1. Photo n°1 - La tortue, les colocs et la goyave

La vie permet bien des miracles. La simple existence d'une espèce de grands singes capables de se construire des abris solides pour se protéger du monde extérieur et pouvoir dormir paisiblement sur leurs deux oreilles en est un. Qu'un réveil qui ose sonner peu avant sept heures un lundi matin ne finisse pas son existence écrasé contre le mur en est un autre, peut-être plus incroyable encore.

Camille détestait devoir se lever tôt. La douceur de sa couette et la présence d'une grosse peluche sensée combler l'absence de bras réconfortants lui étaient de loin préférables à la perspective d'une journée complète de cours, à s'ennuyer en SVT et à ne rien comprendre en Philo. Si seulement l'adolescent aux yeux bleu sombre avait eu le choix, il aurait volontiers plongé sa tête sous son oreiller en faisant mine de ne pas entendre la sonnerie qui lui vrillait les tympans et qui venait de le sortir d'un seul coup d'un doux rêve dont il ne se souvenait déjà plus grand-chose. Mais non. Sa liberté n'était qu'illusoire. À peine propre et sorti de ses couches, il avait été condamné à une peine de seize ans de scolarité ferme, sans remise possible. Et encore, alors qu'il n'était qu'à quelques mois d'en voir le bout et de décrocher « le bac », symbole de sa libération, il encourait déjà une prolongation de son tourment dans le supérieur. Le bagne. La torture était d'autant plus violente que ses geôliers, abusant sans cesse de leur pouvoir, aimaient le tourmenter à coup d'interrogations et de devoirs. Comme si la souffrance d'être enchaîné à une chaise à longueur de temps en ne bénéficiant que de quelques semaines par an de permission pendant les vacances n'était pas suffisante. Le pire avait peut-être été de voir ses co-prisonniers préférés libérés avant lui. C'était le plus douloureux. Certes, il restait bien sa meilleure amie, Margot, pour lui tenir compagnie. Mais tous les autres membres de sa bande l'avaient abandonné. La faute à leur petite année de différence, qui ne pesait pas grand-chose à l'échelle d'une vie mais qui était impitoyable au niveau d'une scolarité. En seconde, Camille s'était mis à traîner avec un groupe de première, le seul qui le comprenait vraiment, l'appréciait et le soutenait dans ses choix et besoin. À sa tête, il y avait un blond et un brun, le couple le plus fameux du lycée qui avait fait s'arracher plus d'une fois les cheveux du CPE. Ils traînaient toujours avec un roux sympathique et avec un châtain déluré, Gabriel, admiré par ses semblables et craint par le reste du monde pour sa capacité à organiser un feu d'artifice en plein milieu de la cour sans même demander l'autorisation, juste pour le plaisir. Tous s'en étaient allés à Paris une fois diplômés.

Mais il y avait pire. Dans cette bande de joyeux drilles, Camille pouvait aussi compter sur les jumeaux. La fille, Cléa, s'était mise avec Gabriel. Lui avait récupéré le garçon. Cléo, qu'il appelait le plus souvent par ses surnoms : Cléochou, Cléclé et connard de merde. Ce dernier titre était réservé à leurs petites crises, quand ils se disputaient pour des bricoles. Le quotidien normal d'un couple hétérosexuel tout ce qu'il y avait de plus basique.

Certes, Camille était né garçon. Ce qu'il avait entre les jambes et qu'il se caressait de bon matin pour se donner autant le courage de se lever qu'une bonne raison d'aller à la douche enterrait tous les doutes à ce sujet. Son service trois pièces était la marque la plus virile de son corps. Pour le reste, une fois épilé – ce qui arrivait très souvent –, si on omettait son manque de formes et de courbes, l'illusion commençait à prendre. Mais au-delà de l'apparence, le plus important était plutôt ce qui se passait dans le cerveau. Camille avait des connections particulières, disait-il. Il était tout à fait normal, juste d'un genre plus difficile à déterminer que pour d'autres. Ce besoin de se sentir fille était encré en lui depuis l'enfance. Plus doux, timide et « chochotte » que sa sœur, il lui arrivait d'être pris pour une demoiselle. Son androgynie était déjà marquée, mais à cet âge-là, cela ne posait de problème à personne. Ce fut plus tard, au collège, qu'il comprit ce qui était vraiment en lui. Ce besoin profond de se transformer, d'être « elle » plutôt que « lui ». Ce plaisir de s'habiller avec des robes et de la lingerie fine, à rendre l'illusion réelle et tout simplement à vivre sa vie. Il ne niait pas être biologiquement un garçon, il n'était pas dans le déni de cette réalité, mais il ne supportait pas non plus qu'on réfute son genre féminin, celui qui lui convenait le mieux et l'apaisait. Dans son quotidien, rien ne lui faisait plus plaisir que d'entendre Cléo le présenter comme sa petite copine, plutôt que son petit copain.

Voilà à seize ans et demi où il en était, à devoir composer entre un horrible sentiment de solitude, des mathématiques agressives qui attaquaient ses neurones et un bordel sans nom dans sa tête, ne serait-ce que pour trouver les mots qui convenaient le mieux pour le définir. Travesti ? Le terme lui semblait limitatif et vulgaire. Le fait qu'il s'habille en garçon au lycée pour éviter les remarques et critiques ne signifiait pas que ses tenues du week-end n'étaient qu'un déguisement. Bien sûr, tout avait commencé par du cross-dressing, mais il ne créchait pas chez Michou. C'était plus profond, c'était une question d'identité. Transsexuel alors ? Il n'avait jusqu'alors entamé aucune procédure de transformation physique. Certes, la puberté avait durci sa voix – ce qui l'avait obligé à la travailler pour conserver ses aigues et maintenir l'illusion – et très légèrement augmenté sa pilosité, sans que son corps ne perde son caractère naturellement androgyne. Mais le terme ne lui convenait pas non plus. Trop brutal, trop direct, trop caricatural dans son cas précis, trop simple par rapport à la réalité de ce qu'il ressentait. Et il n'en était de toute manière pas encore là. C'était trop tôt, même si la question se posait. En fait, à la fois garçon et fille, il n'était ni vraiment l'un, ni vraiment l'autre, ni même les deux. Il était autre chose de plus complexe. Une recherche sur wikipedia lui avait appris l'existence du mot « pangenre » dont l'utilisation variait entre les personnes cherchant à transitionner et les autres. Trop complexe. Dans le fourre-tout, il y avait bien la non-binarité, ou genderqueer. On y classait tout ce qui avait du mal à se définir et à se positionner, notamment le troisième sexe, celui auquel Camille avait de plus en plus l'impression d'appartenir. Non-binaire, c'était encore le terme qu'il utilisait le plus ces dernières semaines. Il lui permettait de se définir facilement sans avoir réellement à le faire.

À chaque fois que l'adolescent avait fait un pas en avant en essayant de mieux se comprendre, il avait eu l'impression d'en faire trois en arrière à cause du poids des mots et des cases qui l'enfermait dans une obligation de construction sociale. On attendait de lui précision et clarté. Plus la réponse était simple, plus les gens se sentaient rassurés et avaient l'impression de maîtriser la situation. Pur réflexe primaire d'homme des cavernes cherchant à contrôler son environnement. Certes, Camille ne pouvait pas blâmer les autres d'avoir du mal à piger sa réalité. Lui-même n'y arrivait pas totalement... Si la chose était si facile, il s'en serait forcément rendu compte. Mais même les mots qu'il sortait comme par magie du net n'arrivaient pas réellement à exprimer « sa » réalité. Celle qu'il avait au fond du bide et qui semblait ne convenir qu'à lui. Le pire, c'était qu'il ne pouvait même pas compter sur le soutien de son petit ami pour y voir clair. Cléo avait depuis bien longtemps abandonné l'idée de trouver « la » bonne définition. Il le lui avait encore répété avec insistance le samedi dernier, après un petit accident dans la rue avec une bande de jeunes du lycée dont l'intelligence et la finesse n'étaient pas les points forts.

« Mais qu'est-ce qu'on s'en fout ! T'es comme t'es, point barre ! Comment tu peux passer six mois super bien sans te prendre la tête, et d'un seul coup me faire une crise d'angoisse parce qu'un mec t'a traité de pédale et s'est moqué de ta jupe ? T'es chiante, Cam ! »

Ce fut l'occasion pour le lycéen aux yeux bleu de minuit de lâcher un affectueux « connard de merde » à son petit ami. Ce n'était pas forcément juste. Cléo l'acceptait sans se poser la moindre question, et lui, il l'insultait derrière. C'était même assez dégueulasse, en y repensant. Son mec n'y était pour rien. Mais parfois, quand la pression était trop forte, ça sortait tout seul. Heureusement qu'au lit, tout ce malaise disparaissait. Nu, Camille ne pouvait pas fuir. Il était obligé de se laisser dévorer, avant de dévorer en retour. Quand il tremblait, à la limite de sentir son corps exploser de plaisir, les mots n'avaient plus d'importance. Seules comptaient les lèvres sur lesquelles il pouvait se jeter pour que ses cris d'extases ne réveillent pas le chien du voisin. Son orientation, sa position pendant l'acte et même son genre, les mots n'avaient plus besoin d'avoir du sens.

Le souvenir vivace de ce samedi soir permit à Camille de se sortir de ses draps. Haletant et couvert de sueur, il se précipita nu, en courant, du couloir à la salle de bain, afin de se laver sa main droite – témoin de son activité matinale – au robinet avant de se jeter sous la douche. Trop pressé, il n'entendit même pas son père Jean-Marc l'appeler de la cuisine pour lui demander s'il voulait boire du chocolat chaud comme depuis qu'il était tout petit ou du café, comme il le faisait parfois quand Cléo passait à la maison et dégustait cette boisson d'adulte. La tête levée face au pommeau, l'adolescent soupira de bonheur en sentant l'eau chaude couler sur son corps. C'était presque aussi agréable que de se blottir sous sa couette. Il y resta de longues minutes, à se savonner le corps et à laver sa longue chevelure châtaigne à l'aide d'un doux shampoing parfumé au lait d'amande. Jusqu'alors souvent coiffé à la garçonne, Camille avait fait le choix depuis la fin des vacances en Corse avec toute la bande de se laisser pousser un petit peu la tignasse. Pas trop longue, pour ne pas ressembler à une caricature de lui-même, mais suffisamment pour expérimenter quelques styles féminins qui lui faisaient envie dans les magazines de mode. Au pire, si cela ne lui allait pas, il les attacherait ou recouperait tout. Il verrait bien. Là, ses cheveux commençaient à lui tomber légèrement sur la nuque, ce qui plaisait particulièrement à Cléo qui adorait y glisser ses doigts.

« Camille, ça va être froid ! Bon... Je fous tout dans des thermos, tu te démerderas. »

L'adolescent fit mine de ne pas entendre la voix de son père, en partie couvert par le bruit de la douche. Il avait besoin d'encore quelques secondes pour se réveiller. Et surtout, de beaucoup plus de temps pour se préparer avant de rejoindre le lycée. Foutu réveil qui sonnait toujours bien trop tôt pour qu'il soit reposé et bien trop tard pour lui laisser le temps de se faire une beauté. Outre sa coiffure qu'il souhaitait toujours parfaite, le jeune androgyne tenait à sa petite touche – toujours légère – de maquillage. Un coup de mascara sur les yeux pour faire ressortir leur teinte bleutée, un autre de gloss sur les lèvres pour les hydrater, et parfois un poil de fond de teint pour se donner bonne mine. Il ne fallait pas qu'il paraisse trop tartiné pour ne pas s'attirer remarques et critiques, mais il ne voyait pas pourquoi il refuserait de se faire belle alors que toutes ses camarades de classe semblaient faire le concours du chantier le plus désorganisé.

Restait la partie garde-robe. De retour dans sa chambre, Camille jeta son peignoir sur le lit et se plaça devant le miroir recouvrant les portes de son armoire. Il fallait choisir ce qui irait le mieux avec son corps. Jupes et robes étaient le plus souvent proscrites en semaine. Il avait essayé à plusieurs reprises et déjà obtenu l'autorisation ponctuelle de se faire ce petit plaisir, mais au quotidien, les galères étaient trop nombreuses. Un débardeur ? Trop frisquet dehors. Un haut moulant avec un grand décolleté ? Ça faisait pute. Un t-shirt manches longues blanc avec des fleurs et un jean bleu coupe slim ? Trop classique.

Tous les matins, c'était la même histoire. Camille avait un mal fou à se décider et tournait en rond dans sa piaule en se mordillant le bout des doigts à la recherche de la culotte ou du pantalon qui lui irait le mieux.

Cette chambre était à son image. Fouillie, désordonnée, indécise. Après la mort de sa sœur, Camille avait emménagé dans un beau petit pavillon de 150 mètres carrés avec son père, en pleine petite banlieue lyonnaise. Orienté plein est, l'espace personnel de l'adolescent était suffisamment vaste pour une personne. Assez pour y emmagasiner de nombreuses bricoles, comme tous ces souvenirs qui provenaient d'un voyage un Inde. La porte était située contre le mur du fond, à côté du lit. En face, une grande baie vitrée. À droite, un mur bleu avec des posters. À gauche, un mur rose avec l'armoire, un bureau sur lequel était posé la photo de deux enfants souriants et enlacés – un petit garçon et une petite fille – et d'autres affaires. Au moment de choisir la couleur dans laquelle il voulait vivre, Camille n'avait pas réussi à se décider. Fatigué par ces hésitations trop nombreuses, Jean-Marc avait pris lui-même la décision d'utiliser les deux pots de peintures et de laisser la dernière cloison blanche. L'adolescent avait plutôt apprécié. Il se sentait bien dans cet espace qui lui ressemblait. Même dans cette maison, avec un tout petit étage et un grand rez-de-chaussée, un salon et une cuisine éclairée.

« Tu vas être en retard, ma grande... Bouge-toi. J't'ai mis un sandwich nutella et un thermos de chocolat dans ton sac. »

Tandis que Camille changeait pour la troisième fois de paire de chaussettes à la recherche de celle qui irait le mieux avec ses baskets, Jean-Marc était entré dans la pièce pour rappeler le fruit de ses entrailles à ses obligations scolaires. Ce dernier sourit et jeta son dévolu sur les crèmes. Cam appréciait que son père utilise le féminin pour s'adresser à lui. Son géniteur était plus que compréhensif. C'était une chance rare, il en avait conscience. Se jetant à son cou, il attrapa son sac à dos et lui claqua une bise sur la joue avant de courir hors de la maison pour chopper son bus. Le calvaire pouvait commencer.

Comme prévu, la journée se passa mal. En réalité, peut-être encore plus que ce que Camille avait anticipé. Certains cours étaient soporifiques au possible, une interro surprise manqua de déclencher une révolution, aussitôt calmée par la promesse de coller pour de nombreuses heures ceux qui s'essayeraient à la mutinerie, et comme prévu, l'intolérance régna en maître dans la cour carrée lors de la pose du midi. Alors que le terminale finissait tranquillement sur les marches son sandwich Nutella du matin qui avait passé la matinée au fond du sac, tout en se faisant la réflexion que, l'année précédente, un certain blondinet se serait jeté sur lui pour lui en piquer un bout, la bande du samedi fit sans grand retour. Des élèves de sa classe, menés par un certain Alec, bien connu de tous pour sa lourdeur absolue et ses capacités de raisonnement proche de celles du bulot le plus intelligent de la création. Même génial, un bulot restait malheureusement limité par la viscosité de son cerveau. Alec, lui, dégoulinait carrément de crétinerie et de méchanceté. Oh, il avait sans doute des circonstances atténuantes telles la frustration d'être toujours plaqué au bout de deux semaines par toutes les filles qu'il réussissait à charmer, son éducation de bistrot violente et misogyne – son père tenait un bar et lui, il servait depuis tout petit les habitués le week-end – et l'incroyable dissonance entre son intelligence réelle et celle qu'il s'attribuait. Plus c'est con, moins ça doute. Alec était l'exemple parfait pour illustrer cette maxime, que Camille tenait d'un brun amoureux et déboussolé de voir son petit ami blond l'année précédente affirmer qu'il était capable de grimper à mains nues sur le mur de l'école jusqu'à une fenêtre du premier étage, et essayer de réaliser cet exploit directement sous le nez du CPE, dont la fenêtre en question donnait pile-poil sur son bureau.

Pour ses potes, Alec était un comique en devenir. Ni grand ni petit, brun, un peu bronzé mais pas trop, commun sans être laid ni beau, il était connu pour être nerveux, violent et agressif, quand il ne passait pas son temps à faire des blagues sur tout et n'importe quoi. Son style préféré ? Se moquer des autres. Et quand cela ne suffisait pas, il n'hésitait pas à les insulter pour déclencher chez son public acquis à sa cause quelques rires gras et dérangeant.

Camille n'avait pas trop eu à subir son humour en seconde et première. Ils n'étaient pas dans la même classe et, surtout, l'androgyne aux yeux bleus avait toujours autour de lui une bande solide pour le protéger. S'il y avait bien des crétins dans le lycée qui auraient bien voulu s'attaquer à lui, personne n'était assez fou pour se mettre à dos à la fois Kilian, Aaron, Gabriel, Cléo et Cléa. Les quelques-uns qui, par erreur, s'étaient essayés à la chose l'avaient payé très cher.

Mais cette année, tout avait changé. Alec avait retrouvé l'ovni du bahut – il connaissait Camille depuis l'école primaire, même s'ils avaient toujours été distants – et cela l'avait inspiré. Le voir se balader un week-end habillé en robe – ce qui allait bien plus loin que la simple touche de maquillage quotidienne – aux bras d'un mec avait été une révélation comique. Sa meilleure blague ? « À quoi reconnait-on un homme d'une femme ? ». Camille n'avait même pas écouté la réponse. Il savait qu'elle lui était destinée, et qu'elle n'était pas agréable. Mais ce n'était rien à côté des insultes. La faute sans doute à un mauvais public. Quand une audience ne rigolait pas, cela ne pouvait pas être la faute de son humour. Le problème venait forcément des autres. Et la solution pour le régler était toute trouvée. On rigole tellement plus facilement, et de bon cœur, quand on n'a pas le choix.

Se faire traiter de folle, de tarlouze, de tapette, de travelo et de malade mental avait de quoi énerver, mais ça passait encore. Même si Camille hurlait de rage et n'hésitait pas à répondre des mots fleuris accompagnés de gestes particulièrement vulgaires, cela ne restait que des insultes. Il n'y avait pas mort d'homme ni de femme – ni même de non-binaire – et cela ne méritait pas plus qu'une grosse crise de nerfs. Mais quand le contact physique s'ajoutait au reste, là, ça devenait vraiment problématique. Sentir Alec forcer un attouchement « pour voir s'il était fait comme les hommes » fit exploser Camille :

« Tu me retouches les couilles, je te brise les tiennes, j'les arrache, j'en fais de la confiture et je te les fais bouffer ! »

C'était une erreur. Alec n'était pas préparé au fait qu'on attaque sa virilité. Cela lui fit beaucoup de peine, et légitima à ses yeux le fait de pousser par terre « la petite pute » qui s'y croyait, tout en donnant pour consigne à ses fidèles amis de ne surtout pas traîner avec ce « dégénéré » qui mériterait mieux de mourir, comme il avait pu le lire sur un très sérieux site internet qui sentait bon les bottes de cuir et les triangles roses brodées sur des pyjamas rayés. Forcément, Camille ne se laissa pas faire et répondit en se jetant au visage de l'autre abruti. Non pas pour le griffer comme il s'y attendait, mais pour lui en coller une méchante au milieu des dents. Seule l'intervention du CPE, Monsieur Musquet, empêcha l'affaire de dégénérer plus encore. L'adulte refusa d'écouter la moindre explication ou de départager les torts. Toutes les personnes impliquées dans cette rixe étaient bonnes pour un avertissement s'ils recommençaient, après les trois heures de colles qu'ils venaient de récolter, de manière méritée.

Furieux, Camille osa lever le ton. C'était toujours pareil. La lâcheté était la forme la plus expéditive de justice ! Il gagna en échange de sa franchise une quatrième heure de retenue, et l'ordre de la boucler au plus vite avant de très sérieusement avoir des problèmes.

« Je pense que nous sommes très compréhensifs avec toi, Camille, depuis longtemps. Le deal, c'est qu'on te laisse une certaine liberté, à condition que de ton côté, tu restes mesurée. Je ne veux pas revivre le cinéma d'il y a deux ans. »

Finalement, l'adolescent accepta à contrecœur de se calmer. Il ne souhaitait pas rentrer dans une guerre ouverte avec le CPE. Au pire, s'il voulait se venger de ce personnage, le plus simple était encore de passer directement par Gabriel. Depuis que Musquett se tapait sa mère, le châtain avait à plusieurs reprises essayé de l'intoxiquer ou de le rendre fou. Avec un certain succès, il fallait bien l'avouer.

Bien qu'ayant ravalé sa rage, Camille n'en restait pas moins furieux. Il l'était d'autant plus qu'il s'était retrouvé tout seul contre un groupe de plusieurs personnes, et pas même sa meilleure amie n'avait levé le petit doigt pour l'aider. C'était inhabituel chez Margot, qui veillait sur lui depuis leur enfance, étant même allée jusqu'à sortir avec à plusieurs reprises au collège. Camille y était particulièrement attachée. Elle était toujours sa confidente et son principal soutient, et vu tout ce qu'il vivait, ce n'était pas une tache négligeable. Son absence à ce moment critique passait plutôt mal. Les poings serrés et le nez coulant, Camille se mit immédiatement à sa recherche.

« Mais elle est où, putain ? »

Ce ne fut qu'après cinq minutes à tourner dans les couloirs qu'il l'a trouva, planquée dans une salle de classe. Observant à travers l'entrebâillement de la porte une scène qu'il aurait préféré ne jamais voir, Camille tourna de l'œil et s'enfuit en courant.

Bien sûr, il n'y avait rien de mal à ça. C'était même tout à fait normal. Et même souhaitable. Margot méritait largement de vivre sa vie et de s'amuser. Elle ne lui appartenait pas, et cela faisait plus d'un an qu'ils avaient officiellement et définitivement rompu, sans que cela n'ait changé quoi que ce soit à leur amitié. Mais pourquoi alors Camille se retrouva-t-il enfermé dans les toilettes à pleurer ? Lui-même l'ignorait. Elle n'avait fait qu'embrasser discrètement un garçon. Ce n'était rien. Alors quoi ? La jalousie ? La peur d'être abandonné et de se retrouver seul pendant cette trop longue année de terminale ? La colère de ne pas avoir été le premier au courant de ces sentiments alors que lui n'hésitait pas à lui confier les moindres détails de sa vie ? C'était sans doute un mélange de tout cela. Toujours est-il que Camille sécha la première heure de l'après-midi. Quelle foutue idée il avait eu, aussi, de se maquiller ce matin-là. Avec les traces de larmes qui avaient ruisselées sur sa peau, il ne ressemblait plus à rien. Et il se sentait triste. Trop pour un lundi. L'ennuie couplée à la sensation d'étouffer lui faisait ressentir un vrai calvaire. Cette réalité passait d'autant moins qu'il n'avait jamais été aussi heureux que l'année précédente. C'est la perte de ce qu'on plus que l'absence de ce qu'on n'a jamais eu qui cause les plus gros tourments.

Sortant de classe dès la sonnerie, Camille ne prit pas le temps de se retourner et n'entendit même pas Margot qui l'appelait du haut des escaliers en semblait souhaiter lui parler. Il n'avait qu'une idée en tête : se foutre une robe en dentelle et pleurer dans les bras de son homme. Après plus d'une heure à essayer de le joindre et à l'appeler encore et encore sur son mobile, Cléo décrocha, non sans pousser une petite gueulante.

« PUTAIN, CAM ! Je t'ai déjà dit que je finissais les cours tard ! J'allais pas répondre en plein pendant les maths ! Quand t'as un truc d'urgent à me dire, tu me textotes, tu satures pas ma messagerie ! Bon, y a quoi ma puce ? »

Les larmes de l'être qu'il chérissait plus que tout calmèrent immédiatement sa voix. Cléo comprit immédiatement aux reniflements que Camille lâcha que la journée avait été difficile. En sanglot, le lycéen raconta la scène du midi et quémanda un peu de tendresse. Il en avait diablement besoin pour oublier cette vie de merde. Gêné, Cléo hésita. Il avait une blinde de devoirs pour le lendemain et ne pouvait pas se permettre de faire le tour de la ville en bus. Mais ils pouvaient parler au téléphone, autant qu'il le voudrait. Camille grogna. Ce n'était pas ce qu'il voulait et le fit comprendre en raccrochant d'un coup, non sans oublier de lâcher en route une petit « connard de merde » toujours aussi affectueux. La réponse arriva moins d'une minute après, par SMS.

« Viens à l'appart. J'te présenterai à mes colocs, puis je te ferai des bébés en douce. Et rappelle-moi. Je t'aime, poussin. »

La proposition surprit l'adolescent. Son visage prit immédiatement une teinte ocre. C'était... quelque chose. Enfin, que Cléo l'invite comme ça. Cela faisait à peine trois semaines qu'il avait emménagé, et tout ce qu'il avait dit aux deux personnes qui partageaient son toit était qu'il avait « une copine ». La règle usuelle, lorsqu'on cohabitait ainsi et qu'on était élève de prépa, c'était de ne pas ramener du monde pendant les heures de travail, afin de ne pas déranger les autres. Autant dire que les visiteurs étaient très rarement les bienvenus. Que Cléo déroge aussi vite à l'accord tacite, ce n'était pas un geste anodin. Immédiatement, Camille plongea dans son armoire, en sortit la première jupe qui trainait, prévint son père en criant qu'il ne mangerait pas à la maison ce soir, claqua la porte et rappela son homme, déjà pour s'assurer que la proposition n'était pas une blague, et ensuite pour vider son sac avant d'arriver, histoire de ne pas foutre une trop mauvaise ambiance sur place.

Le sujet rapidement mis sur la table ne fut pas tant la méchanceté des autres que les doutes qui assaillaient l'élève de terminale aux lèvres grenadine. Les critiques de l'abruti de service avaient réveillé des interrogations. Un flot de paroles sortit à voix basse – pour ne pas choquer les passagers du bus – de la bouche de Camille.

« J'aime pas mon corps. J'veux dire, il est mal foutu. J'suis obligé de passer un temps de malade pour soigner ma peau et chasser les poils. Et ce truc difforme au milieu des cuisses, c'est ridicule. Je serais cent fois plus belle avec un vagin... Au moins, ça serait clair. Je ne serais pas à me poser des questions et à devoir assumer une connerie génétique que je n'ai pas choisie ! »

« Mais arrête de raconter des conneries ! », coupa Cléo en se pinçant le haut du nez d'une main, résolvant une équation de l'autre. « Il est magnifique, ton corps. Et toutes les gonzesses passent du temps dans la salle de bain. Même moi ! Et j'en suis pas une. Et laisse ton machin à sa place ! Je l'aime beaucoup, moi ! C'est un super jouet ! En plus, sérieusement, t'as pas forcément besoin d'un trou en plus ! J'veux dire, sans paraitre vulgaire, t'en as déjà deux, et moi, j'ai qu'une bite. Donc si je ne suis pas trop mauvais en math, j'crois qu'on est bon. À la limite, le truc qui serait cool, c'est que tu aies un peu plus de poitrine. Là, j'avoue, j'adore tellement te caresser que je kifferais te peloter les seins. Mais t'es parfaite, sinon ! »

Camille hésita franchement entre lâcher un attendrit Cléochou d'amour ou une insulte nerveuse. Ses mots se voulaient rassurant. Ils l'étaient par certains aspects. Mais contrairement à ce que pensait son homme, ces questionnements n'étaient pas des conneries. C'était sérieux. Vraiment sérieux.

« T'es chiant, connard d'am, heu, Cléochou d'amour. J'rigole pas, moi... Oups, attends, le bus vient de s'arrêter à ton arrêt ! J'raccroche, à tout de suite. »

Cinq minutes plus tard, l'adolescent frappa à la porte, puis sursauta et recula d'un pas en découvrant la personne qui lui ouvrit. La surprise sembla parfaitement partagée. Les yeux écarquillés, le jeune Mickael tourna le visage et hurla en direction des chambres :

« Faaaaaaaaaab ! Y a une fille dans le couloir ! »

« C'est pour moi ! », coupa Cléo en s'approchant et se collant par derrière à son camarade de classe tout en posant ses mains, l'une sur le rebord de la porte, l'autre contre le mur, avant de tendre sa tête en avant et effleurer les lèvres de sa bien-aimée, paralysée sur place. « Bon, tu entres ? Je suis sûr que t'as hâte de rencontrer mes supers colocs. Lui, le blond à la tête d'ahuri, c'est Mika. Il est... mhhh... comment dire... blond. Mais intelligent, hein, pas comme le nôtre. Mais il est blond, quoi. Donc c'est normal qu'il fasse cette tête. Et l'autre qui arrive en calbut et gilet en laine, avec la barbe et la moustache, c'est Fab. Le mec le plus sympa du quartier dans la catégorie philosophe, joueur de guitare et cuisinier. À ce sujet, y doit rester du gigot dans le Frigo ! »

Les présentations continuèrent dans le salon, autour de reste de viande froide, d'une bouteille de blanc et d'un jus de goyave. Pas du tout mécontents d'avoir un peu de visites qui les sortaient de leurs cours, les colocataires expliquèrent d'où ils venaient, comment ils se connaissaient, et pourquoi il s'appréciaient autant. Singeant une grimace, Fabien durcit sa voix tout en caressant les cheveux de Mikaël :

« J'suis sa mère. »

À ces mots, Cléo éclata de rire. C'était exactement ça. Avec une barbe. L'un et l'autre avaient cette drôle de relation depuis leur rencontre. Leurs différences avaient été la base de leur amitié. Le plus âgé avait des réflexes protecteurs envers le plus jeune. Le plus jeune faisait rire le plus âgé et le surprenait à chaque fois par l'incroyable finesse de ses raisonnements et analyses, qui juraient avec son air et son comportement gamins. Enfin, l'occasion était toute trouvée pour mettre les pieds dans le plat. Mieux valait être honnête et direct pour éviter les mauvaises surprises. Cléo prit une grande inspiration et se lança dans un petit discours.

« Bon, il est temps que je vous présente plus en détail ma meuf ! J'vous en avais déjà un peu parlé, mais j'vous avais pas encore tout dit. Ce que vous saviez, c'est que ça fait environ un an qu'on est ensemble et qu'on s'est rencontré au lycée. Le truc dont vous étiez pas au courant, c'est que malgré sa jupe, c'est biologiquement un mec... »

Ne s'attendant pas du tout à une révélation aussi cash, Camille s'étouffa sur place avec son verre de Goyave, là où Mika recracha le sien dans son gobelet en affichant des yeux de merlan frit et où Fabien, pris d'un spasme spontané, pouffa en entrouvrant la bouche. Cléo, lui, continua comme si de rien n'était.

« Donc, biologiquement un mec, mais c'est mieux de vous adresser à elle au féminin. C'est pas une obligation, hein, mais elle préfère. Le fait est que, si son corps est celui d'un mec, et croyez-moi, c'est pas dégueulasse, son genre est plus complexe que ça. Si vous avez des questions, c'est à moi, pas à elle, parce que c'est super lourd au quotidien. La seule chose que vous avez à savoir, c'est que je suis grave amoureux et que le premier qui juge, il finit la tête au fond du Sanibroyeur. »

Devant cette menace, Mika se fit tout petit et se resservit un verre. Ni sa maman réelle, ni Fab ne lui avaient parlé de ce genre de choses. Ce n'était pas du tout dans son logiciel, mais sa bonne éducation le poussait à la fermer et à ne pas préjuger de ce qu'il ne connaissait pas. Même si apprendre dans une même soirée que son coloc trop cool était à la fois homo ET hétéro, le tout avec la MÊME personne, c'était encore plus perturbant que le problème P=NP. Ce qui, pour un passionné de maths, avait de quoi retourner le cerveau. Fabien, lui, lâcha simplement un simple et sincère « chanmééééé » admiratif. Bien que parfaitement surpris devant cette information inattendue, il ressentait une forme d'admiration envers ce « garçon » dont l'apparence féminine était bluffante, mais aussi et surtout pour Cléo, qui avait réussi à déballer et à assumer ce genre de choses avec une classe folle et un petit sourire provoquant, le tout en se nettoyant la gorge à coup de vin blanc un peu trop sec. Ce dernier, d'ailleurs, avait déjà enchaîné, pour se prémunir de toute réaction.

« Bref, Cam, c'est un peu ma petite tortue à moi. Elle est magnifique, mais elle a tendance à se cacher dans sa carapace. Mais quand elle a confiance dans les gens, c'est elle qui nous entraine ! Si je ne l'avais pas, je crois que je resterais cloitrée nuit et jour à préparer mes khôlles. »

Gêné au possible, Camille soupira la tête penchée sur le côté. Enfin au moins, l'abcès était crevé. Rassuré de voir que les colocs de son homme étaient plutôt sympathiques et compréhensifs, il pouvait librement être lui-même. Ce qui en soit lui faisait un bien fou. Très vite, il retrouva son sourire, et commença à participer plus activement aux discussions, racontant avec joie à quel point son mec s'était comporté comme un véritable connard avant de lui mettre le grappin dessus et expliquant comment, alors qu'il était en seconde, un blondinet de la classe que Cléo avait poussé toute une partie du lycée à porter une barrette dans les cheveux en soutient à sa cause. Avec le recul, c'était parfaitement ridicule.

L'apéro dinatoire connut cependant une fin prématurée. Une heure de perdue à discuter, c'était trop pour Mika qui commença à se ronger d'angoisse le bout des doigts. S'il ne se remettait pas tout de suite au travail, il se pouvait qu'il n'ait pas la meilleure note à la prochaine interro, ce qui ne manquerait pas de rendre furieuse sa mère. Le risque était trop grand, il devait s'éclipser au plus vite. Fabien en profita pour en faire de même. Il avait un gros bouquin à lire et à résumer, la nuit serait courte. Mais avant de disparaître dans le couloir, il tint quand même à souligner que le moment avait été très agréable et que, naturellement, Camille était la bienvenue quand elle voulait. Si ça mettait un peu d'animation dans l'appartement, c'était bénéfique pour tous.

La soirée se termina dans la chambre de Cléo. Ce dernier dut travailler jusqu'à minuit pour être à jour, avant de rejoindre sa petite amie qui l'attendait, nue, dans son lit. Ce soir-là, il n'y eut pas de grands ébats – il était trop tard pour crier – mais tout de même des gestes d'une grande tendresse. Une main caressant une poitrine imaginaire, l'autre se glissant entre des cuisses douces et rosée pour s'amuser avec son petit jouet préféré, Cléo ronronna de plaisir en voyant que son petit trésor se laissait faire sans la moindre protestation. Tout juste Camille, tremblant et sur le point de jouir, s'autorisa-t-il une petite remarque qu'il lâcha dans un gémissement.

« Pourquoi une tortue ? J'ressemble pas à une tortue, moi ! Ça m'énerve quand tu dis ça ! Panda anorexique, va ! »

Cela, Cléo s'en fichait bien. Sentir sa moitié au bord d'une explosion d'endorphine l'intéressait bien plus que ses états d'âme à propos d'un surnom. Et puis, il avait de bonnes raisons de l'avoir utilisé, et de l'utiliser encore, comme il le lui chuchota tendrement à l'oreille.

« Parce que t'es ma tortue ! Tu es fragile, tu te protèges, mais t'es faite pour régner sur cette terre pour des siècles et des siècles... »

*****

Extrait de l'album photo de Cléo

Emplacement n°1

Nom de la photo : « La tortue, les colocs et la goyave. »

Effet : couleur – Filtre couleur chaude

Lieu : dans ma collocation

Date : un lundi soir de septembre

Composition : première visite de Camille à la coloc, autour d'un verre de vin pour Fabien et moi, et d'un jus de goyave pour Mikael et Cam. Les joues roses, Camille planque son nez dans son gobelet. Il venait d'arriver et avait peur de gêner. J'ai choisi un filtre permettant de faire ressortir les couleurs chaudes, afin de montrer que l'ambiance était chaleureuse en ce début de soirée. Je suis content que cela se soit bien passé.

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