.7. les yeux de la grande ourse
Sa mère ne savait clairement pas comment réagir.
- Écoute, Eden, je suis vraiment contente que tu te fasses des amis, mais sortir à cette heure, tu crois pas que c'est un peu exagéré ?
- Il habite tout près, on s'est donné rendez-vous pour que l'un ne fasse pas plus de route que l'autre, je serais à deux pas d'ici, maman.
Eden non plus ne savait pas comment réagir, mais il avait hâte de sortir et voyait que sa mère ne le laisserait pas sortir facilement, alors il déballait tous les arguments qui lui venaient à l'esprit, en décousu.
- J'aurais mon téléphone, chargé, sur moi et je ne bougerai pas du point de rendez-vous. Ce sera pas long, promis. Tu me fais confiance ?
- C'est pas la question, chéri...
Mais elle était à court de répliques.
Un long regard plana dans le silence puis elle soupira.
- 22 heures. Tes fesses à la maison à 22 heures, pas plus tard, compris ?
Eden mettait déjà sa veste.
- Merci maman, t'es géniale, je t'aime.
- Je t'aime aussi, fais attention.
✨
Adam arriva peu après lui.
Il laissa son vélo à côté du sien, appuyé contre le grillage qui entourait le petit parc de jeu et leva les yeux vers lui.
- Belle vue ? lança-t-il.
- Viens voir toi-même, rétorqua Eden en souriant.
Adam se mit alors à escalader la structure qu'Eden surnommait la toile d'araignée géante depuis ses cinq ans.
C'était en fait une installation de câbles et de corde reliés les uns aux autres qui créait une forme plus ou moins pyramidale. Eden était assis sur le dessus de la structure, où une plaque de caoutchouc permettait une meilleure stabilité.
En moins d'une minute, Adam se trouvait à côté de lui, sur cette même plaque.
Ils ne dirent rien et se contentèrent de regarder le ciel pendant quelques instants, laissant l'ambiance sonore du soir les envelopper.
Eden glissa un regard vers Adam. Il arrivait à peine à distinguer ses traits à cause de l'obscurité, mais le reflet de la lune dans ses yeux lui sembla l'image la plus vive qu'il n'ait jamais vu.
- Merci d'avoir accepté de venir, dit soudainement l'autre.
Sa voix basse et douce n'empêcha pas Eden de sursauter, comme s'il avait oublié pendant une seconde qu'il était réellement à côté de lui.
Il détourna le regard et rougit.
- Pourquoi « merci » ?
- Des fois, tout est trop envahissant et t'as besoin de respirer.
Eden ne voyait pas vraiment en quoi cela répondait à sa question, mais il se contenta de fixer le bout de ses chaussures qui balançaient dans le vide.
- Tu écris autre chose ? demanda Adam de nulle part.
- De... De quoi tu parles ?
- De ta poésie. Tu écris autre chose que des poèmes ?
- Oh... « Poème » est peut-être un peu grand comme mot mais... Ça se résume surtout à des petites phrases ici et là, ouais.
- Y a pas de grand mot pour caractériser tes petites phrases, tu sais. Y a pas besoin d'être poète pour écrire des poèmes.
- Dans les deux cas, je suis pas concerné.
- Eden, coupa doucement Adam en tournant vers lui. C'est quoi un poème ?
- Hein... Quoi ?
- C'est quoi un poème ?
La question le prit au dépourvu et les mots s'enfuirent de sa bouche, qui s'ouvrait et se refermait sans qu'un son n'en sorte.
- Une suite de petites phrases ici et là plus ou moins organisée selon le style de chacun. Libre à toi d'appeler ça comme tu veux mais ne dévalorise pas ce que tu fais. Et ne te dévalorise pas toi-même.
Heureusement qu'il faisait sombre, car les joues d'Eden étaient en feu et il ne souhaitait pas forcément qu'Adam ait (de nouveau) un aperçu de son intimité.
Qu'est ce qu'il lui faisait ? Une leçon de vie ? Un reproche ? Une recommandation ? Ça voulait dire quoi ? Les points d'interrogation fusaient dans sa tête et il avait du mal à rester connecté à la réalité.
- Bah putain, t'en as de ces sujets de conversation, souffla-t-il.
Adam éclata de rire et l'atmosphère se fit moins étouffante.
- Désolé. C'est pas un mythe quand on dit qu'on parle sans filtre, la nuit.
- C'est pas encore vraiment la nuit, cela dit. Tu parles juste bizarrement, se moqua gentiment Eden.
- Ah, tu fais le malin, rétorqua Adam avec un sourire. Alors elle commence quand la nuit, selon toi ?
Eden le quitta des yeux et se mordilla la lèvre avant de répondre.
- On a tendance à dire « il fait nuit » quand il fait noir, mais ça revient à dire « le soleil est couché ». Je pense qu'on peut rarement avoir raison en disant « il fait nuit » puisque, généralement, on dort quand c'est le cas. Si tu attends après que le soleil se soit couché, après que la lune soit visible, il y a une sorte d'ambiance qui s'installe, super silencieuse et clairement unique, une odeur aussi... C'est là que la nuit commence.
Il croisa le regard d'Adam qui le fixait avec des yeux pétillants.
- Enfin... selon moi, ajouta Eden à voix basse.
Adam laissa échapper un rire qui ressemblait plus à un point d'exclamation oralisé.
- Et après, je parle bizarrement !
Eden pouffa et passa la main sur son visage glacé par l'air froid.
- Honnêtement, c'est une belle explication, Eden, sans me moquer, fit Adam.
- Si tu le dis, répliqua-t-il en haussant les épaules.
- J'aime bien t'écouter parler.
- J'aime bien être avec toi.
C'était à peine si Eden avait senti les mots s'échapper de sa gorge.
Les deux garçons avaient l'air aussi surpris l'un que l'autre et cette fois, c'était Adam qui brûlait des joues.
Un silence un peu gênant s'installa entre eux et ils firent mine de se passionner pour les nuages au-dessus de leur tête, puis Eden murmura :
- Je dois être rentré pour 22 heures. Ordre de la chef.
- Ça marche. Moi non plus, je dois pas traîner. Et puis j'ai une audition de saxo, demain.
- Tu joues du saxo ?
- Je respire le saxo, très cher.
Ils descendirent de la toile d'araignée géante et retournèrent vers leurs vélos.
- C'était bien, dit Adam en levant les yeux vers lui.
- C'est, au présent.
- Vrai.
- On se voit demain ?
- Est ce qu'on fera que se voir ?
Eden n'avait pas de réponse correcte et haussa juste les épaules.
- On se verra, en tous cas.
- Samedi aussi.
- J'ai pas oublié.
- Faudrait qu'on y aille, maintenant. À demain, du coup ?
- Du coup, fit Eden en hochant la tête.
Ils échangèrent un sourire rouge de froid et enfourchèrent leur vélo.
Avant de disparaître dans le noir, Adam lui dit quelque chose, mais cela sembla si illogique et improbable qu'Eden crut qu'il avait halluciné.
- Tu es beau, Eden.
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