T H I R T E E N
Lugubre. Cette bibliothèque était probablement la pièce la plus lugubre que Darcy n'avait jamais visité, et pourtant, dieu savait dans combien d'emmerdes elle avait réussi à se fourrer au cours de sa vie, et combien de nuit elle avait dû passer dans des endroits à faire en faire pâlir la famille Warren* sur des générations. Il fallait dire que cette pièce n'avait rien pour elle qui puisse la rendre un minimum chaleureuse : de grandes étagères en bois sombre se chevauchant de façon quasi labyrinthique, des fenêtres étroites ne laissant passer que de minces filets de lumière, même en plein jour, des centaines et des centaines de livres projetant des ombres biscornues sur les murs et en plus de cela un dieu nordique psychorigide à l'aura aussi glaciaire qu'une colonie de yétis comme squatteur à temps complet. Le seul charme que Darcy avait trouvé à cet endroit s'avérait être le grand télescope trônant en son centre et montant jusqu'au plafond-dome ridiculement haut de la pièce, mais l'orage se déchaînant au dehors, le toit en verre était littéralement noyé sous la pluie, troublant toute opportunité d'apercevoir le ciel.
En plus, elle s'ennuyait. Ayant terminé le seul livre en anglais qu'elle avait déniché dans les casiers du rez-de-chaussée, et n'ayant clairement pas la motivation d'aller fouiller dans les recoins sombre et poussiéreux de la bibliothèque, elle se voyait obligée d'attendre qu'une occupation lui tombe du ciel. Résultat des courses, elle était assise sur le sol, face à un Loki au visage fermé et impassible plongé dans sa lecture, condamnée à écouter le vent fouetter les façades du bâtiment jusqu'à l'aube. Au moins, se disait-elle, je ne retomberai pas malade. Et c'était vrai, pour protéger les livres de l'humidité et abriter les outils, tout l'étage semblait isolé, et, en plus de bloquer lumière et son, faisait barrage même aux plus ridicules courants d'air.
Enfin bon, cela dit, elle ne comprendrait jamais comment des scientifiques pouvaient travailler ici sans finir par mettre le feu au parquet. C'était déprimant à s'en arracher les cheveux.
Poussant un énième soupir de lassitude, elle frappa sa tempe contre la paroi du mur et s'attira les foudres du regard de Loki. Elle l'agaçait, c'était certain, mais il n'avait pas le droit de se plaindre. Après tout c'était lui qui avait tenu à la faire monter pour échapper à l'orage, il ne devait pas s'attendre à ce qu'elle reste assise bien tranquillement à attendre que le temps passe.
« N'as-tu rien de mieux à faire ? » grinça-t-il en se replongeant dans sa lecture.
Darcy l'observa, assis avec la prestance d'un prince, droit comme un i dans son sweat-shirt, et esquissa un sourire cynique.
« Non, puisque j'ai terminé Harry Potter aujourd'hui, je n'ai rien de mieux à faire »
« Nous sommes cloîtrés dans une bibliothèque, tu n'as qu'à lire autre chose »
« Tu es la seule personne dans cette pièce qui comprenne le norvégien, Cerveau givré »
Son regard azur voilé par la monture de ses lunettes rouges s'égara un instant dans l'exploration visuelle des étagères, avant de revenir vers le Jotun.
« Tu n'as qu'à me faire la lecture »
Loki n'eut, en apparence, aucune réaction, mais au fond de lui, un sourire profondément méprisant avait tordu ses traits.
« Certainement pas »
Boudeuse, Darcy se renfrogna.
« C'est ça où je vais passer les dix prochaines heures à frapper ma tête contre ce mur »
« Tu te fractureras le crâne avant même que la lune n'entame sa descente »
« Je m'en fous, j'aurais au moins le mérite d'être morte en faisait chier le plus grand crétin des glaces de ce saint univers »
À nouveau, silence, et cette fois, les pupilles de Loki daignèrent entrer en contact avec autre chose que les lignes manuscrites tâchant les pages de son volume. Darcy le fixait, provocante et lassée à la fois, enrubannée comme un rouleau de printemps dans son plaid en laine. Il ne savait pas pourquoi, mais il sentait qu'elle n'était pas prête de le laisser tranquille, et soudain il regrettait de ne pas l'avoir abandonnée à son sort à l'étage inférieur.
« Débrouille toi, mortelle »
Et sans plus de cérémonie il se replongea dans sa lecture. De nouveau baignant dans le silence de la pièce, Darcy sentit une flopée de jurons lui monter aux lèvres, excédée par l'attitude de son insupportable colocataire divin. Que pourrait-elle faire ? Elle n'avait pas sommeil, ne dormirait probablement pas de la nuit, compte tenu du fait qu'elle avait du roupiller plus de quatorze heures après s'être évanouie dans les escaliers, et cela signifiait qu'elle allait devoir lutter contre l'ennui pour une durée qui lui paraissait insurmontable. Et en plus, comble du désespoir, elle n'avait rien à manger pour tenter d'apaiser un peu son esprit râleur.
Avec l'espoir vain que Loki ne change d'avis, elle resta de longues minutes assise en tailleur à même le sol, à le fixer sans ciller de ses grands yeux bleus, sans pour autant réussir à lui arracher le plus misérable coup d'œil ou signe d'intérêt. C'était simple, il faisait comme si elle n'était pas là, à croire qu'elle était invisible, transformée en molécule. C'était bien sûr sans savoir que derrière sa carapace d'impassibilité, Loki la trouvait excessivement insupportable mais heureusement silencieuse. Environ trois-cent quatre-vingt-sept secondes plus tard, n'y tenant plus, la jeune femme enfouit sa tête dans ses mains et s'affala sur ses genoux avec la grâce d'une otarie obèse, son visage disparaissant sous une déferlante d'ondulations ébènes.
Indiciblement, Loki releva les yeux. Il la détailla des pieds à la tête durant toute la minute où elle resta dans cette exacte position, sans bouger d'un cheveu. Tout ce qui indiquait qu'elle ne s'était pas transformée en statue était son dos qui se soulevait au rythme de sa respiration, faisant parfois glisser quelques mèches brunes sur ses épaules. Le Jotun grimaça. Il trouvait cette mortelle d'une impertinence exceptionnelle et d'une vulgarité rare, dénuée de toute féminité et aussi élégante que pouvaient l'être des Chitauris dans leurs mauvais jours ; en bref, une accumulation de petites choses qui avaient le don de titiller ses nerfs à tous les niveaux.
Et pourtant, s'il y avait bien une seule qualité que Loki pouvait lui trouver (une qualité bien souvent considérée comme un défaut universel), c'était sa réactivité : Elle était totalement et absurdement imprévisible.
Et soudain, comme si elle eut lut dans ses pensées, elle bondit sur ses pieds, manquant de croiser le regard incisif du dieu qui repiqua illico presto en direction de son bouquin. Debout, Darcy agita ses jambes, rendues lourdes par l'inactivité et pleines de fourmillements désagréables, avant de passer ses mains dans sa nuque endolorie. Son corps entier était ankylosé, et chaque fois que l'un de ses membres se déplaçait, ses articulations manifestaient leur mécontentement en laissant échapper des roulements osseux et des craquements peu discrets. À nouveau, elle soupira, et Loki crut vraiment qu'il allait lui jeter son livre à la figure.
« C'est bon, j'ai compris » murmura-t-elle en levant les yeux au ciel.
D'un pas rempli de flegme, elle se dirigea vers l'une des rangées de la bibliothèque et sentit son cœur se gonfler de dépit lorsque les montagnes de vieux livres poussiéreux entrèrent dans son champ de vision. Tout paraissait tellement ancien qu'elle avait l'impression que personne n'était venu ici depuis la décolonisation, et elle commençait sérieusement à se demander ce que des scientifiques pouvaient bien faire dans ce trou. Soit aucun d'eux ne pouvait s'approcher d'un livre sans risquer d'y perdre la vue, soit elle avait à faire à des chercheurs plus vieux que le christ, et à se souvenir de la tête de ses hôtes (qui lui avaient enseigné tant d'insultes norvégiennes en si peu de temps, par leur bienveillance naturelle), elle était pratiquement sure qu'ils n'étaient pas tous aussi vieux. Donc à trancher, elle se disait juste qu'ils avaient la flemme de faire le ménage, mais étant donné le nombre d'années que cela prendrait pour tout nettoyer, elle ne pouvait que compatir.
Plissant les paupières pour tenter de déchiffrer de quelconques écritures, malgré l'obscurité environnante, Darcy s'approcha et laissa ses doigts retracer les titres gravés sur les tranches des volumes qui étaient à sa portée, vagabondant d'étagère en étagère et de catégorie en catégorie. Évidemment, tout ce qu'elle trouvait était rédigé dans ces étranges langues scandinaves, et seuls quelques rares mots se rapprochant de son anglais natal lui permettaient d'émettre des hypothèses sur le contenu global des ouvrages. Sur certaines couvertures, cependant, la présence de dessins et d'arabesques nervurées suggéraient plus explicitement les sujets abordés, et délestait d'un peu de travail son imagination lassée. Ainsi, elle devina que la section à sa gauche recueillait des livres sur l'astronomie, aux petites étoiles et aux constellations vieillissant leurs cuirs, et que celle à sa droite était un mélange hasardeux de livres sur les sciences physiques et un semblant de chimie.
Son exploration des rayonnages lui parut s'éterniser à l'infini tant le temps lui paraissait s'écouler lentement, même si en vérité, elle n'était partie que depuis une dizaine de minutes. Devant elle s'étendait son ombre, et en se retournant, Darcy pouvait entrevoir les ampoules clignotantes éclairant le centre de la grande pièce et les pieds de Loki qui dépassaient de derrière un meuble informe. La jeune femme se surprit à penser qu'il portait des chaussures sur ses deux pieds, de vieilles baskets d'une marque obscure, probablement trop grandes pour lui, et un rire silencieux naquit au fond d'elle alors qu'elle se rappelait de sa silhouette gisant au même endroit une semaine plus tôt, nageant dans une armure exagérément colossale et seulement chaussé sur un seul pied. Elle savait que tout son attirail de guerre prenait la poussière dans un coin des douches communes (puisque monsieur n'avait pas pris la peine de la déplacer), mais cependant, sa seconde botte était toujours dans le corridor de l'entrée, coincée sous le marteau magique de Thor.
Et soudain, Darcy pensa à Jane, qui devait culpabiliser à l'extérieur, au SHIELD fraîchement débarqué, à Thor et ses allers et retours intempestifs entre Asgard et la Terre pour tenter de la sortir de ce pétrin. Elle n'était pas idiote, et bien plus perspicace qu'elle n'en avait l'air au premier abord : Darcy savait que c'était mal parti pour elle, et qu'elle allait probablement devoir cohabiter avec le beau-frère sociopathe de Jane pendant un bout de temps. Une partie d'elle voulait faire la paix avec lui, puisqu'il avait veillé sur elle, et qu'elle savait qu'il ne pouvait s'en prendre à elle sans mettre sa propre vie en danger. Et pourtant, il y avait toujours cette petite voix dans sa tête qui lui soufflait de se méfier, qu'il était dangereux et qu'elle n'était pas en sécurité. Dans ces moments là elle se souvenait des doigts acérés de sa poigne écrasant sa gorge, de la menace dans son ton, de la violence meurtrière dans son regard, et elle avait peur.
Tellement perdue dans ses pensées qu'elle en avait presque oublié où elle se trouvait, Darcy retomba abruptement sur Terre lorsque son tibia buta contre le pied tordu d'un tabouret en métal, la faisant sursauter en silence. Son regard fut alors attiré par un livre épais à la couverture cornue, qui faisait tâche par sa taille et ses argentures au milieu des revues scientifiques. Intriguée, elle s'approcha, l'extirpa du rang en prenant soin de ne pas provoquer une avalanche de poussière sur sa tête, et s'adossa contre le pilier liant deux bibliothèques dans son dos. Doucement, elle l'ouvrit, et son regard s'illumina en découvrant le titre.
Légendes du vieux Nord ou Le panthéon de la mythologie Nordique.
Un sourire pervers se dessina sur ses lèvres. Voilà qui pourrait bien la divertir un moment...
~•~
*Les Warren sont le couple d'enquêteurs paranormaux confrontés à la maléfique Annabelle dans Conjuring : les dossiers Warren
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