Arc 3 - Chapitre 3
Nous quittons le palais, Emilia et moi, dans un silence lourd. Les couloirs du château sont vastes, leurs murs recouverts de tapisseries racontant les épopées d’un royaume qui semble aujourd’hui si fracturé. Je marche à côté d’elle, mon regard oscillant entre ses pas mesurés et les ombres qui dansent sur les pierres froides.
La sélection royale a officiellement commencé. Les mots échangés, les regards, les tensions... tout cela pèse encore sur mes épaules, mais pas autant que sur celles d’Emilia. Je le vois à sa démarche, à la manière dont ses mains tremblent légèrement malgré ses efforts pour les cacher dans les plis de sa cape blanche.
Nous arrivons dans un couloir plus isolé, loin des allées fréquentées. Elle s’arrête soudainement, se retourne vers moi et me fixe avec une expression qui me surprend. Ou plutôt, avec l’absence totale d’expression.
— "Wilfried," commence-t-elle, sa voix presque mécanique, dénuée de l’habituelle chaleur qui la caractérise.
Je reste immobile, attendant qu’elle continue, mais le silence s’installe entre nous. Elle baisse les yeux un instant, puis relève la tête pour croiser mon regard.
— "Pourquoi... pourquoi as-tu agi comme ça ?" demande-t-elle finalement.
Je fronce les sourcils, feignant l’ignorance.
— "Comme quoi ?"
Elle serre les poings, ses lèvres tremblant légèrement.
— "Pourquoi tu n’as rien dit ? Pourquoi tu les as laissés dire toutes ces choses sur toi... sur moi ?! Tu aurais pu les arrêter, leur prouver qu’ils ont tort. Au lieu de ça, tu as juste... rien fait."
Je prends une profonde inspiration, croise les bras et la fixe calmement.
— "Parce que c’est ce que tu voulais, Emilia. Tu m’as demandé de ne pas intervenir, de te laisser te défendre seule. Je t’ai fait une promesse, et je l’ai tenue."
Ses yeux vacillent un instant, comme si elle cherchait une faille dans ma réponse.
— "Oui, mais... mais..." Elle hésite, sa voix se brisant légèrement. "Je ne voulais pas que ça... que ça tourne comme ça. Tout le monde te regardait, ils disaient des choses horribles sur toi, et tu ne faisais rien !"
Je m’approche légèrement, mon ton restant calme mais ferme.
— "Et toi, qu’aurais-tu voulu que je dise ? Que je crie sur eux, que je dégaine mon épée et que je les menace ? Emilia, ce n’est pas comme ça qu’on gagne leur respect. Ce n’est pas ce que tu veux."
Elle recule d’un pas, comme si mes paroles la heurtaient, mais elle ne détourne pas les yeux.
— "Je sais... je sais que tu as raison," murmure-t-elle, presque pour elle-même. "Mais ça ne change pas le fait que ça fait mal. Qu’ils me regardent comme ça. Qu’ils te regardent comme ça."
Un silence s’installe, lourd, pesant. Puis je brise la tension en croisant mes bras et en souriant légèrement.
— "Tu sais, Emilia, je me fiche complètement de ce qu’ils pensent de moi. Ils peuvent me haïr, m’admirer, ou même m’ignorer. Rien de tout ça ne m’atteint. Ce qui m’importe, c’est toi. Et si tu veux que je reste en retrait pour te laisser briller, alors je le ferai. Même si ça signifie que je dois avaler leur venin sans broncher."
Ses yeux s’ouvrent légèrement, surpris par mes mots. Puis elle baisse la tête, cachant son visage dans l’ombre de sa capuche.
— "Tu es toujours si calme, si sûr de toi..." murmure-t-elle. "Mais moi, je ne suis pas comme ça. Je veux être forte, mais... c’est difficile. Parfois, j’ai l’impression que je ne fais que reculer."
Je pose une main sur son épaule, attirant son attention.
— "Personne ne naît fort, Emilia. C’est en affrontant ces moments difficiles qu’on le devient. Aujourd’hui, tu as tenu tête à ces sages, à ces nobles. Tu n’as pas flanché, même quand ils t’attaquaient de toutes parts. C’est ça, être forte."
Elle relève la tête, son regard brillant d’une lueur d’espoir mêlée d’incertitude.
— "Tu crois que j’ai été à la hauteur ?"
Je hoche la tête.
— "Tu l’as été. Et tu le seras encore plus demain. Chaque jour, tu avances un peu plus. Et moi, je serai là pour t’accompagner, même si ça veut dire rester dans l’ombre."
Elle esquisse un léger sourire, le premier depuis notre départ du palais.
— "Merci, Wilfried. Merci d’être là."
Je retire ma main et recule d’un pas, adoptant une posture plus détendue.
— "Toujours. Mais maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Retour au manoir ou bien on profite d’être en ville pour se changer les idées ?"
Elle semble réfléchir un instant, puis répond avec un sourire malicieux :
— "Allons voir les stands du marché. Je veux acheter quelque chose pour Rem et Beatrice."
Je hoche la tête, amusé.
— "Bien, mais tu payes. Je suis ruiné."
Elle rit doucement, et pour la première fois depuis des heures, l’atmosphère entre nous s’allège. Nous quittons les couloirs du château, prêts à affronter le tumulte de la ville et, plus tard, celui du royaume.
Avant de quitter le couloir, je me tourne vers Emilia et lui fais un léger signe de la main.
— "Attends ici. Je vais juste régler une petite affaire."
Elle me regarde un instant, son expression inquiète, mais elle acquiesce sans rien dire. Je pars dans une direction différente, un plan en tête. Il est temps de jouer une carte secrète, une modification subtile de ma magie que je n'ai utilisée que rarement.
Je me glisse dans les ombres d'un couloir plus étroit, puis je ferme les yeux, me concentrant sur la magie de la voix. Une voix changeante, une voix qui n’appartient pas à un simple être humain, mais à un esprit tourmenté, à une force vengeresse qui se nourrit de la souffrance des innocents.
Je prends une profonde inspiration et m'élance dans l'incantation silencieuse. Un frisson traverse mon corps tandis que mes cordes vocales se modifient, transformant mon timbre en une voix grave et menaçante, empreinte d’une malédiction qui semble résonner dans les murs eux-mêmes. Je sens l’énergie noire de cette voix envahir ma poitrine, vibrer dans ma gorge. Elle est désormais prête à frapper, à effrayer, à répandre la peur.
En quelques secondes, je me précipite vers les gardes, leur apparence frêle et inexpérimentée me faisant sourire intérieurement. Je prends une grande inspiration et, avec une voix modifiée, prononce la malédiction qui s’échappe de mes lèvres.
— "Vous, qui avez opprimé les innocents, qui avez persécuté les demi-humains et semé la douleur sur votre passage, sachez que la malédiction d’un esprit vengeur pèse sur vous. Vous fuirez, vous tremblerez, car ceux qui font souffrir les innocents sont déjà condamnés à la terreur."
Les gardes, déjà nerveux à l’idée de ma présence, pâlissent et s'échappent en hâte, fuyant la voix qui semble résonner de partout et leur glacer le sang. Leurs pas précipités s’éloignent dans le couloir, abandonnant le poste sans même réfléchir. Je souris, satisfaite de l'effet immédiat.
Puis, sans perdre une seconde, je me dirige vers la salle où Felt se trouve, les souvenirs de notre dernière rencontre encore frais dans ma mémoire. Je pousse la porte discrètement et l’observe un instant, notant l’expression de son visage, celle de quelqu'un qui lutte contre ses démons intérieurs. Elle n'a pas encore entendu ma voix, mais quelque chose dans l'air semble déjà lourd de présences invisibles. Je m’approche et, d’une voix basse, presque murmurée, je l’interpelle.
— "Felt..."
Elle se tourne vers moi, surprise, une expression de confusion traversant son visage. Son regard s'intensifie, comme si elle me cherchait, puis mon apparition, mes mots, elle les ressent. Elle fronce les sourcils, mais une lueur d'inquiétude perce sous sa défiance.
— "Qu’est-ce que tu veux ?" demande-t-elle, sa voix brisée, hésitante.
Je n’ai pas le temps de discuter inutilement. Je pose ma question, celle qui va forcer un choix.
— "Vas-tu participer à la sélection royale, malgré tout ce qui s’est passé, malgré la souffrance des autres ? Ou vas-tu tourner le dos à cette souffrance, fermer les yeux et conduire Rom à la mort en refusant de prendre ta place ?"
Le silence s’étend alors que ma voix résonne dans l’air lourd de malédiction. Elle se fige, ses yeux s’ouvrent en grand, l’angoisse se lisant sur son visage. Elle ne sait pas comment réagir. Le poids de ma question la cloue sur place. Elle semble chercher les mots, mais ils ne viennent pas. Un instant, je la laisse se débattre avec ses pensées.
Je la regarde froidement, sans une once de pitié.
— "C’est ta décision, Felt. Mais sache ceci : chaque acte a ses conséquences. Refuser de se battre, c’est laisser les autres souffrir davantage. Est-ce que tu es prête à être responsable de cela ?"
Elle reste silencieuse encore un moment, ses mains serrées en poings. Un éclair de douleur traverse son regard, mais elle se reprend rapidement, levant la tête. Je vois la lutte dans ses yeux. Elle n’est pas prête à se soumettre à cette pression, pas encore. Elle veut tout effacer, tout détruire, mais la réalité la rattrape toujours.
— "Je... je ne sais pas," murmure-t-elle, ses lèvres tremblantes. "Je ne veux pas que d’autres souffrent, mais... je ne sais même pas comment me battre."
Je me rapproche d'elle, mon ton plus calme, mais toujours chargé de cette aura invisible qui les fait trembler.
— "Tu n'as pas besoin de savoir tout de suite, Felt. Mais tu dois prendre position. Choisir de ne pas agir, c’est encore une forme d’action. Et, malheureusement, celle-ci pourrait être plus tragique que tu ne le penses."
Je la laisse, sans un mot de plus, et je tourne les talons pour quitter la pièce, laissant les échos de ma voix suspendus dans l'air, imprégnant son esprit de la question qui, tôt ou tard, nécessitera une réponse.
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