CdN Florilège de Pensées - A l'abri du soleil 2

Ici, je voyais, mais pas seulement. Tous mes autres sens étaient exacerbés. J'avais désagréablement conscience du frottement de mes pieds nus sur la moquette rêche. Des effluves divers – sueur, parfums, boissons... – affolaient mes narines, et puis, surtout, j'entendais.

J'entendais des centaines de voix qui se mêlaient, à la fois indistinctes et très claires ; j'entendais des rires, des bruits de mastication, le tintement des verres ; et j'entendais la musique. Elle avait changé, les battements de cœur avaient disparu : il y avait désormais la mélodie d'une guitare, que je connaissais – mais qu'était-ce ? Et puis une voix, une voix dominant toutes les autres, une voix qui m'était familière,mais qui m'échappait à la fois. « Us and them... And after all we're all ordinary men... »[Nous et eux... Et après tout nous sommes tous des hommes ordinaires... ]

Lorsque je me souvins, je me demandai comment j'avais pu ne pas reconnaître directement la musique. Pink Floyd. Us and Them.

Sans trop savoir pourquoi, je tentai de déterminer la provenance du son,puis marchai dans sa direction. Un garçon était assis tout près de l'enceinte – si près que je me demandai comment il supportait la puissance du son. Il avait seize ans et des boucles sombres – je le vis, mais c'était également devenu une certitude ancrée profondément en moi. Samson. Il était plus net que les autres, je n'avais pas besoin de me concentrer pour le distinguer. Plongé dans ses pensées, il ne remarqua pas ma présence.

Je posai la main sur son épaule.

*

« Black and blue

And who knows which is which and who is who

Up and down

But in the end it's only round and round and round... »

[Noir et bleu

Et qui sait quoi est quoi et qui est qui

En haut et en bas

Mais finalement on ne fait que tourner en rond]

Il fait nuit, tous les chats sont gris et je me répète ces paroles.

Pour moi la nuit n'existe pas, ou plutôt elle est toujours là. Je vis à l'abri du soleil, et à l'abri du soleil, les couleurs se confondent. Alors il faut plisser les yeux et s'adapter. Bien sûr on peut attendre que nos yeux s'habituent à la pénombre et que les couleurs se précisent. Mais j'ai trop attendu pour espérer encore. Alors j'ai plissé les yeux et j'ai trouvé ma façon de voir.

Ça fait maintenant seize ans qu'ils ont compris pour mes yeux. Non, ce bleu pâle délavé comme un ciel d'été ne changera pas, et jamais un nuage ne le troublera. Mes yeux sont vides et inexpressifs, mes yeux sont morts-nés. J'ai honte de faire cela mais je les cache. Ils effraient tout le monde, même ma famille : je ne le vois pas mais je le sens, qu'ils détournent les yeux – leurs yeux bien vivants emplis de pitié et d'un dégoût mal dissimulé.

On dit que les aveugles compensent leur cécité par leurs autres sens. C'est vrai, mais ce n'était pas assez. Paradoxalement, à l'abri du soleil j'étais encore trop aveuglée. Il fallait que je compense par un autre type de clairvoyance. Alors je devine. J'observe, j'analyse,je déduis.

Ainsi,je ne sais pas distinguer les nuances du monde concret ; pour compenser j'ai appris à distinguer les nuances des gens.

Samson est d'un gris si pâle qu'il ne voit que la pâleur des gens, et qu'il atténue leur noirceur. Alors, si dans le monde concret, Samson me guide, m'indiquant les obstacles, je fais de même avec lui pour les gens.

Dans ce souvenir, donc, j'ai tout juste seize ans et Samson aussi. Nous sommes assis côte à côte. Je fredonne doucement, et il fait semblant d'être heureux, tout fier de son cadeau. C'est un chapeau conique, qui viendra s'ajouter à ma collection de chapeaux. C'est une blague mais je le porterai quand même. Je suis déjà l'aveugle, devenir l'aveugle au chapeau conique ne changera pas grand-chose.

Samson sourit, je le sens, mais je sais aussi qu'il est triste. Encore une histoire de harcèlement. Nos cécités font de nous des marginaux,mais au lycée j'ai des amis et le pire que je vis est quelques moqueries derrière mon dos ; j'ai appris à ignorer les regards inquisiteurs plus cuisants que les rayons du soleil l'été. Samson a moins de chance. Il refuse d'en parler à ses parents, et il ne me l'a d'ailleurs pas dit de lui-même : j'ai deviné. Alors il fait bonne figure, mais il craquera. Je sais que cela arrivera, et ça aurait pu être aujourd'hui. Ce sera peut-être demain.

*

Revoir Samson me fit monter les larmes aux yeux – cela faisait très longtemps que je n'avais pas pleuré, je haïssais l'idée de larmes emplissant mes yeux morts. Samson... Ça faisait longtemps –pourquoi ? où était il ? Je me rappelais ses yeux rieurs, abrités du soleil par ses boucles épaisses. Samson était victime des deux soleils. Contre l'astre il n'avait qu'à plisser les yeux et baisser la tête ; mais contre l'autre, néfaste et cruel, dont les rudes rayons atteignaient toujours leur cible... Samson était bien plus vulnérable que moi.

Où est Samson ? J'avais beau fouiller mes souvenirs, je ne m'en rappelais pas. Comment avais-je pu oublier ça ?

Je retournai devant l'enceinte, mais Samson n'y était plus. Je le cherchai dans toute la salle, sans succès. Samson avait disparu. Mais depuis quand, pourquoi, pour aller où ?

Soudain une idée folle – mais que me restait-il d'autre ? – me vint à l'esprit. Samson m'avait offert mon chapeau conique, dont je ne me séparais jamais. Le chapeau était la seule chose qui me liait encore à Samson, mon seul espoir de le retrouver. Peut-être que je retrouverais mes souvenirs, peut-être qu'il y avait un indice caché dessus...

Je devais le trouver.

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