Chapitre 3 : Guitare, Flamenco. L'Espagne t'a forgé comme on burine un cœur.


     La lumière du jour filtrait à travers les volets de la chambre, traçant des sillons dansants sur les murs. Certains atteignirent le lit et zébraient la peau de Cali, réchauffant agréablement ses bras.

      La jeune femme savourait ce réveil paisible, entre le silence de l'appartement et les bruits étouffés de la rue qui s'animait. Elle percevait des bribes de conversation en espagnol, un air de fandango qui s'échappait d'un vieux poste de radio, et des roucoulements d'oiseaux en pleine saison des amours.

Elle s'étira comme un félin, ouvrit enfin les volets - il devait être dix heures du matin -, contempla le ciel azur, et soupira de bonheur. Mélodie était partie en cours, et ne reviendrait qu'en fin de journée. La romancière se programma donc une découverte en solo de la ville, sans itinéraire fixe. Elle voulait déambuler dans les ruelles, se perdre dans Séville, s'imprégner de son âme.

       Alors qu'elle fouillait dans son placard attitré pour composer sa tenue du jour, elle aperçut son reflet dans la glace. Ses longs cheveux châtains ondulaient jusqu'à ses omoplates, son short de pyjama mettait en valeur ses petites jambes dodues qui contrastaient avec ses chevilles fines. Elle s'approcha du miroir, tirant sur ses joues qu'elle jugeait trop rondes.

Cali avait l'impression que tout était rond chez elle, contrairement à Mélodie qui n'était que lignes graciles et traits fins. Mais bon. Elle s'aimait comme ça - merci les livres de développement personnel et le body positive ! La jeune femme se trouvait mignonne, même si elle jouait la modeste quand on la complimentait sur son visage bourré de charme. Ses grands yeux verts trônaient au-dessus d'un ravissant nez en trompette et d'une bouche gourmande en forme de cœur.

       Un bip provenant de son téléphone l'avertit soudain que celui-ci était à court de batteries. Mince, elle avait oublié de le brancher la veille, trop occupée à rire jusqu'à l'aube de la Tortilla de son amie. Elle attrapa sa valise vidée, dans laquelle il ne restait plus que son chargeur, ses écouteurs, et un poster qui l'accompagnait dans tous ses déplacements.

Et ce n'était pas n'importe quel poster, réalisé en un exemplaire unique par un fidèle lecteur. Il représentait un portrait de Bartholomeus, assis sur le trône d'Adriae, exhibant effrontément son sceptre magique entre ses mains puissantes. Il avait l'air si réel : son regard ténébreux et pénétrant l'émoustillait à chaque fois. Ses écouteurs glissèrent alors sur l'affiche, et se logèrent près du crâne du personnage principal de sa trilogie. On dirait que Bart s'enjaillait sur du métal elfique, affublé de ce casque fortuit.

          Une association d'idées lui vint d'un coup à l'esprit, et elle se remémora ce beau brun, rencontré dans un taxi. Maintenant qu'elle y repensait, il ressemblait énormément à cette illustration de son mage noir. Les mêmes yeux noisette pétillants, la même couleur de cheveux, la même mâchoire ovale, le même sourire énigmatique et irrésistible. Elle se demandait s'il était encore à Séville, si elle aurait l'occasion de le recroiser. En plus, son adresse ne lui était pas inconnue : un immeuble aux briques rouges, non loin de la gare Santa Justa, en plein centre-ville...

Lui qui m'avait conseillé d'éviter les types louches, c'est plutôt moi qui adorerais le stalker, songea-t-elle.

Bon, de toute façon, les chances qu'ils se recroisent étaient d'une sur sept cent mille - oui, on comptait presque 700 000 Sévillans ; et celles qu'il soit, en plus, célibataire, étaient pire.

Trêve de rêveries stériles, elle reposa le poster, saisit une serviette et sauta à la douche.


[Mélodie] : J'arrive à la maison et qué ? Cali pas là ? Tu t'es déjà perdue dans les bras d'un étalon ;) ? Ne tarde pas trop, parce que ce soir on sort !


       Cali pouffa. Ce n'était pas dans les bras d'un bellâtre qu'elle s'était égarée, mais dans les dédales envoûtants de la capitale andalouse.

        Elle avait commencé sa balade dans le quartier El Centro, attirée par sa vie grouillante, ses couleurs vives et ses senteurs multiples. Des centaines d'orangers ployant sous leurs fruits bordaient chaque boulevard, embaumant les lieux d'effluves acidulés qui se mêlaient aux fumets des jambons espagnols - exposés fièrement dans les bistrots -, ainsi qu'aux parfums corsés des coquettes sévillanes. Les boutiques regorgeaient de tissus voyants, de céramiques chamarrées et d'accessoires festifs.

       Elle avait ensuite atterri au pied du majestueux Museo de Bellas Artes, qui trônait sur une magnifique place arborée, avec à son centre, une statue érigée en l'honneur du célèbre peintre baroque : Bartolomé Esteban Murillo. Tiens, un autre Bartolome, comme par hasard. L'édifice splendide datant du XVIIe siècle, aux immenses colonnes et aux couleurs du soleil, incitait à la découverte.

Cali fut surprise de sa gratuité, et arpenta ses salles et ses patios éblouissants pendant des heures. Une impressionnante collection de peintures espagnoles y était exposée, allant du moyen-âge jusqu'au XXème siècle. Goya, Velasquez, Murillo, El Greco..., leurs toiles inestimables défilaient sous les yeux ébahis de l'écrivaine.

Elle ne vit pas le temps passer, happée par cette culture immensément riche, si bien que le message de Mélodie l'avait fait sursauter.

*

      Les deux amies couraient sur les pavés anciens, qui claquaient sous leurs pas. Elles se rendaient au Lo Nuestro, un petit bar live typique de la région, où l'on jouait du flamenco et où l'on dansait sans réserve, serrés entre les tabourets et les verres de sangria.

    Park, un franco-coréen de la même promotion que Mélodie, les y attendait depuis belle lurette. Cali le reconnaissait, c'était sa faute. Pour sa première soirée sévillane, elle voulait être parfaite, surtout au cas où... elle rencontrerait de nouveau le sosie de Bartholomeus. Elle avait longuement hésité entre plusieurs tenues, ignorait si elle devait se maquiller plus qu'à l'habitude, ou rester naturelle.

    Après un moment qui lui parut interminable, sa colocataire, excédée, l'avait forcée à quitter l'appartement à coups de sac à main, et elle se retrouva désormais avec un look hybride : un œil gauche savamment travaillé d'un smoky-eye, et un œil droit quasiment nu ; des mocassins vernis, sous une robe verte moulante ; et pour couronner le tout, un perfecto à franges. Bref, la bizarrerie incarnée.

Elles arrivèrent finalement au lieu de rendez-vous, essoufflées. Le bar grouillait déjà de monde, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. C'était une de ces vieilles maisons en pierre, aux murs blanchis à la chaux, décorée d'azulejos et de lampadaires d'un autre temps. Un son entraînant de guitare s'en échappait, mêlé à des rires bruyants et des tintements de verres.

— Ben, c'est pas trop tôt ! les houspilla Park, pendant qu'elles prenaient place à ses côtés.

Le métis Coréen balança sa frange effilée de gauche à droite en signe d'exaspération.

— Heureusement que le gentil Elias m'a tenu compagnie durant votre absence ! continua-t-il en désignant un garçon aux traits fins, tatoué de partout, assis juste en face de lui.

— On est vraiment, vraiment désolées ! s'excusa Mélodie. On se préparait et on n'a pas vu le temps passer, et puis tu sais, c'est la première sortie de Cali à Séville, donc, enfin... Bref, désolée et enchantée, très enchantée, Elias !

Encantado de conocerte (*enchanté de faire ta connaissance*), lui répondit l'intéressé avec un sourire aimable.

— Et enchanté quand même, Cali, lança Park, s'adressant à la romancière.

—Ravie-de-faire-enfin-ta-connaissance-Park-encore-désolée-du-retard-et-très-encantado-Elias, débita-t-elle d'une traite, gênée.

— Euh, ça va ? Ton œil, tu t'es pris un coup ? l'interrogea Park, reluquant son demi-smoky-eye raté.

— Oui, oui, oui, ça va, c'est heum, un maquillage qui a un peu mal tourné, vu qu'on était pressées, tout ça tout ça, haha...

— Avoue, Mélo t'a agressée avec son sac à main, n'est-ce pas ? Elle me le fait tout le temps quand je n'écoute pas ses histoires de cul, quelle brute celle-là ! plaisanta-t-il, détendant l'atmosphère.

— Mais ça va pas de dévoiler ma vie privée devant Elias qu'on vient à peine de rencontrer ? s'énerva l'étudiante en frappant son ami avec ledit sac à main.

          Ils rirent à l'unisson, et la soirée put démarrer sous les meilleurs auspices. Park et Elias se rapprochèrent malicieusement au fil des verres partagés, Mélodie commença à se déhancher en pressant son amie d'en faire de même, et Cali ne pensait qu'à cacher son demi-smoky-eye de peur de faire une rencontre improbable.

        Soudain, les lumières du bar s'éteignirent, le guitariste qui jouait au fond de la salle interrompit sa prestation, puis tapa énergiquement dans ses mains.

Une femme éblouissante sortit alors de l'ombre, se dirigea d'une démarche gracieuse vers l'estrade, toisant l'assistance d'un regard intense. Elle était vêtue d'un châle à franges orné de roses brodées à la main, d'une magnifique robe écarlate qui se mourrait à ses chevilles dans un froufrou fantastique, et portait des chaussures de cuir noir à talons plats.

— Oh géniaaal ! C'est Maria Jùlvez ! C'est rare qu'elle danse ici ! Tu vas voir, tu vas te régaler ! s'extasia Mélodie, secouant sa colocataire comme un prunier.

         Un silence extraordinaire parcourut la salle dans laquelle on peinait pourtant à s'entendre quelques secondes auparavant. Un homme âgé se plaça également sur l'estrade aux côtés du guitariste, et entreprit de taper en rythme dans la caisse en bois qui se trouvait à ses pieds. La femme effectua aussitôt un mouvement captivant, courbant ses bras et ses jambes dans un angle précis.

La musique reprit de plus belle, et Maria Jùlvez entama une danse hypnotisante. Ses talons, claquant avec adresse sur le sol, indiquaient la cadence aux musiciens ; son corps ondoyant dégageait une aura incroyable, et son visage, son visage... Il exprimait tant d'émotions ! Ses yeux de braise reflétaient une rage, une passion et une fureur redoutables.

Resplendissante et acérée à la fois, elle évoluait tel un diamant brut.

          Cali vécut toute l'histoire du flamenco à travers la danseuse. Ce genre musical, créé des siècles auparavant par les peuples opprimés - les gitans, les juifs et les arabes, échoués sur cette terre d'accueil andalouse -, comptait leurs souffrances, leur passé, leurs désirs. Ce mélange de cultures, unies sous l'expression pure et simple de l'art, émut l'écrivaine au plus profond de son âme. Une telle intensité se ressentait dans les gestes de Maria Jùlvez, elle lui brûlait le cœur, la transportait dans des contrées inconnues.

Alors que Park et Elias finirent par se détourner du spectacle pour se rouler des pelles à tour de bras, Mélodie se proposa d'aller commander d'autres verres.

La Française ne tarda pas à se faire alpaguer par un beau mâle viril, qui la zieutait à travers le comptoir. D'ailleurs, Cali ne s'en était pas rendu compte, mais son amie jouait à ce jeu de regards avec ce dernier depuis au moins une dizaine de minutes.

— Pardonne-moi, ma poule, j'espère que tu n'as pas trop tenu la chandelle ! déclara Mélodie, pas si désolée que ça, après avoir longuement flirté avec sa conquête du jour.

         Park et Elias, pressés de s'isoler, étaient rentrés main dans la main, laissant Cali seule à table. Pourtant, cette solitude ne l'avait nullement perturbée. Des idées s'enchaînaient en cascade dans sa tête, qu'elle inscrivait frénétiquement dans les notes de son téléphone, pour s'assurer de ne pas en perdre le fil.

Même si Maria Jùlvez avait quitté la scène depuis longtemps, le flamenco résonnait encore dans tout son être. Elle comprit enfin ce qui la bloquait. Il fallait qu'elle tourne la page de la Fantasy une bonne fois pour toutes. Au revoir mages, dragons, et elfes, cette époque était révolue.

        Finalement, là, au fond de cette salle sombre et bruyante, son inspiration revint, telle une vieille amie. Elle savait de quoi parlerait son prochain roman. De Magdalena. Une gitane au destin tragique, consumée par son amour du flamenco, dans le Séville des années 20.


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