6. Château de la Mange




On ne va pas se mettre ainsi entre leurs pattes ! Ni une ni deux, j'appelle Alban :

– C'est moi, Popol, t'es occupé ?

– Bof, depuis l'affaire Tomy, la Chancellerie me bat froid.

– Mais encore ?

– On m'a retiré l'affaire, non lieu en vue...

– ... et puis ?

– Et puis merde ! Alors je préfère causer latin avec Amédée...*


Il a trois bons mois de congés en retard, qu'il est d'accord pour nous consacrer derechef, direction Château de la Mange, sur les hauteurs de Lausanne, à condition qu'on lui installe des amplis, pour écouter sa musique Klezmer, et qu'on lui laisse du temps, pour courir derrière les coléoptères.

Pour l'histoire de conseiller juridique, entre machin offshore et législation sur les sociétés, il n'est pas contre, mais sous condition : les actes seront en latin, ce qui est autorisé par le droit suisse. Ça lui donnera un argument pour convaincre Amédée de le suivre. Il veut le sortir de la rue, diminuer sa consommation de bières. Le temps de lui refaire une carte d'identité et il nous rejoint.


Ambroise se frotte les mains à l'idée qu'on ait recruté un novice... Il ne perd rien pour attendre.

A tout hasard, je lui pose une question :

– Vous parlez latin ?

– Pardon ?

– Le latin, vous connaissez ?

– Pas du tout, on n'était pas trop école avec mes frères.

– Pas de langues anciennes donc ?

– Du tout, mais pourquoi cette question ?

– Parce que notre conseiller juridique travaille exclusivement en latin : question syntaxe, il est béton !

Ça le laisse pantois. Il n'a jamais vu. Il sent quelque chose lui échapper. Il ne savait même pas que le droit suisse tolérait encore. S'il avait pu, il aurait fait modifier la loi du 5 octobre 2007, article 5, alinéa 3, mais ça réclamerait une votation. Trop long, trop compliqué.

Pour une affaire entre amis, on peut toujours s'arranger... On s'est donc arrangés, et on a pris possession des locaux sur le champ.


Le lendemain matin, Medhi est là, avec toute l'équipe. Le soir, Aïcha arrive, avec ses geckos dans leur terra, en compagnie d'Alban et d'Amédée, finalement ravi de la promenade.

Un hic toutefois : ils nous ramènent Tomy en sus, viré sans solde par Edouard, qu'Alban a ramassé, geignant, sur le trottoir, et dont il est parvenu, Dieu sait comment, à faire sauter le contrôle judiciaire.

Pendant qu'Alban, suivi d'Amédée, sont partis à la découverte des coléoptères du parc, Jamal nous ramène le Tomy dans la grande pièce. Manifestement, il émarge Contrit & Cie plutôt que S@P !

Nora, blanche de colère, se lève, lui chope un auriculaire, le tord de douleur et l'envoie valser contre un mur, épaule gauche démise. Heureusement qu'Aïcha suit derrière. Rien qu'à voir les yeux de sa mère, Nora met le kalaripayat en veilleuse et se transforme en médecin, même si c'est pas vraiment version anesthésique**.

Elle plie Tomy contre une pierre anguleuse, pour lui remettre son épaule en place, hurlant de douleur. Un quart d'heure plus tard, elle me le livre, un peu secoué, mais remis.


Je lui ai préparé une réception, en mémoire de la sienne, dans les sous-sols du commissariat de Nantes :

– Alors mon pote, ça va-ti ?

– Euh...

– Allo, mon Général... rien à en tirer... l'un, encore... mais l'autre, un abruti...

– Hein ?

– Le dernier qu'on a vu, le big boss... pas la conscience bien nette, hein... une épitaphe, genre : « Traitre, crevé au champ du déshonneur »...

– Comment ?

– Ils t'ont bien eu, les Popol, hein, connard !***

Et je la lui rejoue comme avec Martin, lors de ses interrogatoires, avec mon air minable, regard vague, bouche molle, corps affaissé, avec mes « putain, mouais, pas moi, bof, en plus, chais pas, plutôt, quoi, hein, ben, alors, c'est ça... ».

Tomy me regarde, corps affaissé, bouche molle, regard vague. Un coup, il dit « ben ça alors ! », l'autre, « alors ben ça ! », quand c'est pas « ben alors ça ! »...

Pour le général : diagnostic, camisole, asile, patrimoine... il en sourit presque.

Il promet tout ce qu'on veut, pourvu qu'on le garde, bien subordonné, second couteau, voire troisième, mais qu'on se le garde... Tope là : il est chargé de sécuriser le domaine, avec une brigade d'anciens des commandos à recruter, salaire bien riquiqui pour lui, quand même !


Medhi a repris du poil de la bête. Avec Dominique, ils ont dégotté trois ou quatre ingénieurs surdoués, hurluberlus bien doctorés, qu'ils ont attirés grâce à des salaires mirifiques et contre la garantie qu'on travaillerait en lien avec un centre universitaire.

Ils pourront continuer à faire de la recherche, à publier des articles, à fréquenter le vaste monde, de colloques en conférences. Quand ils seront dans le coin, ils auront même le droit de se balader en montagne la moitié de la semaine !

Je suis un peu éberlué quand même. Dans S@P, le S va de pair avec secret, motus et ferme ta gueule. Qu'est-ce que j'en ai à foutre de leurs machins universitaires et de leurs conférences à la noix. On est dans le business maintenant, saperlipopette et nom d'une pipe !

Et d'ailleurs, pour moi, dans mon subconscient de PDG nouveau promu, business et balades en montagne flirtent cousin cousin avec l'inconciliable.


Dominique m'entreprend doucement. Si je veux que ça marche, l'important n'est pas dans le secret des algorithmes ou la frousse des subalternes, ambiance plombée, angoisse, nervosité, neuroleptiques, burn out et sphincters coinçus, mais dans la rapidité de la course.

La foulée d'avance, avec l'informatique, il n'y a que ça de vrai. Faut donc de bons coureurs, bonne santé, bon moral, atmosphère joviale, bien décontractée. Méthode Oppenheimer, qu'ils appellent ça, bombe H en germe et pacifisme en prime.

Le château est un endroit génial, à condition que ça entre, sorte, pète, rigole, circule, discute, rote, dispute, bouffe, partage... Faut que ça turbine à la matière grise, et la matière grise est une énergie spéciale. Ça fonctionne davantage à l'hormone du plaisir qu'à la testostérone, version contrainte et domination.

Exemple : faut qu'on puisse travailler nuit et jour dans notre beau château. Nos petits génies en perspectives ont une tendance au dérèglement des horloges biologiques, voire aux dérèglements tout court. Les idées nouvelles, les solutions techniques imprévues, ça germe dans le cortex, et pour éclore rien ne vaut les balades en montagne, le spectacle du lac ou une bonne partie de ping pong, suivies d'interminables discussions, à la poursuite de champignons, même hallucinogènes.


Derrière, faut prévoir une veille bien éveillée qui détecte les idées pépites, ainsi qu'une petite armée de développeurs chevronnés qui sachent faire fructifier.

Faut aussi que ça turbine, question accueil et prévenance, organisation et prise en charge, cuisine et blanchisserie. Si je suis d'accord, il va voir du côté des laboratoires de recherches avoisinants comment articuler tout ça.

Nora lui vient à la rescousse :

– Il a raison.

– Tu crois ?

– Evidemment !

Avec Nora dans le coup, je n'en mène pas large, moi qui n'ai rien d'autre qu'un petit bac mention passable en poche. Face à toutes ces têtes pensantes liguées contre moi, que voulez-vous que je fasse, sinon m'incliner.


On improvise une soirée pâtes bolognaises de chez Aïcha, à se pourlécher les babines.

Elle a logé ses geckos dans la serre, bien chauffée. Alban leur apporte des coléoptères à boulotter, pendant qu'Amédée rebaptise Margouillot en Lacertulus, et Margouillotte en Lacertula.

Harold et Gerhart se sont offert une partie de tennis. Jeff et Giovanni ont préféré le ping pong. Caroline revient d'un rendez-vous avec le directeur de la clinique de la Source, Lausanne. Manifestement, il a craqué.

Au téléphone, il était réticent, mais dès qu'il l'a vue, il est devenu à cent pour cent favorablement d'accord sur toute la ligne. Il lui cède des parts de la clinique et elle prend des patients bien à elle dans le service de chirurgie esthétique et reconstructive. Un vieux rêve. Non, elle ne sera pas là tous les jours, mais plusieurs fois par semaine, promis, et elle passera le voir, à chaque fois, juré promis...


* Pour ceux qui n'auraient pas lu Opération Criquets, Alban Barrère, juge anti terroriste est un vieux pote. Avec Amédée, un SDF latiniste, ils échangeaient en latin pour aider Paul à se sortir du piège que Tomy leur avait tendu. Alban est parvenu à mettre Tomy en taule, mais ensuite...

** Comme on l'a vu dans Opération Désherbage, Nora, 1ère à l'internat de médecine, est également championne de kalaripayat, l'ancêtre de tous les sports de combat.

*** Paul rejoue ici une scène d'Opération Criquets, dans laquelle, avec Martin, son copain Zadiste, ils ont roulé Tomy dans la farine.


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