barreaux.

Emeric garda quelques secondes de silence.

- Tu le sais, n'est-ce pas ? Emeric ? Que nous nous battons pour la liberté ? Tu le sais ? Tu le sais, que les fusils, la poudre, les canons mêmes que tu pourrais te procurer serviraient à la liberté ?

Emeric tâtonnait encore, hésitait... Paix, liberté, rupture, flots de sang, unité, ferveur et prospérité, progrès, éternité : bouffons toxiques et explosifs, mots creux alourdis de vides et d'enthousiasme, brandis par quelques foules extrêmes anxieuses d'un avenir qui lui échappait déjà.

- La terre de liberté...

- Les Français ont souffert. Ils ont besoin de se reconstruire, François.

Il prit son manteau, son écharpe, et salua l'ami.

- Fais attention à toi, François, lui dit-il en quittant l'imprimerie. C'est dangereux ce que tu fais.

La pleine lune donnait sa clarté dans une rue déserte. Emeric ferma la porte et prit le chemin de sa propre boutique. Un chat noir longea la gouttière d'un immeuble. Une brume légère et délicate commençait à se lever, se poser sur les murs poussiéreux et s'envoler progressivement pour couvrir le ciel clair d'un manteau sinistre. Le battant d'un volet mal huilé grinçait derrière lui. Une silhouette se fondit dans la brume.

Emeric tendit l'oreille, nerveux. Un pressentiment vint le griffer à la face. Une goutte de sueur glissa le long de sa tempe. Arrivé chez lui, il aperçut une lumière jaillir de la lucarne au niveau du trottoir ouvrant sur l'arrière-boutique au sol-sol. Il sortit son pistolet, et poussa doucement la porte de la boutique.

Une main l'attira derrière les rideaux de la fenêtre, tandis qu'une main se posait sur sa bouche pour étouffer un cri. Un pic d'adrénaline frappa le jeune homme, qui sentit tous ses sens s'agiter, brouillons et fous. Il tenta de se dégager, mais la poigne était ferme et l'on souffla à son oreille :

- Ne bougez pas, monsieur. Je crois qu'ils sont encore là.

Ouzoun. Emeric se détendit. L'étreinte se desserra. Le Tatar fit signe de rester cacher et poursuivit la ronde qu'il avait commencé en descendant au sous-sol où se trouvaient les réserves. Le jeune homme attrapa une arme, inséra de la poudre et ôta la sécurité. Il s'accroupit dans l'ombre, attentif à tout mouvement inhabituel.

Le pas lourd d'Ouzoun se fit entendre dans les escaliers remontant vers la boutique. Emeric alluma la lampe à pétrole derrière lui et s'étonna en voyant son compagnon seul :

- Rien ?

- Personne. Mais des armes ont disparu. Il y a eu un vol.

Le jeune homme soupira.

Le lendemain matin, la police vint inspecter la réserve pour commencer son enquête. Emeric avait le cœur battant. Il n'aimait guère cette présence, quand lui-même frayait un peu trop avec les milieux républicains. Il espérait que ses histoires jetées avec esbrouffe dans les soirées peuplées d'ultraroyalistes suffisent à jeter un masque sur ses véritables sentiments : il n'aurait pas aimé qu'en creusant un peu trop, la police découvre en lui un dangereux activiste et décide de l'emprisonner. Emeric avait déjà connu la prison ; il n'y retournerait pas. Il prendrait la fuite, encore, s'il le fallait, jusqu'en Belgique, en Italie, aux Amériques, mais pas la prison.

- Merci de nous avoir appelé, monsieur Daupias. Il paraît que vous revenez de Russie ?

- Oui, c'est exact.

L'officier de police sortit un carnet pour y gribouiller quelques remarques. Emeric grimaça... Il n'aimait guère le ton d'inquisiteur prit par l'enquêteur.

- Pourquoi avez-vous choisi d'y rester ?

- Je voulais retrouver un ami disparu. Tomek. En France, je n'avais plus personne. Mon seul ami est mort lors de la retraite.

Augustin. Augustin était mort dans son cœur lorsqu'il l'avait abandonné sur la neige. Assez d'Augustin, Emeric reprit ses esprits.

- Vous êtes rentré, pourtant. Qu'est-ce qui justifie ce retour ?

- L'appel d'un vieux père. Le désir de revoir mes parents avant leur mort. Le devoir : il me fallait reprendre son affaire.

- Et le Roi ?

Le regard d'Emeric brilla. Voilà. Il savait qu'il devait montrer patte blanche : l'enquête prenait le tournant d'un interrogatoire et éveillait les suspicions du jeune homme. Et si le vol des armes dans la boutique n'était qu'une mise en scène pour justifier cette présence policière malvenue ? Et si la véritable enquête qui préoccupait ces policiers concernait les opinions politiques du jeune homme ?

Emeric savait qu'il devait faire preuve de prudence. Sans chercher à mentir - ce que son honneur lui interdisait - il choisit une réponse en demi-teinte :

- L'Empereur est mort. Il a abdiqué et l'armée s'est soumis à son nouveau chef. J'obéis à mes chefs.

- Et le Roi ? répéta l'un des policiers qui en attendait davantage.

- Le Roi règne sur la France. Il a mon respect et ma soumission.

L'officier de police grimaça. Emeric parlait avec malaise : il avait l'impression de marcher sur des œufs et ne paraissait que peu convaincant. L'officier de police le sentit et poussa plus loin l'interrogatoire :

- Qui fréquentez-vous ? A qui livrez-vous les armes ? Ce vol ne dissimule-t-il pas en réalité une transaction secrète avec les républicains ? On sait que vous les fréquentez, et si vous ne cessez pas tout contact avec eux, nous vous retirerons votre licence.

- Je ne les fréquente pas, je...

- Ecoutez, pour éviter que cela ne se reproduise à l'avenir, et pour assurer la sécurité de votre boutique, j'affecterai l'un de mes hommes à la surveillance de cet endroit.

Des menottes invisibles. Emeric observa ses poignées nus et sentit la solitude le gagner, l'amertume monter à la gorge. Il ignorait pourtant lui-même quels étaient ses véritables sentiments. Les républicains étaient trop anarchistes et rappelaient le souvenir des jours de la Terreur en 1793 qui avaient fait couler trop de sang. Il éprouvait au cœur un désir de paix immense, et la monarchie seule semblait incarner cet idéal.

Les menottes invisibles brûlaient sa peau. Il ne pouvait pas être monarchiste. Trop de changements, de ruptures, une autre époque. La France s'était métamorphosée. Et si même nous pouvions effacer toutes les erreurs qui nous ont fait grandir pour revenir au temps de l'enfance et de la naïveté, l'accepterait-on ? Il n'y a pas de retour en arrière possible, simplement une autre forme de progrès.

En réalité, il était surtout perdu. Il voulait jouer un rôle actif en politique, et semblait ne se prendre que des murs.

La journée le tint prisonnier en dilemmes interminables. Il rageait en son for intérieur, pris brusquement d'accès de colère qui le poussaient à crier sur ses employés. Ceux-ci se réfugiaient dans l'atelier du sous-sol, fuyaient l'ombre de leur patron comme la peste, tentaient de réparer les dégâts du vol de la nuit. Emeric n'était plus qu'une passion brute, sans filtre, énergie pure qui condensait ses doutes, ses peurs et ses tristesses, haine sans but pétrie d'hésitations informes qui le faisaient éclater encore et encore.

Il avait en lui cette énergie, cette force puissante, qui le poussait à vouloir se dépasser toujours ; mais, sans but, il se retrouvait à se prendre des murs, à s'auto-mutiler constamment, désespéré. Le doute devenait un bourreau de son esprit, terrible monstre qui faisait trembler toutes ses certitudes et ramenait avec force les pensées les plus morbides et les désirs de mort. Il en prenait peur et se forçait à ramener un peu de calme. Où trouver le calme ?

D'abord, il ne supportait pas l'idée que la police exerce une surveillance aussi forte sur lui. Il savait lire, écrire ; il avait appris à raisonner ; il avait voyagé, découvert d'autres mondes, élargi sa culture et son univers de pensée : tout son être, toute son intelligence criait sa volonté d'être libre, libre de choisir qui il voulait être, à qui il voulait obéir, sans qu'on lui dicte ses choix, qu'on lui impose un roi absolu donnant toutes les richesses du royaume aux plus riches aristocrates, ces émigrés qui avaient fui un pays en proie aux épreuves les plus terribles, un roi niant le droit de ses sujets à exprimer leurs opinions par la presse, les rassemblements ou même les élections, un roi qui cherchait à décider seul quand la Révolution avait déjà balayé l'Ancien Régime. On se méfiait de ses armes... C'est qu'elles le rendaient dangereux, et celui qui est dangereux est puissant.

Emeric sentit son esprit ralentir, s'arrêter. Une lueur pétilla dans son regard. Son souffle se fit plus tranquille. Il venait de prendre une décision. Ses armes, dangereuses, feraient un jour un maximum de dégâts. Et lui, il serait prudent : ainsi, il serait puissant.

Les secrets l'enfermaient dans une sphère opaque où il était contraint de cacher ses opinions à la majorité des personnes qui l'entouraient, mêmes ceux qu'il appréciait. Il n'éprouvait qu'une solitude terrible qui le poussait à se renfermer sur lui-même, alors qu'il sentait toujours l'amour brûler son cœur. Il s'enfermait dans un double-jeu, et s'éloignait d'Hortense.

Alors qu'il l'aimait. Blessé, les doutes, terribles. Il continuait de buter sur des murs, impasse. Il suffoque. Elle lui rappelait la personne qu'il était avant de partir en Russie, jeune officier idéaliste, emporté sans cesse par une joie robuste qui entraînait chacun de ses amis et de ses proches. Elle avait aidé, avec son enthousiasme intarissable, à faire naître cette joie en lui. Et en Pologne, ils avaient...

Il fallait qu'il aide Augustin. S'il ne le faisait pas, perdrait-il Hortense à jamais ? Elle ne verrait plus en lui qu'un égoïste dangereux indigne de son affection. Il renoncerait à ses vieilles amitiés, ses vieux amours qui avaient façonné sa jeunesse, et laisserait définitivement les événements de Russie façonner sa nouvelle identité. Ou se perdrait-il s'il aidait Augustin ? Il savait ce qui détruisait son vieil ami, comment les doutes, les cauchemars, les angoisses venaient pomper son énergie pour le rendre fébrile, nerveux et malade. S'approcher, même un peu, d'un Augustin déprimé, c'était risquer de se voir contaminer à son tour par ses angoisses. Il craignait d'être aspiré dans un siphon sans fin d'idées noires s'il cherchait à aider Augustin. Était-il assez fort ? Et comment procéder ? Aujourd'hui, il représentait un condensé de tout ce que rejetait son vieil ami : son amour pour Hortense, sa captivité, son opposition à la monarchie ne pouvaient aujourd'hui que créer une barrière de haine empêchant leur vieille amitié de passer à travers. Il était dans l'impasse, et pourtant il aimait Hortense.

- Conduisez-moi en Sologne, vite !

La voiture fila à toute allure sur la route d'Orléans. Emeric tentait de calmer sa respiration, le regard rivé sur les vastes plaines de la Beauce, successions interminables de champs dorés et doux. Le vent venait traverser les fines parois de la voiture pour bercer le jeune homme qui s'endormit en rêves agités, où les souvenirs de Russie continuaient de frapper. Il se réveillait parfois, lorsque les cahots de la voiture venaient le renverser, et se raccrochait à la danse élégante des brins de blé épais.

Bientôt, les forêts de Sologne. Il avait besoin de chasser. Il fallait retrouver l'action, concentrer son attention sur d'autres objets que ses souvenirs et ses doutes, écouter l'air le vider de ses angoisses, et tirer.

Une oie sauvage tomba lourdement sur le sol. Il avait trouvé comment faire...

- Constant ! Venez par ici.

Seule l'action l'aidait à avancer. Il avait besoin d'un but sur lequel se concentrer, pour éviter tout retour en arrière et se concentrer sur le futur. Eviter de se détruire en construisant son avenir. Il sentait comme la politique le brûlait, lui donnait envie d'être acteur. Elle le faisait vibrer, parce qu'elle lui donnait une influence sur ce qui l'entourait. Il voulait améliorer le monde qui l'entourait et savait qu'il en avait les moyens. Alors pourquoi se retenir ?

- Venez voir, dit-il en entrant dans les écuries à l'intendant de la maison, un vieil ami de la famille.

Derrière, il y avait une petite salle où Constant Bruyère n'avait pas mis les pieds depuis quelques mois : défense expresse du patron. Emeric n'y passait qu'une fois par mois, en pleine nuit, toujours accompagné de son mystérieux Tatar. Emeric avait conscience des pensées tumultueuses de son vieil ami. Les questions venaient peser lourdement entre eux deux, silence minéral, bétonné. Elles venaient détourner le lit tranquille de leur amitié pour lui faire prendre un autre cours, plus encaissé, plus torrentueux.

L'officier se retourna vers son intendant et pointa son arme contre lui :

- Si tu parles à quiconque de ce que je vais te montrer, cette balle est pour toi.

Il ouvrit la porte : des armes. Fusils Charleville, canons Gribeauval, et sacs de poudre. Defrémont n'était pas étonné : son patron était marchand d'armes après tout. Il se demandait en revanche pourquoi ces armes étaient stockées ici.

- Je vais te passer la clé, Constant. Tu t'occuperas de la réception et de la distribution du stock à ma place.

- Au Tatar ?

- A l'un de ses commis.

- Pourquoi ?

- Question de trop, l'ami.

Constant soupira. Il fallait qu'il lui dise... Il en avait vu, des jeunes audacieux, qui revenaient des combats la tête pleine d'idéaux un peu trop brûlants. Il fallait qu'il lui dise, à cet enfant, encore, jeune, blessé, cette lueur, cette tristesse dans le regard... Il fallait qu'il lui dise, les complots, c'était peine perdu. La cavalerie viendra. Elle arrivait toujours, dans une charge mémorable, ne laissant aucune chance à l'ennemi acculé. Elle avait son moment de grandeur et l'adversaire sombrait dans une mort honteuse. La rumeur magnifiait, amplifiait son action.

Le vieil intendant avait pourtant le cœur ému. Là, peut-être, maigre instant, il revoyait un pan, une ombre, un fantôme de l'enfant qui jouait dans la cour, naïf, idéaliste, ardent, prêt à s'engager de tout son corps dans les batailles perdues d'avance. Il cueillait l'image ; il savait que très vite les désillusions d'un homme ayant connu la captivité en Russie ressurgiraient. Pouvait-on vraiment lui dire que son combat est perdu d'avance ? La France ne voulait plus de révolution.

Ne restait de l'enfant disparu dans les neiges que l'idéalisme excessif.

L'ombre et l'action. Emeric avait un but. Il fallait amener Augustin à être acteur, quitte à le faire dans l'ombre puisque son vieil ami refuserait constamment son aide.

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