Chapitre 2
Dans les rues encore bondées d'Atlanta, une hovercar fonçait à vitesse peu réglementaire. À son bord, un père inquiet tentait par tous les moyens de joindre ses enfants, qui bien sûr, ne répondaient pas à leurs téléphones. Exaspéré de tomber une énième fois sur messagerie, sa voix avait quelques décibels de trop et un tremblement qu'il détestait lorsqu'il se mit à parler :
« Jo', s'il te plaît, rappelle-moi vite, dis-moi que vous allez bien tous les deux. Je suis en route, je rentre, mais s'il te plaît dis-moi que vous êtes en sécurité à la maison ! »
Leonard jeta son téléphone sur le siège passager puis se concentra à nouveau sur la route, malgré ses pensées troublées. Depuis qu'il avait réalisé qu'il avait oublié d'aller chercher Joanna et Jim au collège, une angoisse sourde avait pris place au fond de lui. Bien sûr, ils avaient l'habitude de rentrer seuls, mais quelque chose lui disait que tout n'allait pas bien, qu'il leur était arrivé quelque chose, et il fallait dire que leur manque de réponse ne le rassurait pas.
Slalomant entre les véhicules et les passants, il fonçait toujours plus rapidement vers chez lui. Mais pourquoi avait-il décidé de vivre en périphérie de la ville ? Il aurait pu être arrivé tellement plus tôt ! Alors qu'il passait enfin les limites d'Atlanta, il repéra, sur le bord de la route, la silhouette familière d'une jeune fille. Son pas était claudiquant, et d'après ce qu'il voyait, elle était aussi blessée à la tempe.
Il gara l'hovercar en double-file et descendit de l'habitacle sans attendre, se précipitant sur elle. Un véhicule passa près de lui en klaxonnant, le faisant râler sans qu'il n'y prête grande attention pour autant. Lorsqu'il arriva enfin à apercevoir le visage de la jeune fille, une terreur sans nom le prit à la gorge et il courut pour la rejoindre, la stoppant dans sa marche difficile. Elle redressa la tête, et lorsqu'elle remarqua qui était face à elle, elle se jeta dans ses bras. Leonard la rattrapa facilement, la serrant contre lui.
« Joanna... Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? Où est ton frère ?
— Je ne sais pas, répondit-elle d'une voix enrouée. Je ne sais pas... »
L'angoisse qui enserrait déjà la gorge de Leonard s'accentua et l'air eut soudain du mal à faire son chemin jusqu'à ses poumons. Il se força cependant à garder son calme et ne pas céder à la panique, et prit le visage abîmé de sa fille entre ses mains, la forçant à le regarder dans les yeux.
« On va rentrer à la maison, je vais te soigner, et après tu m'expliqueras, d'accord ? »
La jeune fille répondit d'un simple hochement de tête distrait et il l'assista jusqu'à l'hovercar. Il lui ouvrit la porte, l'aida à s'asseoir et à attacher sa ceinture, puis il fit le tour du véhicule pour prendre sa place derrière le volant. Il reprit la route, à vitesse plus raisonnable. C'était une chose de se mettre en danger, c'en était une autre de risquer la vie de sa fille. Il ne se pardonnerait jamais s'il lui arrivait quelque chose d'autre par sa faute.
Le trajet fut particulièrement silencieux, uniquement entrecoupé par les sanglots de douleur de Joanna. Il ne savait pas encore ce qu'il s'était passé, mais il savait déjà que Jim avait disparu, et que Joanna était blessée. Il se doutait que ses enfants avaient été attaqués, mais par qui, par quoi, et pourquoi, de cela, il n'en avait aucune idée.
Il finit par se garer devant leur maison et reprit son rôle d'assistant auprès d'une Joanna s'étant mise à trembler peu avant leur arrivée. Lorsqu'il ouvrit la porte sur le salon assombri par les rideaux sombres de la baie vitrée, il eut l'espace d'un instant l'espoir que Jim allait arriver vers lui en courant comme il le faisait si souvent, s'excuser de lui avoir fait peur...
Mais son espoir fut de courte durée, puisqu'il remarqua bien vite le silence assourdissant qui régnait dans la maison. Il n'y avait pas un bruit, pas même le grésillement d'un appareil, le craquement de la charpente en bois, comme si la bâtisse elle-même se rendait compte de la gravité de la situation.
Cependant, Leonard refusa une fois de plus de se laisser aller, et, après avoir ouvert les rideaux, guida Joanna jusqu'à sa chambre. Elle s'assit sur son lit, son regard fixé sur l'holo-photographie de leur famille posée sur le bord de sa table de chevet. Son père était de plus en plus convaincu qu'il y avait eu un drame à la sortie de l'école, mais il savait par expérience qu'il ne fallait jamais presser une personne sous le choc. Alors même s'il sentait le contrôle qu'il avait sur ses émotions s'échapper un peu plus à chaque seconde, il se concentra sur sa tâche de médecin.
Il commença par soigner la plaie sanguinolente sur la tempe de Joanna, puis il inspecta son corps en recherche d'un quelconque autre dommage. Il ne trouva rien de plus qu'une petite entorse à son genou droit, mais il savait que les blessures physiques étaient sûrement bien moindres. Lorsque la jambe blessée fut sécurisée, il aida sa fille à s'asseoir confortablement contre ses oreillers. Il s'assit près d'elle, une main posée sur la sienne dans un geste rassurant, et, prenant une voix douce, il osa enfin poser la question qui lui brûlait la langue depuis trop longtemps :
« Tu veux bien me raconter, maintenant ? »
La jeune fille resta quelques instants silencieuse, les yeux figés sur ses mains sales et écorchées, avant de redresser la tête vers son père. Ses orbes bruns étaient injectés de sang, il la sentait déjà sur le point de craquer.
« Pourquoi tu n'es pas venu nous chercher ? » s'enquit-elle d'une voix croassante.
La culpabilité qui pesait déjà sur la poitrine de Leonard acheva son travail, et il se sentit flancher sous le regard accusateur de la femme de sa vie. Il avait espéré ne jamais recevoir un tel regard de sa part, ne jamais faire l'erreur ultime qui briserait tout entre eux, mais ce jour était arrivé, et c'était pire que ce qu'il avait toujours imaginé.
« À cause de toi, Jimmy a disparu. C'est à cause de toi, que de toi. Tu ne penses pas à nous.
— Joanna, arrête s'il te plaît. J'ai fait une erreur, je l'admets, mais on doit d'abord retrouver Jim. Après, on en parlera, mais Jim d'abord.
— Je ne sais pas où il est. Je ne sais rien.
— Alors explique-moi comment ça s'est passé. Tu es blessée, donc tu sais forcément un tout petit quelque chose. S'il te plaît, Jo', pour ton frère. »
Joanna baissa la tête à nouveau, son regard se perdant à nouveau sur ses mains qu'elle triturait sans arrêt. Son visage était strié de douleur, ses lèvres tremblaient, mais elle se refusa à flancher. Au lieu de cela, elle prit une grande inspiration, puis, les yeux fixés dans ceux de son père, prit la parole :
« On est sortis du collège. On t'a cherché, on t'a appelé, tu n'as jamais répondu. Alors on est partis à pied, parce que le dernier bus était parti. Quand on est arrivés à la sortie d'Atlanta, une hovercar s'est arrêtée à côté de nous. Des gens en sont sortis, je ne sais pas si c'était des hommes, des femmes, des humains ou des aliens... Je ne m'en rappelle pas. Ils ont attrapé Jim, j'ai voulu les en empêcher, mais il y en a un qui m'a frappé à la tempe. Quand je me suis réveillée, tout ce qu'il restait de Jim c'était ses traces de pas, et l'hovercar était partie."
Père et fille se fixèrent quelques instants avant que tous deux ne baissent les yeux. La culpabilité les écrasait, tous les deux. Leonard, de ne pas avoir été là alors qu'il l'avait promis, Joanna, de ne pas avoir réussi à protéger son frère.
« Papa... Je suis désolée...
— Tu n'as pas à t'en vouloir, ma puce, tu n'y es pour rien... C'est à moi de m'en vouloir, tu ne peux pas savoir comme je suis désolé... Je vous avais promis de toujours vous protéger, de toujours être là pour vous, et il a suffi d'un rendez-vous pour que tout s'effondre... »
La jeune fille, regrettant déjà ses paroles à l'égard de son père, se déplaça sur le lit jusqu'à être collée à Leonard, passant ses bras autour de son torse pour poser sa tête sur son épaule. Il répondit à son étreinte, enroulant ses bras autour de la taille fine de Joanna, sa joue reposant sur le crâne brun. Il remonta une main jusqu'à sa chevelure épaisse, emmêlant ses doigts dans les boucles.
« On va le retrouver, Jo', je te le promets. Jamais on n'abandonnera Jim, on lui a promis, tu te rappelles ?
— Mais on ne peut pas le retrouver... Il n'y a aucun indice, rien...
— Si, on a un indice. On a toujours dit qu'on pouvait toujours se retrouver, n'importe où, n'importe quand. On ne le sent peut-être pas, mais Jim nous attirera à lui. Il est le Soleil autour duquel on gravite, on le retrouvera.
— J'espère qu'on le retrouvera avant que l'étoile ne meure alors... »
Tous deux fermèrent les yeux, sachant très bien que tout pouvait arriver. Ils ne savaient pas comment allait Jim, ils ne savaient pas qui l'avait emmené, ni où. Il pouvait être blessé, ou pire. Mais Leonard se refusait d'y penser, aussi longtemps qu'il espérerait, son fils irait bien. Il le fallait.
Après une dizaine de minutes à simplement se satisfaire de la présence de l'autre, Leonard se recula, aidant Joanna à se réinstaller contre ses oreillers. Il embrassa son front, replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, puis se redressa.
« Je vais aller voir si je trouve quelque chose. Toi, tu restes ici, tu te reposes, tu fais tes devoirs, comme tu veux. Je vais t'enfermer, on ne sait jamais.
— Mais Papa, je ne peux pas rester ici alors que tu vas chercher Jim, c'est pas juste !
— Tu es blessée, épuisée, et possiblement en danger. Tu ne viendras pas avec moi.
— Papa...
— J'ai dit non, Joanna. Reste au calme, je m'en occupe. »
La jeune fille croisa les bras sur sa poitrine, clairement contrariée, mais son père ne flancha pas. Il avait déjà un enfant porté disparu, il ne pouvait se permettre de perdre le deuxième. Alors il se hissa sur ses deux pieds, passa une dernière fois sa main dans les cheveux épais de Joanna, et quitta la chambre. Il descendit les escaliers en courant, débarqua dans le salon toujours aussi vide dont il ferma les volets et sortit par la porte, la fermant à clé en partant.
Il prit la route en sens inverse, et s'arrêta juste à l'entrée d'Atlanta. Il gara l'hovercar sur le bas-côté et en descendit, uniquement armé d'un tricordeur médical. Il n'avait rien de plus, mais ça allait devoir suffire. Il pourrait au moins capter une présence humaine s'il avait un peu de chance, et c'était là tout ce sur quoi il pouvait compter. Alors il s'empara de tout son courage et commença à scanner la zone.
Il trouva bien vite l'endroit où Jim et Joanna avaient été attaqués. Ce n'était pas bien difficile, puisque le sol était taché du sang des deux enfants. Un chemin était clairement dessiné au sol, celui du passage des hommes ayant emmené Jim. Il y avait là trois empreintes différentes en plus de celles des deux victimes, qu'il reconnaîtrait entre mille. Cela faisait des années qu'il râlait à chaque fois qu'ils rentraient avec leurs chaussures boueuses, tâchant le carrelage. Maintenant, il les laisserait rentrer ainsi autant qu'ils le voulaient, pourvu qu'ils soient à nouveau réunis. Il ne pourrait vivre sans eux.
Au bout d'une heure de recherche autour de la zone de l'attaque, Leonard dut se résoudre à l'évidence : ces personnes étaient très douées et n'avaient pas laissé une seule trace de leur passage, hormis les taches de sang et les empreintes de pas. Il savait que des enquêteurs pourraient les retrouver grâce à cela, ou du moins être mis sur une piste, mais lui n'avait pas les connaissances et le matériel nécessaire. Il pourrait faire appel à la milice, mais dans un vingt-troisième siècle où la criminalité n'était plus censée exister, on ne ferait que lui dire que son fils avait fugué, et il ne se sentait pas capable d'entendre de telles inepties. Il allait devoir retrouver Jim lui-même, c'était la seule solution.
Leonard finit par rejoindre son hovercar, dépité, plus encore que lorsqu'il était arrivé. Il s'assit derrière le volant, et resta ainsi, les yeux fixés sur l'horizon. Il n'y avait rien. Et lui n'avait plus rien. Enfin, si, il avait toujours Joanna, bien sûr, mais il savait que malgré tout, la jeune fille lui en voulait de ne pas avoir été là. Il était rongé par la culpabilité, il semblait que rien ne pouvait l'en éloigner. S'il perdait Jim par sa propre faute, jamais il ne s'en relèverait. Ses enfants étaient toute sa vie, il n'aurait jamais dû laisser son travail passer avant.
Il finit cependant par se ressaisir, pensant à Joanna qui l'attendait toujours chez lui. Il fit alors demi-tour pour prendre la direction de sa maison, toujours perdu dans ses pensées. Préférant la sécurité au danger, il ralentit sa vitesse. Il ne serait d'aucune aide à Jim s'il était victime d'un accident, et si peu attentif comme il l'était, le danger était toujours trop proche.
Il fut rassuré lorsqu'il approcha les abords de la maison et qu'il vit les volets fermés. À priori, personne n'était entré chez eux. Mais ça signifiait aussi probablement que Jim n'était pas rentré, et ça, ça ne le rassurait pas. Il garda cependant son calme et entra dans la maison, appelant Joanna. La jeune fille sortit de la cuisine, traînant sa jambe derrière elle. Leonard ne put s'empêcher de pousser un soupir de soulagement en la voyant. Il s'approcha d'elle et elle vint se blottir dans ses bras, posant sa tête sur son ventre.
« J'ai préparé à manger.
— Tu n'aurais pas dû. Tu dois faire attention à ta jambe et à ta tête.
— Je sais, soupira-t-elle d'une voix lasse. Je m'ennuyais en haut. »
Leonard posa un genou à terre et attira sa fille pour l'asseoir sur le second, la retenant par la taille. Elle posa son front contre son épaule, ses yeux se fermant à demi.
« Tu n'iras pas au collège demain.
— Je veux y aller, Papa.
— Tu es peut-être en danger, et tu ne vas pas bien.
— Je suis en danger si je suis ici toute seule. Là-bas, il y aura du monde autour.
— Alors tu viendras avec moi à l'hôpital. »
Joanna redressa la tête pour regarder son père dans les yeux. La fatigue se lisait dans les siens, mais une certaine détermination s'y cachait, loin derrière la peine et l'angoisse. Elle posa une main sur l'épaule de Leonard pour se stabiliser et remua quelques instants pour bien s'installer.
« Papa, je dois y aller. Peut-être que Jimmy y sera, on ne sait jamais. Ou peut-être qu'il y aura des indices. Et puis, je ne veux pas rester ici à angoisser et pleurer, je veux me montrer forte parce que c'est comme ça que Jimmy nous aime. Si je reste ici, je ne vais faire que ruminer, ça ne sert à rien.
— Mais imagine s'ils reviennent pour toi...
— Ils ne reviendront pas, Papa. S'ils l'avaient voulu, ils l'auraient fait plus tôt. Ils m'auraient emmenée avec Jim ou ils seraient venus pendant que tu étais parti. Vraiment Papa, je dois y aller. »
Le père de famille soupira et passa une main dans ses cheveux, les yeux fermés. Il refusait de mettre sa fille en danger, mais ses arguments étaient bons et il ne savait comment les contrer. Il savait que tout son plaidoyer était juste, et il devait l'accepter.
« C'est d'accord. Mais tu fais très attention à toi, tu ne quittes jamais tes amis, et je viens te chercher demain soir. Et cette fois-ci, je m'y tiendrai.
— Je ne peux pas demander à mes amis de rester collés à moi toute la journée, Papa !
— Alors je le ferai moi-même. Je refuse qu'il t'arrive quoi que ce soit.
— Mais, Papa !
— C'est non-négociable, Jo'. Je ne peux pas perdre mes deux enfants.
— Nath' est déjà blessé, il ne sera d'aucune aide, je ne peux pas être un fardeau !
— Vous avez d'autres amis, je le sais très bien. Donc on leur parlera demain, et je ne te laisse pas le choix. »
L'adolescente soupira d'agacement en se dressant sur ses pieds, reportant son poids sur sa jambe indemne. Elle prit la direction de la cuisine d'où elle sortit son plat, le rapportant sur la table. Leonard se leva à son tour, prit la vaisselle dans les placards et l'installa sur la table. Il eut un pincement au cœur lorsqu'il s'arrêta face à la place vide de Jim mais se ressaisit bien vite. Joanna avait raison, il devait être fort pour Jim.
Le repas se déroula dans un silence oppressant. La maison, habituellement emplie de discussions et de rires, était vide de toute vie. Joanna brassait sa nourriture avec sa fourchette plus qu'elle ne la mangeait, et malgré les insistances de son père, elle n'engloutit pas plus du quart de son assiette pourtant peu remplie. Leonard se sentit un peu hypocrite de la réprimander ainsi alors que lui-même ne touchait pas à son assiette, mais le bien-être de sa fille comptait bien plus que le sien pour lui.
Lorsqu'il fut clair qu'aucun des deux ne mangerait, Joanna prit l'initiative de sortir de table. Elle jeta leurs restes dans le recycleur et commença la vaisselle, vite stoppée par la main rassurante et puissante de son père sur son épaule.
« Va te préparer à dormir. Je m'en occupe. »
Elle hocha la tête et monta les escaliers, favorisant sa bonne jambe. L'œil averti du médecin en Leonard remarqua cependant sa grimace à chaque fois qu'elle posait son pied et un certain manque d'équilibre. Connaissant très bien sa fille, il sut qu'il ne devait pas intervenir et la laissa donc terminer son ascension tout en la surveillant. Lorsqu'elle ferma la porte de sa chambre derrière elle, il s'autorisa un soupir de soulagement et se remit à sa vaisselle.
Il éteignit ensuite toutes les lumières du rez-de-chaussée, vérifia plusieurs fois que tout était bien fermé, puis il rejoignit l'étage à son tour. Ses sourcils se froncèrent lorsqu'il vit la porte de la chambre de Jim entrouverte et la lumière qui en émanait. Il poussa le battant, cligna plusieurs fois des yeux face à la clarté contrastant avec le couloir, puis son regard se posa sur la silhouette de Joanna.
« Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je cherche un indice.
— Sors d'ici, je t'ai dit d'aller dormir.
— Je ne dormirai pas tant que mon frère ne sera pas avec moi.
— Tu dormiras, même si je dois te bourrer de somnifères. Sors de cette chambre, Joanna. »
Après un dernier grognement, la jeune fille finit par obéir et elle rejoignit sa chambre. Leonard eut une pointe de regret de lui avoir parlé ainsi, mais il se devait de se faire obéir. S'il laissait tout passer, ce serait leur perte. Alors même si ça lui fendait le cœur d'être aussi strict envers Joanna, qui ne cherchait qu'à l'aider, il resta sur ses positions et rejoignit à son tour la chambre voisine.
Joanna était déjà dans son lit, ses couvertures remontées jusque sous son nez. Leonard s'assit près d'elle, prit la couette dans sa main et la descendit gentiment jusque sous son menton. Le regard de sa fille était celui d'un animal blessé, apeuré. Il ne put s'empêcher de se détester l'espace d'un instant de lui faire subir tout cela.
« Je suis désolé, Jo'. Toute cette situation me fait perdre le contrôle. Mais comprends que j'ai besoin que tu ailles bien pour que je n'aie pas non plus à m'inquiéter plus que de raison pour toi. Je veux que tu te reposes, que tu te soignes, pas que tu te montes la tête. Ce n'est pas à toi de sauver Jim, c'est à moi de le faire. »
Elle se redressa dans son lit pour s'appuyer contre le mur, et il remarqua à cet instant la peluche qu'elle tenait dans ses mains. Il sourit, attendri, et passa une main dans ses cheveux.
« Alors c'était ça que tu étais partie faire ? Je ne t'aurais rien dit, tu sais.
— C'est ridicule de piquer la peluche de son frère. J'ai douze ans, je suis trop vieille pour ça.
— C'est pas ridicule du tout, chérie. Tu as besoin de Jim, je le sais, je l'ai toujours su. Et si une peluche peut t'aider à dormir, jamais je ne te l'enlèverai. Et puis tu sais, tu pourras demander à Gran' Madi', j'ai dormi avec une peluche jusqu'à ce que je parte de la maison. »
Joanna sourit, soupira et remonta la peluche jusque sous son nez, inspirant l'odeur de son frère qui y était imprégnée. Leonard s'approcha encore et passa son bras autour d'elle, l'attirant contre son corps. Il la serra quelques instants contre lui puis se recula, lui demandant de s'allonger. Il remonta à nouveau la couverture sous son menton, un fin sourire aux lèvres.
« Dis, Papa ?
— Oui, ma puce ?
— Est-ce que tu crois que Jimmy va bien ?
— Ton frère est le garçon le plus fort et le plus résistant que je connaisse. Jamais il ne se laissera faire, et je suis persuadé qu'il se bat bec et ongles pour qu'on ne le touche pas.
— Mais s'ils lui font du mal ?
— S'ils lui font du mal, je ferai tout pour leur faire ressentir au centuple. »
Un grand sourire se dessina sur les lèvres de Joanna alors qu'elle se redressait encore une fois pour embrasser la joue de son père. Celui-ci lui rendit, puis embrassa son front, et la guida pour la rallonger correctement.
« Je sais qu'on ira bien tant qu'on sera avec toi, Papa. Tu es le plus fort.
— Je ne suis peut-être pas le plus fort, mais je suis celui qui vous aime le plus. Et je ne laisserai rien vous arriver. Allez, dors maintenant, il est tard. »
Leonard posa encore une fois ses lèvres sur le front de Joanna qui ferma les yeux sous l'attention puis se releva pour sortir, mais il sentit une main enserrer son poignet. Il se tourna vers le lit, où Joanna levait des yeux implorants vers lui. Il s'accroupit près d'elle, sourit et passa sa main dans les cheveux bruns étalés autour du visage gracile de sa fille.
« Tu dois dormir, chérie.
— Si j'ai peur, je peux venir te voir ?
— Bien sûr, chérie, ma porte vous est toujours ouverte, tu le sais.
— Est-ce que je peux venir maintenant dans ton lit ? Je ne veux pas être toute seule.
— Je ne vais pas aller dormir tout de suite, je risque de te réveiller.
— C'est pas grave. Je veux vraiment venir avec toi, murmura-t-elle alors que son père soupirait déjà de résignation.
— Allez, viens, je vais te porter. »
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Joanna s'était échappée du cocon protecteur de ses couvertures, et, reprenant la peluche de Jim entre ses mains, tendit les bras vers son père. Leonard sourit en la prenant contre lui, ne pouvant empêcher les souvenirs de la naissance de sa fille d'affluer dans son cerveau.
C'était quelque chose qu'il avait toujours aimé, chez Joanna. Elle avait toujours été très câline avec lui, et plus encore depuis le divorce. Le fait de ne le voir qu'une semaine sur deux les avait indéniablement rapprochés, si bien qu'au début, il n'arrivait plus à s'en séparer lorsqu'elle revenait chez lui. Puis Jim était arrivé, et depuis, les séparations étaient encore plus difficiles. Leonard était heureux de voir ses deux enfants être aussi proches, mais chaque départ de Joanna était difficile à vivre.
Le jeune père rejoignit sa chambre, portant son délicat fardeau contre lui. Il s'assit sur le bord de son lit, et, se penchant en avant, déposa Joanna sur le matelas. La jeune fille sourit alors qu'il remontait la couverture sous son menton, et il lui prit la main dans un geste protecteur.
« Voilà ma puce. Repose-toi maintenant, la journée a été longue.
— Merci, Papa. Et tu sais, tu as le droit de pleurer et d'être en colère.
— Pourquoi tu dis ça, Jo' ?
— Tu as les yeux rouges et tu es tendu. Je le vois. Moi, ça ne me dérange pas. C'est normal, même.
— Merci ma chérie, mais ça va aller. Maintenant, tu dois vraiment dormir. Je vais juste me laver, tu m'appelles si tu as un problème, d'accord ?
— D'accord, je t'aime Papa.
— Je t'aime aussi, Joanna. Je t'aime très fort. »
La jeune fille sourit à son père et se redressa pour le serrer contre elle. Leonard lui rendit son étreinte tout en poussant un soupir. Joanna faisait tout pour repousser le moment où elle allait devoir fermer les yeux, il en avait bien conscience, et il faisait tout pour qu'elle se décide enfin à dormir, mais il avait en même temps tellement besoin du réconfort que lui procurait la chaleur de son corps contre lui qu'il ne pouvait se résoudre à simplement l'abandonner.
Cependant, après une grande inspiration, il se releva et sortit de la pièce, éteignant la lumière derrière lui en murmurant un « bonne nuit » à peine audible. Il laissa la porte entrouverte et rejoignit la salle de bain, commençant déjà à enlever sa chemise sur le chemin. Lorsqu'il la posa sur le bord de la baignoire antique, il remarqua une légère tache de sang sur le bas de la manche, sans aucun doute le résultat du sang de la blessure de Joanna sur le bord de la route. Le tissu était aussi imprégné de crasse et de sueur, et ce ne fut qu'à cet instant qu'il réalisa combien il se sentait sale.
Les émotions de sa fin de journée lui collaient à la peau, en tête de file, la culpabilité. Il ne pouvait s'empêcher de se sentir comme le pire père au monde. Il repoussa cette pensée au plus profond de sa tête, et, lorsqu'il fut entièrement nu, il prit place dans la douche. Leonard ouvrit le robinet et laissa l'eau s'écouler sur son corps tendu, les yeux fermés et la tête penchée en arrière. Il espérait que l'eau fouettant son visage pourrait le purifier, mais ça ne fit rien de plus qu'ôter la poussière collant à sa peau.
Sentant sa nuque le tirer, il redressa la tête et ouvrit les yeux, tombant sur son reflet dans la paroi vitrée de la douche. Il remarqua alors combien ses traits étaient tirés, et un nouveau soupir lui échappa. Préférant encore être en proie à ses pensées plutôt que de s'observer, il ferma à nouveau les yeux, un fin sourire s'étalant sur ses lèvres en voyant celui de Jim dans ses souvenirs.
Jim avait le plus beau sourire qu'il n'ait jamais vu. Cet enfant avait le don de transmettre toute sa joie à quiconque autour de lui. Lorsqu'il souriait, ses lèvres s'ourlaient délicatement vers le haut, ses dents toujours parfaitement blanches apparaissaient, ses yeux se plissaient et brillaient d'une joie trop longtemps contenue. Il fallait dire qu'il n'avait pas souvent eu l'occasion de sourire à l'orphelinat, et il semblait qu'il faisait tout pour rattraper tous ceux qu'il avait manqués.
Une envie irrésistible de serrer Jim contre lui prit Leonard au cœur, et il reposa son dos contre le mur, secouant la tête pour tenter de chasser les larmes qui menaçaient de s'écouler sur ses joues. Ses yeux le brûlaient, sa poitrine le serrait, le sang battait dans ses tempes, mais il refusait de lâcher son contrôle. Il craignait de ne jamais pouvoir le retrouver. Il savait que retenir ses émotions dans des cas comme le sien ne menaient jamais à rien de bon, son expérience de médecin lui criait qu'il risquait toutes sortes de complications, mais il refusait d'abandonner.
Mais son cerveau de père prit le pas. Une larme, deux larmes et ses yeux se mirent à se vider du torrent qu'ils contenaient. Les traînées d'eau salée brûlaient ses joues, une douleur puissante prit place dans sa tête, il lui semblait que des aiguilles étaient plantées chaque seconde passant dans ses yeux trop sensibles. Il perdit le contrôle sur son corps et se laissa glisser au sol. Le contact froid du carrelage sur ses fesses nues ne fit que le faire sentir plus encore seul. La seule chaleur qui l'étreignait était celle de ses larmes, intarissables. Même l'eau s'écoulant du pommeau de douche lui semblait glacée. Il se sentait terriblement seul, terriblement vide.
Il perdit notion du temps, mais ses larmes finirent par s'arrêter de couler. Il resta encore quelques instants ainsi, à fixer le mur face à lui, avant d'enfin décider de se relever. Son corps était engourdi, ses jambes flageolantes, et son pied dérapa sur le sol glissant de la douche. Il se rattrapa de justesse et ferma les yeux, chassant le vertige qui l'animait.
Il fut quelques instants étonnés que le fait d'avoir manqué qu'un simple repas avait un tel effet sur lui, avant de se rappeler qu'il n'y avait pas que cela en jeu. Ses émotions l'avaient vidé de toutes ses forces. Alors il se lava rapidement avant de sortir de la douche dont l'eau était devenue glacée. Ce n'était plus qu'une simple impression, c'était la stricte vérité. Il réprima un frisson en se frottant vigoureusement avec une serviette trainant sur le dessus du meuble bas avant de s'enrouler dans un peignoir.
Sa routine habituelle lui semblait bien morne et inutile, mais il se força cependant à la respecter. Son corps fonctionnait plus en mode automatique que par réelle volonté. C'est pourquoi il fut un peu surpris lorsqu'il se retrouva face au réplicateur de la cuisine, un verre de ce qui ressemblait à du lait entre les mains. Il regarda les paramètres entrés dans la machine, et vit que le lait était parfumé à la passiflore et enrichi en mélatonine. Avait-il vraiment fait tout cela sans même s'en rendre compte ? Il ne se rappelait même pas être sorti de la salle de bain !
Cette situation le mettait dans un état catastrophique, visiblement. Il n'osait imaginer comment il serait s'il ne retrouvait pas son fils rapidement. Choisissant d'écouter sa raison plutôt que ses émotions, il réalisa qu'il était sûrement passé en pilote automatique. Le médecin en lui avait pris le pas sur l'homme. Ce n'était pas plus mal, après tout. Alors il avala son verre de lait en quelques gorgées, grognant face à la sensation désagréable dans son estomac, puis le posa dans l'évier et rejoignit l'étage.
Ce fut lorsqu'il voulut ôter son peignoir avant de se coucher qu'il réalisa qu'il ne l'avait plus, simplement habillé d'un tee-shirt et d'un caleçon, tenue dans laquelle il dormait chaque soir. Il ne prit cependant pas le temps d'étudier la situation et comment il en était rendu là, cette fois-ci, et se glissa simplement sous les couvertures en prenant garde de ne pas réveiller Joanna. Un coup d'œil à son chronomètre lui signifia qu'il ne dormirait pas plus de quatre heures, mais il n'y fit pas plus attention. Il faudrait déjà que le sommeil le gagne. Alors il se tourna, prit sa fille contre lui et ferma les yeux. La nuit promettait d'être longue.
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