Chapitre 2
Alec poussa la porte de son appartement et allait s'engouffrer à l'intérieur quand une voix douce l'interpella. C'était Monica dans sa robe de chambre bleue qui peluchait tant qu'Alec en retrouvait même accroché à ses vêtements. Elle se tenait sur le pas de sa porte, un torchon à la main et un sourire immense sur les lèvres.
— Bonsoir Monica, répondit le jeune homme en lui faisant la bise comme il en avait l'habitude. A côté d'elle, Junior jappait joyeusement, heureux de retrouver son maître. Alec laissait toujours son chien à la vieille dame quand il se rendait au travail. Avec le maximum d'élan qu'il pouvait se permettre avec ses petites pattes, il tentait de lécher la main d'Alec, en vain.
— Tu as passé une bonne journée ? Le questionna-t-elle en frottant énergiquement le crâne presque sans poil de Junior.
— Bof...
Le jeune homme entra dans son appartement et la vieille dame le suivit, tenant Junior dans ses bras comme un bambin. Alec jeta sa veste en cuir avec désinvolture sur le canapé avant de se déchausser et d'envoyer valser ses chaussures. Monica avait beau trouver Alec un peu trop désordonné, elle ne lui faisait jamais de remarques.
— Tu as l'air tout pâlot, viens donc manger un peu de mon ragoût à la maison.
Alec ne put s'empêcher de sourire ; Monica ne lui demandait jamais explicitement de venir lui tenir compagnie, elle avait des stratagèmes bien plus élaborés ! Comme elle était une cuisinière hors pair, elle se servait de cette qualité pour lui demander de goûter à tel plat, de lui donner son avis sur cette sauce. Cela amusait Alec.
Il se rendit dans la cuisine, la vieille dame le suivant, elle-même précédée par Junior.
— J'avais prévu de me faire à manger ce soir, Monica, ajouta le jeune homme en ouvrant les placards de son plan de travail mais ils étaient désespérément vide mis à part une boîte en sauce. Le frigidaire était un peu plus empli mais ce n'était pas une corne d'abondance. Y trainaient deux cannettes de bière, un tube de ketchup, un pot de mayonnaise et une salade qui commençait à flétrir. Pas de festin en vue ce soir, soupira Alec en refermant la porte du frigo.
— Vous ne savez vraiment plus manger correctement, vous, les jeunes... Maugréa Monica. Le jeune se rappelait l'avoir vexée quand elle était entrée à l'improviste dans la cuisine alors qu'il goûtait à pleines dents un hamburger. Vous et votre nourriture américaine, avait-elle dit, outrée que son protégé puisse se malmener ainsi. Elle s'était ensuite emparée de son assiette et avait jeté le tout dans la poubelle avant de quitter la cuisine, laissant un Alec stupéfait devant une assiette vide. Elle était revenue dans les secondes qui suivirent et lui avait servi une portion généreuse de son gratin dauphinois qu'il avait mangé en se délectant.
Depuis, il faisait attention à ce qu'il achetait, ayant peur de la froisser.
— Je vais, de ce pas, réchauffer mon ragoût, lui apprit-elle d'une voix ferme pour lui montrer qu'elle n'accepterait aucun refus de sa part et elle retourna chez elle, Junior sur ses talons.
*
Dans la petite cuisine de Monica, on retrouve des objets datant d'une époque révolue : des marmites au fond abîmé par les trop nombreuses années de service, des fourchettes aux dents pliées, des couteaux à peine aiguisés, des cuillères tordues mais tous ces éléments avaient une vie malgré leur apparence d'antiquité. Alec aimait savoir que même les objets vieillissaient, à leur manière. Le temps touchait à tout, sans exception.
Monica resservit un verre de vin rouge à Alec qui le dégusta comme un fin connaisseur bien qu'il ne sache rien de la viticulture puis débarrassa la table. La vieille dame n'avait pas eu tort : son ragoût, il l'avait mangé avec délice, savourant chaque bouchée jusqu'à ce que son assiette soit tout à fait propre. Comme après chaque repas, le jeune homme lui demanda pourquoi elle n'avait pas ouvert son restaurant alors qu'elle était tant douée en cuisine, ce à quoi elle lui répondait qu'elle était encore trop novice. La modestie était chez cette dame une qualité qui intriguait Alec au plus haut point : cette façon de détourner l'attention d'elle et de faire dévier la conversation sur l'autre locuteur pour éviter le flot de compliments.
— Je me suis rendue chez le boucher avec Junior qui doit bien entendu rester à l'extérieur du magasin. Figure-toi qu'il a gentiment proposé de nous donner des abats. Junior a vraiment été gâté aujourd'hui.
La gentillesse de ce commerçant était la cause de l'obésité du vieux chien. Quand Junior se promenait, son ventre proéminent touchait presque le sol.
— Ce n'est pas comme l'autre boucher du coin, reprit Monica, qui avait refusé de m'offrir les surplus dépassés, sous prétexte que c'était le chenapan qui était venu lui dérober une dizaine de saucisses... Accuser Junior d'un tel acte, c'est scandaleux !
Se sachant maître de l'attention, Junior jappa comme pour clamer son innocence dans cette histoire qui le traînait dans la boue. Monica se baissa pour le caresser avant de le prendre sur ses genoux comme elle le faisait pour Gribouille, son chat. Junior détestait les chats pourtant il avait droit au même traitement que le félin de la propriétaire.
— Alors ces élèves, toujours aussi turbulents ? S'intéressa la vieille dame qui connaissait les problèmes qu'Alec rencontrait avec les étudiants.
— Pas turbulents, juste impolis, répondit le jeune homme en haussant les épaules comme si ce n'était pas grave pourtant ça l'était. La politesse c'est la preuve de l'existence d'une civilisation, c'est la base de notre communication mais trop de monde l'oublie. Etre cantinier, ce n'était pas un métier qui se cantonnait seulement à servir des plats insipides, cela résidait aussi dans la communication avec autrui. Mais le plus intolérable, c'est ceux qui m'ignorent comme si j'étais sous-homme, un esclave à l'écoute de leurs demandes. Je n'ai peut-être pas suivi la route royale mais je vaux quand même quelque chose dans cette société, non ? Demanda Alec à Monica avec effroi. C'était souvent qu'il se rabaissait ainsi comme s'il croyait le mériter après ses erreurs de parcours mais elle était toujours là pour le rassurer.
— Tout le monde a une utilité dans ce monde, Alec, il n'y a aucun doute à avoir là-dessus, lui assura-t-elle avec un sourire réconfortant. Quant à ces élèves préoccupés par leur propre existence, ils sont aveuglés par les perspectives qui s'offrent à eux. Chacun se voit ingénieur, avocat, médecin mais il existe aussi autre chose. A travers les enfants, ce sont les parents qui s'expriment alors ne leur en veux pas trop pour leur ignorance.
*
Scarlett n'avait pas pleuré de toute la nuit, cela tenait du miracle, mais elle savait que bientôt elle déverserait ses pleurs, que ça soit en public ou dans l'intimité de sa chambre. Se rendre à la basilique hier l'avait rassurée, malheureusement pas assez pour effacer les cernes violettes qui apparaissaient sous ses yeux, lui donnant presque un air cadavérique, comparaison tristement comique au vue de la situation.
En sortant de chez elle, elle remarqua comme tous les jours le papetier qui aménageait sa devanture, le boulanger qui lui faisait un geste amical de la main, la fleuriste qui commençait à sortir toutes ses fleurs devant son magasin. Ces éléments qu'elle analysait au quotidien la rassuraient : c'était réconfortant de se dire que tout restait pareil, qu'aucun changement n'avait eu lieu. Malgré le fait que son monde s'écroule, les fondations restaient les mêmes. Ce quartier commerçant, elle en était amoureuse. Tous les matins, elle se réveillait au son des rideaux de fer qui se levaient, découvrant des boutiques décorées avec soin ou au bruit du moteur des voitures de livraison. La fenêtre de sa chambre donnait sur un petit parc boisé où les mères se réunissaient pour parler avant d'aller chercher leur enfant à la crèche d'à côté. Le gang des poussettes comme Scarlett les nommait parce qu'elles avaient l'habitude de prendre toute la place sur les trottoirs comme si c'était leur territoire exclusivement.
En face de son entrée, vivait un jeune homme d'une trentaine d'années qui possédait un salon de tatouage. Couvert de la tête aux pieds de dessins bariolés, on aurait dit une œuvre d'art contemporain.
Au-dessus, logeait une vieille dame aigrie par l'âge et qui ne manquait jamais de manier le balai pour donner de petits coups dans le plafond pour dire à Scarlett de faire moins de bruit. Quand elles se voyaient face à face, elles n'allaient pas plus loin que l'exigeait la politesse. Une fois de dos tourné, elles se menaient une guerre sans répit.
Au rez-de-chaussée, habitait un jeune couple récemment installé et qui avait deux enfants en bas âge. Quelquefois, même du haut de son troisième étage, Scarlett pouvait entendre les cris des enfants capricieux qui venaient troubler la quiétude du lieu. Quand elle croisait ce couple, elle souriait malicieusement en voyant à quel point les deux adultes peinaient dans leur métier de parents. Déplier la poussette dans la rue était un spectacle que Scarlett observait avec amusement, regardant le mari se fatiguer à la tâche et sa femme à côté portant les deux bambins dans ses bras qui tremblaient un peu.
Au-dessus d'elle, sous les toits, vivait un étudiant de lettres à l'apparence négligée qui se prenait souvent pour Baudelaire et qui griffonnait des mots sur un vieux calepin dans la cour intérieure. Il restait quelquefois des heures à fixer le vide avant de trouver un germe d'idées qui le menait alors à remplir les pages de son carnet avec fébrilité. Scarlett avait un jour retrouvé une feuille en boule et avait lu quelques vers :
Le sang coule à flot,
De ce cadavre déchiqueté,
Par ici des boyaux,
Par là des doigts de pieds.
La pâleur de la mort,
Entache son visage,
Comme une nuée de nuages.
Je l'observe sans remords
Je ne suis pas témoin,
Je suis l'assassin.
Oui, je suis le génie,
De ce merveilleux dessein.
Depuis, elle essayait d'éviter autant que possible ce jeune habité par de telles pensées morbides. En découvrant ce poème abandonné, elle savait qu'elle avait pénétré dans son intimité, dans son jardin secret et elle avait honte en plus d'être bouleversée par les sujets abordés. C'était un jeune homme assez discret, ayant un petit penchant pour l'alcool et le tabac mais qui dérangeait peu son voisinage : c'était tout ce qui importait.
Cet immeuble et ses habitants étaient un réel microcosme où se rencontraient les pôles les plus extrêmes de la société et lui apportait beaucoup d'inspiration pour les histoires d'enfants qu'elle aimait imaginer et qu'elle faisait partager à la classe de CP dont elle s'occupait. Elle mettait souvent en scène des personnages dont les caractères ridicules et emphatiques étaient repris à de réelles personnes et cela amusait vraiment les enfants. Occasionnellement, Scarlett dessinait les aventures de ses personnages, étant dotée d'un talent artistique certain mais dont elle n'avait jamais voulu en faire son métier. Enseigner lui convenait mieux, partager des valeurs avec les enfants et les amener à réfléchir, c'était ce qu'elle aimait faire et ça avait tellement plus de sens que d'être politicien ou ingénieur. La jeune enseignante trouvait dans son métier quelque chose qu'elle n'aurait pu trouver nulle part ailleurs : le bonheur de se sentir à sa place, là, au milieu des enfants où elle leur apprenait ce dont la vie entière est constituée : des mots. Des mots pour exprimer, des mots pour ressentir, des mots pour débattre. Aux mots qui se succèdent viennent les phrases, et aux phrases, les sens.
Et à cet instant précis, et bien qu'elle reconnaisse le pouvoir des mots, il n'y en avait aucun assez fort pour qualifier son sort de condamnée.
*
La classe était remplie d'un mélange de cris joyeux et de pleurnichements que Scarlett avait appris à gérer. Il y a deux ans, quand elle avait débuté sa carrière d'enseignante, il avait fallu qu'elle s'habitue à toutes les situations. S'occuper d'enfants en bas âge était une tâche ardue qui demandait beaucoup de temps et d'affection. Scarlett, dans son métier, éblouissait par sa vivacité et sa volonté à partager ses connaissances bien qu'elle soit toute jeune mais ici, jeunesse n'était pas synonyme de manque d'expérience. Quelqu'un qui passait par là aurait certainement cru qu'elle avait des années de formation au compteur. L'enseignement la comblait, elle brillait dans ce domaine et épatait les vieux instituteurs.
Les yeux verts de la jeune femme balayait la salle tandis qu'un éblouissant sourire venait embellir un visage déjà doté par la nature. D'un air attendri, elle contemplait sa classe aux murs jaunes pimpants qui rappelaient les rayons chauds de l'été, les dessins bariolés épinglés sur un grand tableau de liège, les petits bureaux en bois accolés deux par deux. Le tableau noir où elle avait inscrit la date avec soin semblait la féliciter de l'excellent travail qu'elle fournissait. Sous ses yeux, elle observait sa classe et pour une jeune personne ayant toujours rêvée d'épouser la carrière d'enseignant, c'était aussi beau que contempler un paysage bucolique.
— Maîtresse ! Rémi a barbouillé mon dessin... Commença à crier une mignonne petite fille prénommée Justine, habillée toute en rose et dont la chevelure était attachée en deux simples nattes. Elle pointait de son doigt accusateur Rémi, le garçon turbulent de la classe par excellence, qui adorait embêter ses petits camarades. Scarlett s'approcha des deux bambins, s'accroupit et demanda à Rémi pourquoi il avait commis un tel acte.
— Il était plus beau que le mien, répondit-il avec la conviction d'avoir bien agi. Ce qu'elle aimait chez les enfants, c'est qu'ils ne manquaient pas de franchise, qu'ils exprimaient leurs pensées avec la ferme certitude de n'avoir transgressé aucune règle. Les jeunes apprennent par étape ce qu'il faut faire et ne pas faire ; petit à petit ils discernent le 'bien' du 'mal'.
— Mon dessin ! Pleurnicha Justine en se frottant les yeux, jetant quelquefois des regards désespérés vers la feuille de papier qui avait fait l'objet de tant de discorde. De gros traits noirs avaient été ajoutés et cachaient une partie de la maison que la fillette avait désiré représenter.
— Tu vois Rémi ce que tu as fait ? Justine a un gros chagrin maintenant...
— De toute façon, les filles ça pleurnichent pour un rien, continua le jeune garçon tout en triturant l'objet du crime, le feutre noir, de ses petits doigts.
— Sais-tu pourquoi ? Le garçon, qui jusque là n'avait montré que peu de curiosité et de compassion, leva la tête vers sa maîtresse pour montrer son soudain intérêt. Il se sentait presque comme un adulte, il avait l'impression que Scarlett allait lui révéler un secret qui ferait de lui, un homme.
— Les filles sont sensibles et laissent plus facilement les émotions les submerger.
Rémi hocha du chef bien que le mot 'submerger' n'ait que peu de sens pour lui — Les garçons, eux, préfèrent cacher leurs sentiments derrière un masque — Ca, il comprenait parce qu'il raffolait du carnaval et de ses costumes.
— Pourquoi ?
— Beaucoup de personnes pensent qu'un homme qui pleure est faible et se rabaisse à une condition qui n'est pas la sienne.
Rémi fronça des sourcils, pas très content d'entendre de tels propos.
— Mais tu penses quoi toi ?
— Pleurer n'est pas une marque de faiblesse, Rémi.
A ces mots, il fut rassuré. Parce que lui aussi ça lui arrivait de pleurer, seulement pas pour des motifs aussi puérils que les filles. L'avis de la maîtresse comptait énormément pour ce jeune garçon et savoir qu'il n'était pas faible le rassérénait.
— C'est une preuve d'humanité.
Humanité avait-elle dit ? Aux oreilles de Rémi, ce nom avait une consonance merveilleuse même dénué de son véritable sens. Qu'est-ce que cela pouvait-il bien être ? Le jeune garçon, muni de son feutre noir, reprit dans ses mains le dessin de Justine et inscrit plusieurs fois ce mot « UMANITE ». Heureux du résultat, il montra son chef d'œuvre à la petite camarade qu'il avait malmenée et qui avait séché ses larmes. Remarquant que son dessin avait complètement disparu derrière un mot qui n'avait aucun sens pour elle, ses lèvres fines tremblotèrent, sa gorge émit un cri plaintif et les pleurs s'ensuivirent. Rémi, qui s'attendait à voir sourire la fillette grommela – que les filles pourraient quand même s'exprimer autrement que par les larmes et les cris.
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