16 - DRAGOMORPHOSE
Le lendemain matin, après avoir rendu visite à Allister, Lyria rejoignit Kyeran à la lisière des bois. Ce dernier n'avait pas été appelé pour de nouvelles missions, mais n'avait pas manqué de prévenir sa guilde de la présence des vouivres-tigres infectées du Fléau dans le secteur proche de Dabéorn. Les créatures furent retrouvées et abattues par plusieurs équipes de chasseurs, réduisant ainsi à néant la menace qu'elles représentaient à l'égard des villages avoisinants. Jusqu'aux prochaines contaminations...
C'était une journée agréable pour voler. Il ne faisait ni trop chaud, ni trop froid et même si le ciel se grisait, aucune pluie n'était annoncée. Oz ne les accompagnait pas et avait préféré rester à la maison pour dormir.
Kyeran se dissimula sous le couvert des arbres, puis en ressortit, transformé en dragon. Si Lyria ne comprenait toujours pas pourquoi il se cachait pour se dragomorphoser, elle frissonna d'excitation à l'idée de chevaucher le plus grand prédateur que le monde ait jamais connu. Son apparence en imposait tellement qu'elle n'avait pas les mots pour le décrire. Celui-ci sembla deviner que la Dragyanne le contemplait d'un regard subjugué, car il bomba le poitrail et ouvrit ses ailes lorsqu'il s'approcha d'elle.
« Tu m'admires ? » lui demanda-t-il d'un ton empreint de malice.
Elle cligna des paupières, prise au dépourvu et releva les yeux pour lui faire face.
— C'est vrai, t'es très beau, admit-elle, mais profite pas trop d'mes compliments, j'voudrais pas qu'tu prennes la grosse tête !
Une sorte de grognement saccadé semblable à un rire s'échappa de sa gorge tandis qu'il s'aplatissait au sol en secouant son énorme tête. La Dragyanne grimpa le long d'une de ses pattes avant de s'installer entre deux épines. Ses écailles étaient chaudes au toucher et quand elle posa sa paume sur son dos, une vibration émana de son corps.
« Prête ? »
Elle inspira une bonne bouffée d'air frais.
— Oui, on peut y aller.
Sans perdre une seconde, Kyeran déploya ses ailes qui se gonflèrent sous le vent. Il s'accroupit, poussa sur ses pattes arrière et en quelques battements, il s'élança vers le ciel.
Quand Lyria l'avait monté la première fois, le vol avait été trop court à son goût, mais aujourd'hui, son nouvel ami semblait avoir prévu un tout autre programme. Lorsqu'il entama un virage, elle dut s'accrocher plus fermement aux pics, puis hasarda un regard en contrebas.
Loin en dessous d'eux, les sommets enneigés des Atalantes ne ressemblaient plus qu'à de petites taches blanches éparses au milieu de l'immensité verte des forêts et des prairies. Le vent soufflait dans ses cheveux et lui cinglait le visage. Elle sourit à cette sensation de liberté retrouvée et une joie absolue gonfla son cœur tandis que Kyeran continuait de s'élever de plus en plus haut jusqu'à traverser les nuages et atteindre le firmament. Si l'air restait plus frais en basse altitude, ici, le soleil les réchauffait et l'azur du ciel avait viré au violet. Le Dragyan plana, raclant de ses griffes l'épaisse moquette bleutée semblable à de gros oreillers rembourrés.
— Pourquoi le ciel est plus sombre ici ? demanda la femme-dragon.
« C'est à cause de l'éther contenu dans l'air. À une certaine altitude, il est tellement concentré que cela provoque une densification de la couleur de l'atmosphère. »
Lyria ne trouva rien à redire ; elle se contenta d'admirer le paysage céleste qui s'étendait à perte de vue jusqu'à apercevoir plusieurs points brillants. Devant eux, une horde de cygnes au plumage immaculé volait à tire-d'aile. Quand Kyeran arriva à leur hauteur, ils se dispersèrent avec des cancanements effrayés, mais se regroupèrent autour de lui comme pour l'escorter lorsqu'ils remarquèrent qu'il continuait de fendre les airs sans leur prêter attention.
Éblouie par la beauté des gros oiseaux, Lyria sourit.
— Où est-ce qu'ils vont, à ton avis ?
« Vers le sud. L'hiver arrive, alors ils repartent s'installer vers des contrées plus clémentes. »
— Ça doit être fatigant d'voyager comme ça à chaque changement d'saison.
Un rire échappa à Kyeran.
« Ils ont l'habitude, c'est dans leur instinct. »
Elle opina tandis qu'il reprenait :
« Tout va bien ? Est-ce que la balade te plaît ? »
— Oh, oui ! C'est vraiment... incroyable !
« Alors je vais te montrer ce que c'est de vraiment voler ! »
Elle sourcilla, mais avant qu'elle n'ait le temps de comprendre la signification de cette phrase, Kyeran roula sur lui-même et rabattit ses ailes. Sa vision se brouilla et un vertige étourdissant la saisit. Tentant au mieux de contrôler les protestations de son estomac, elle s'accrocha à son encolure dans un souffle haletant tandis qu'il continuait de plonger à une vitesse sidérante. Le sol se rapprochait dangereusement, mais à sa grande surprise, la Dragyanne n'en éprouva aucune crainte. L'ivresse du dragon l'avait envahie et comme pendant le combat contre la vouivre, son esprit s'était connecté au sien. Ils formaient de nouveau une seule et même entité. Quelle sensation grisante !
Au dernier moment, il rouvrit ses ailes. Lyria cligna des paupières, impressionnée par le paysage qu'ils survolaient à présent. Les montagnes avaient laissé place à de vastes plaines herbeuses emplies de fleurs violettes et jaunes et un immense lac se profilait droit devant eux. Kyeran accéléra et lorsqu'il rasa la surface miroitante de l'eau, celle-ci se fendit en d'importantes gerbes argentées qui l'éclaboussèrent sur son sillage.
Submergée par l'extase, Lyria relâcha sa prise sur les épines et écarta les bras. Un hurlement euphorique s'échappa de ses lèvres. Elle pourrait voler ainsi pendant des heures, peut-être même des jours. C'était bien trop addictif pour réussir à s'en passer. Son bonheur sembla contaminer Kyeran, car une vibration parcourut ses écailles et il poussa un rugissement à faire trembler la terre.
Alors qu'ils s'élevaient une fois de plus dans le ciel, ils continuèrent de se parler. Lyria évoqua sa visite auprès de son père ainsi que l'état inquiétant de ce dernier. Quant à Kyeran, il s'occupa de la distraire grâce à ses nombreux talents. Il lui montra comment il exploitait les reliefs pour se dissimuler ou fuir un ennemi, lui raconta son quotidien professionnel ou encore sa vie au sein de sa famille adoptive. En deux jours seulement, il avait réussi à lui redonner un semblant de positivité.
— Ta sœur a presque le même âge que moi, lui fit-elle remarquer. J'aimerais bien la rencontrer.
« Je te la présenterai le moment venu. » ronronna-t-il.
Le soleil déclinait derrière eux lorsque la fatigue commença à s'emparer de Lyria. Assise depuis trop longtemps dans la même position, ses muscles protestaient et la faisaient souffrir. Le Dragyan regagna alors les montagnes et quand leur point d'arrivée lui apparut, il s'aida de ses puissantes ailes pour ralentir, puis atterrit sur le surplomb rocheux avec toute la grâce d'un oiseau. La femme-dragon se laissa glisser le long de son flanc, mais ses jambes, trop courbaturées pour la soutenir, se dérobèrent sous elle. Tombant à genoux dans l'herbe, elle resta dans cette position à contempler la nature pendant que son ami s'éloignait pour reprendre sa forme bipède.
— Ce... c'est vraiment incroyable, souffla-t-elle. Comment tu fais pour rester sous ta forme humaine alors que c'est si génial de voler ?
Kyeran s'installa à côté d'elle et une pointe d'amusement traversa ses yeux dorés.
— Je vis avec des humains et certains d'entre eux ne m'apprécient guère. Ils prendraient peur ou deviendraient même hostiles en me voyant sous ma forme de dragon. De plus... j'ai des responsabilités en tant qu'exterminateur, alors il faut bien que je travaille.
Il soutint son regard, avant de le baisser lentement d'un air à la fois timide et séduisant.
— Mais... je suis content que cette expérience t'ait plu.
Lyria sentit sa gorge se dessécher et son cœur louper un battement.
— O-oui, et j'espère qu'on pourra l'faire plus souvent ensemble, bredouilla-t-elle, troublée.
Les lèvres de Kyeran frémirent et son visage se figea avant de s'illuminer d'un léger sourire.
— Oui, bien sûr.
***
Les semaines s'écoulèrent et un rituel quotidien s'installa.
Chaque matin, Lyria visitait son père et lorsque Kyeran ne s'absentait pas pour des missions ou pour des exécutions, ils se donnaient rendez-vous dans la caverne aux zéphyrites. Certains soirs, le Dragyan partait travailler à la Vouivre d'Argent et pendant ces moments, l'idée d'engager la jeune femme à la guilde en tant que traqueuse continuait de lui effleurer l'esprit. Toutefois, à cause de sa situation vis-à-vis des Red Skulls, il n'avait toujours pas osé ré-évoquer ce sujet avec elle, au grand agacement de sa conscience draconique...
Au fil des jours, leur complicité s'était accrue et l'exterminateur ne se montrait jamais avare de conseils. Au contraire, il se découvrit à éprouver un certain plaisir de jouer les mentors et ainsi, il lui avait appris à pêcher, à repérer les meilleurs coins de chasse et surtout, à se dragomorphoser. Enfin, presque...
Malgré un entraînement régulier, la jeune Dragyanne n'était parvenue qu'à transformer certaines parties de son corps. Ce n'était qu'une maigre victoire, mais il ne désespérait pas. Avec du temps, sa persévérance porterait ses fruits et un jour, Lyria réussirait à déployer ses ailes pour prendre son envol. Il en était persuadé, car il avait là une élève assidue qui apprenait et assimilait vite.
Lorsqu'ils profitaient du calme de la grotte pour se prélasser au bord du lac, ils évoquaient leurs souvenirs les plus joyeux de leur enfance ou parcouraient l'ouvrage du professeur Mazen. Kyeran n'omettait alors jamais de commenter certains paragraphes en y ajoutant ses propres connaissances.
Tandis que le temps passé ensemble les rapprochait l'un de l'autre, il y avait cette attirance incontrôlable qu'il peinait de plus en plus à dissimuler. L'odeur capiteuse et enivrante de la jeune femme-dragon éveillait en lui un profond désir qui ne demandait qu'à être assouvi. Sa personnalité rayonnante le faisait rêver, le rendait heureux. Le Dragyan adorait sa façon sarcastique de voir les choses ainsi que son optimisme. Peu importe ses déboires, Lyria gardait toujours le sourire et cette force qu'elle possédait en elle le contaminait tout entier.
Cette fille était incroyable.
Kyeran observait le lac d'un air distrait quand il questionna son amie.
— Comment va ton père, aujourd'hui ?
Elle soupira et haussa les épaules.
— Il est dans l'même état que d'habitude. Aucune amélioration en vue.
Kyeran laissa son regard dépité s'échouer sur la roche humide qu'il frottait du bout de sa chaussure. Finalement, Hayato avait raison, Allister ne guérirait sans doute jamais de sa maladie. Ils se murèrent tous les deux dans un silence pétrifié jusqu'à ce que Lyria le brise de nouveau en lançant un sujet inattendu.
— Au fait, y a une chose qui me turlupine depuis un bon moment. Pourquoi t'es devenu exterminateur ?
Il sursauta face à sa question et l'appréhension lui noua aussitôt les entrailles. Sans un mot, il continua de fixer le sol. Le simple fait d'évoquer les raisons de son choix fit ressurgir une intense douleur.
Lyria n'avait aucune idée de ce qui l'avait poussé à s'engager dans cette voix. Si elle découvrait qu'il était l'unique responsable de la mort des personnes qui lui avaient été les plus chères au monde, il la perdrait, sans aucun doute. C'était bien là, la dernière chose dont il avait besoin, surtout après leurs aventures de ces six précédentes semaines. À présent, il imaginait difficilement son quotidien sans elle.
— C'est... compliqué, lâcha-t-il d'une voix éraillée.
Elle perçut son mal-être et s'installa à côté de lui.
— Tu sais, j'crois qu'on a tous notre jardin secret, alors si t'as pas envie d'en parler parce que c'est trop personnel, c'est pas grave. J't'en voudrai pas.
Kyeran frissonna lorsque sa main toucha la sienne et hésita à reculer, mais une voix au fond de son cœur lui murmura de cesser de fuir. Une fois de plus, sa douleur ainsi que ses craintes s'effacèrent à ce contact bienfaisant et il se laissa aller. Ses paupières se fermèrent tandis qu'une obscurité douillette l'enveloppait. La peau douce de Lyria le réchauffait et sa fragrance de citron épicé emplissait délicieusement ses narines.
Quand il rouvrit les yeux, seuls quelques centimètres séparaient leurs visages. Il ne résista pas à l'envie de plonger son regard dans ses envoûtantes prunelles écarlates avant de le descendre sur ses lèvres entrouvertes et tentatrices. Depuis leur première rencontre, sa conscience lui intimait de la faire sienne et cette proximité soudaine ne faisait que renforcer ce désir. Désormais, plus rien ne pouvait l'empêcher de dépasser ses limites.
Embrasse-là.
Mû par son instinct, le creux de son échine submergé par une vague brûlante, Kyeran se pencha vers Lyria. Comme si elle attendait ce moment depuis longtemps, elle leva la tête. Leurs lèvres frémirent et s'effleurèrent, sans toutefois se sceller complètement. Seul le murmure de leurs respirations haletantes se mélangea, puis une chose incroyable se produisit.
L'air ondoya, puis un silence pesant s'installa alors que le paysage se figeait progressivement dans une fine couche de glace. Kyeran recula vivement quand une douleur atroce le transperça de part en part et lui coupa le souffle.
Surprise par l'apparition soudaine de la magie, Lyria poussa un cri.
— Kyeran ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
Les yeux plissés de souffrance, il tomba à genoux.
— Je... je ne sais pas... on dirait une...
— Oh, bon sang ! coassa-t-elle en reculant, la mine blême. Ce serait...
Kyeran n'arrivait plus à interagir tant les élancements lui étaient insupportables. Alors que tout son corps le brûlait, ses os se brisèrent les uns après les autres pour se reformer et s'étirer ensuite tandis que ses muscles enflaient. En retombant à quatre pattes dans l'eau, il observa sa peau se couvrir d'écailles et ses ongles s'agrandir en de longues griffes acérées pendant que ses vertèbres lui déchiraient le dos pour s'aligner en pointes jusqu'à l'extrémité de sa queue. Derrière ses épaules jaillirent une paire d'ailes gigantesques.
Le brouillard de la douleur se dissipa peu à peu et l'air de la grotte se chargea d'humidité glaciale. Pantelant, Kyeran se redressa, mais la cavité autrefois spacieuse lui parut soudainement étroite lorsque ses cornes labourèrent le plafond. Un tremblement parcourut la roche, et des stalactites se décrochèrent pour plonger dans les profondeurs azur du lac. Quand il se pencha vers l'eau, son reflet ne lui renvoyait plus son apparence de beau jeune homme, mais celle du dragon.
Un long moment passa avant qu'il recouvre son calme. Des picotements tiraillaient encore ses muscles endoloris, mais ce n'était plus les éclairs fulgurants qui l'avaient traversé quelques minutes plus tôt. Ce n'était pas sa première dragomorphose forcée et il ne tarda pas à comprendre ce qui avait provoqué celle-ci.
En clignant des paupières, il reporta son attention sur Lyria. Elle était figée, la bouche grande ouverte, et observait de curieux filaments d'un argent étincelant qui les reliaient l'un à l'autre. Une euphorie instinctive enfouie au plus profond de son âme le submergea et une irrésistible envie d'extérioriser toutes ces émotions l'envahit.
Kyeran déploya ses ailes et un grondement monta en puissance dans sa poitrine. Ses mâchoires s'ouvrirent et un rugissement triomphant résonna dans toute la caverne.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top