Chapitre 16 - Celui qui n'a jamais voulu ça

Dans la voiture, le chauffeur de son père ne prononce pas un mot. L'homme en costume qui semble tout droit sorti d'une pub Abercrombie ne pose même pas un regard sur le gamin aux yeux rougis qui se tient droit comme un i sur la banquette arrière.

Peut-être a-t-il reçu des ordres allant dans ce sens. Peut-être n'en a-t-il juste rien à faire. Après tout, il ne le connaît pas, ce gosse. Les employés de maison changent si souvent chez les Adderley qu'il est impossible pour eux de s'attacher à leurs employeurs.

Darius Adderley aime les belles choses. Toutes les belles choses. Une jolie maison, de la déco raffinée et surtout très chère, des voitures à la peinture brillante et aux courbes sportives. Mais aussi des employés d'exception. Car il est hors de question qu'il soit vu en compagnie de gens qui le feraient honte. Ainsi, son chauffeur est bel homme et sa secrétaire sublime. Mais son jardinier aussi a un charme certain. Tout comme sa bonne et sa comptable. Même s'il ne se rend dans sa maison de campagne que quelques jours par an et que le ménage est toujours fait aux heures où il est de sortie.

Mais plus encore qu'appréciateur de belles choses, Darius est du genre à se lasser à la vitesse de la lumière. D'où les nombreux changements au sein même de son personnel. La seule qu'il garde à ses côtés, bien qu'il ait cessé il y a des années de la trouver attrayante, est sa secrétaire. Une ex-top model qui, en plus de gérer son emploi du temps et une partie de ses clients riches et célèbres, s'occupe de remplacer son entourage dès qu'elle décèle chez lui un début d'ennui.

Ainsi entouré de créatures de rêve, on pourrait croire l'homme volage et infidèle. Son cœur, pourtant, bat pour la même personne depuis près de deux décennies. La seule dont il ne semble pas encore lassé.

Presque aussi grande que son mari, Oleander a les cheveux plus blonds encore que les siens et des yeux bleus qu'elle a généreusement accepté de partager avec leur fils. Actrice depuis sa quatrième année de primaire, elle fêtera ses trente ans de carrière l'année prochaine. Mais de plus en plus active dans le monde du cinéma, elle a aussi célébré, cet été, le dixième anniversaire de son premier film en tant que réalisatrice.

Depuis de nombreuses années, maintenant, elle jongle ainsi entre ses deux métiers et ne rentre à la maison que quelques jours épars sur l'année. Amoureuse de cette vie et persuadée que c'est grâce à ça qu'elle a su garder l'intérêt de son avocat de mari si longtemps, elle n'a jamais envisagé d'en changer. Même si ça signifie qu'elle ne soit que rarement présente pour son fils quand celui-ci a besoin d'elle.

Ilias est grand, de toute façon. Ilias est fort.

Mais Ilias est surtout seul dans le penthouse qu'il partage avec son père. Seul au milieu des objets d'art que celui-ci collectionne. Seul alors que, par la fenêtre démesurée du salon, il devine le flot incessant de ses concitoyens qui avancent tels des automates sans savoir que le monde vient de s'arrêter.

Son père va revenir de son travail. Il le faudra bien. Il ne peut pas laisser sa secrétaire gérer une chose pareille. Il ne le peut pas. Non, absolument pas. Il ne le peut pas ? Est-ce qu'il ne le peut vraiment pas ? C'est son père, après tout. L'homme qui délègue tout ce qui n'est pas susceptible de lui rapporter un bon gros paquet de fric. Alors, au fond, va-t-il juger utile de revenir juste pour ça ?

Il n'y a personne à la maison. La moitié de ses parents ne se trouve même pas dans le pays. Alors Ilias ramasse son sac de cours, le passe sur son épaule et ressort. Il se dit un instant qu'il va errer sans but dans les rues de Londres. Que ses déambulations vont le mener précisément à l'endroit où il faut qu'il se trouve en cet instant. Qu'il va être absent un petit moment et que, quand il reprendra conscience, il s'y trouvera. Là. Juste où il doit être.

Il se mord la lèvre pour s'empêcher de pleurer puis lève les yeux sur la bouche de métro devant laquelle il se trouve. Ses pas ne le conduisent pas du tout là-bas par l'opération du Saint Esprit, du Destin ou d'une autre connerie bobo à deux balles. C'est lui et lui seul qui imprime ce mouvement à son corps. Lui qui scanne son abonnement. Lui qui prend la direction de la ligne Hammersmith. Lui, encore, qui sent une larme de plus lui échapper.

Personne ne fait attention à lui dans le métro. Les gens sont bien trop occupés, bien trop stressés. Personne ne fait non plus attention dans la rue. Locaux, touristes, clochards. Qu'est-ce qu'ils en ont à foutre d'un merdeux dans son genre. Son uniforme a beau être taillé sur mesure, ses cheveux coupés de frais et ses cours parfaitement ordonnés dans son sac standardisé, il n'intéresse personne, ici.

Il connaît le quartier pourtant. L'épicier Pakistanais. Le café-laverie tenu par une petite vieille qui n'a plus que deux dents. Le parc où ils y a toujours les mêmes enfants qui jouent, les mêmes parents qui surveillent. La concierge qui boite depuis qu'il la connaît.

Mais justement, peut-il vraiment dire qu'il la connaît ? Il est physionomiste et ce n'est que pour ça qu'il peut se souvenir de ces gens. Ces inconnus à qui il n'a jamais adressé ne serait-ce qu'un signe de la tête. Ces riverains qui, eux, ignorent jusqu'à son existence.

Quand il glisse la clef dans la porte, il est en pleine possession de ses moyens. Quand il la referme et qu'il dépose ses clefs dans la coupole en argent, c'est en mesurant l'importance de ce geste qu'il fait pour la dernière fois. Le thé qu'il prépare en deux exemplaires, les tasses qu'il dépose sur la desserte, le regard qu'il évite de lancer au fauteuil vide. Tout, absolument tout, il le fait en pleine conscience. Ce n'est pas comme dans les films. Nulle décorporation. Pas le moindre geste automatique. Aucun répit.

Pour la dernière fois de sa vie, Ilias se laisse tomber dans le fauteuil élimé. Mais au lieu de soupirer, au lieu de se mettre à parler, il se recroqueville sur lui-même. Le front sur ses genoux, les bras entourant sa tête blonde, il s'autorise enfin à ouvrir les vannes. À pleurer tout son saoul.

Son père fini par appeler et Ilias se fait engueuler. Il est dix-sept heures et l'homme vient de rentrer au penthouse. Il est furieux de le trouver vide. À quoi son incapable de fils a-t-il bien pu passer son temps toute la journée s'il n'était pas à l'école ? Et lui qui rentre tôt exprès pour qu'ils puissent parler de ce qui vient de se passer. Quel ingrat il fait. Quel gamin pourri.

Le jour suivant, Ilias accompagne la secrétaire de son père. Ensemble, ils règlent ce qui doit être réglé, prévoient tout pour le lendemain. Mais ils ne mettent pas mis les pieds dans le petit appartement. Il sera vidé et vendu par des professionnels.

Au soir, Ilias retrouve Darius au salon de pompes funèbres. Pendant plusieurs heures, ils accueillent les condoléances de gens qui, pour la plupart, n'ont jamais rencontré son grand-père.
Vers 23 h, enfin, Oleander débarque. En plein jet lag, mais maquillée et coiffée comme si elle sortait de sa loge sur le plateau d'un de ses films à gros budget. Elle enlace son fils et embrasse son mari. Ilias n'a même pas le temps de verser quelques larmes sur son épaule qu'elle est partie se coucher. Exténuée par le voyage.

De toute façon, essaie-t-il de se consoler plus tard, allongé dans son propre lit, il n'aurait jamais osé se montrer si vulnérable face à son paternel. Darius exècre les faibles et ne supporte pas l'idée que son fils puisse en faire partie.


Quand il se réveille, le lendemain matin, il est très tôt. La cérémonie a lieu en dehors de Londres. Dans une église située à un jet de pierre de la somptueuse salle de réception que Miss Kent, la secrétaire de son père a louée pour le brunch. Ilias n'a qu'à s'imaginer face à tous ces inconnus, une assiette de petits fours à la main, pour ressentir les protestations aiguës de son estomac. La main sur la bouche, il court jusqu'à la salle de bain qui jouxte sa chambre. La porte claque dans son dos et il a juste le temps de la verrouiller avant de tomber à genoux devant la cuvette. Les yeux débordant de larmes et le nez de morve, il ne remet que de la bile. Son ventre est vide, de toute façon. Il n'a rien su avaler depuis deux jours.

Il lui faut trois fois plus de temps que d'habitude pour se préparer. En grande partie parce qu'il ne cesse de s'asperger le visage d'eau glacée dans l'espoir de voir son nez et ses joues reprendre une teinte normale. Il sait qu'il ne peut rien contre ses yeux injectés de sang, mais il est hors de question qu'il se présente devant son père avec le nez d'un clown.

En repassant par sa chambre avant de rejoindre ses parents dans la cuisine, Ilias s'assure de vider les poches de son uniforme qu'il a laissé sur la chaise de son bureau. Il a bien spécifié à la dernière femme de ménage qu'il ne voulait pas qu'elle touche à sa chambre, mais avec les mouvements de personnel incessants, il n'est pas certain que ce soit bien celle-là qui va venir aujourd'hui.

Dans la poche de son blazer, il trouve un billet de vingt livres qu'il jette sans y prêter attention dans le tiroir de sa table de nuit. Mais dans celle de son pantalon, il pioche deux objets qui n'ont rien à y faire.

Le premier est ce collier stupide qu'il a volé à Anthéa. Un collier qui était bien plus beau avant qu'il ne le prenne en main. On aurait un peu dit un crinoïde avec ses espèces de plumes multicolores. Mais maintenant, il a juste l'air d'une bille ridicule. Il doit y avoir un mécanisme pour l'activer quelque part. Le tout est de trouver où. Sauf qu'il n'a pas trop eu le temps de chercher ces deux derniers jours.

Alors qu'il le fait rouler entre ses doigts, Ilias a soudain une révélation et il se tend, le collier toujours dans la main. Qu'est-ce qui lui a pris ? Certes, cette fille l'exaspère, mais ce n'est pas une raison pour se comporter si mal. Pour lui voler un objet qui lui appartient. En plus, le collier lui a été offert par son copain. Il les a vu devant la grille, à se faire des mamours absolument gerbants.

Caleb. Son copain aux beaux yeux couleur ambre et au nez mutin. Ce garçon qui est toujours en train de tripoter quelque chose avec ses doigts aux ongles rongés, que ce soit l'une de ses boucles brunes, un anneau accroché à son sac ou la tirette de son blouson. Il s'appelle Caleb.
Ilias a demandé son nom à Darcy l'autre jour, au manoir. Un nom qui lui va si bien. Qui roule sur la langue comme un bonbon.
Le nom du type qui sort avec la fille qu'il déteste le plus au monde.

Ilias serre le poing, le pendentif enfouit à l'intérieur. Il ne doit pas penser à elle. Pas aujourd'hui. Où la fureur va se mélanger à sa peine et il va faire quelque chose qu'il ne pourra que regretter. Comme se mettre à pleurer. Comme un enfant. Comme un faible.

Il renifle et ferme les yeux aussi fort qu'il en est capable. Oublier Anthéa. Ne pas oublier d'être fort.
Quand il les rouvre, ils se posent sur le second objet qu'il a sorti de sa poche et Ilias s'en empare. C'est une petite boulette de papier à l'aspect fragile. Une note qu'il aurait prise en cours ? C'est plus que rare qu'il les prenne ailleurs que dans ses cahiers. Peut-être un emballage, alors, ou...

La respiration d'Ilias s'arrête un instant quand il reconnaît le nom imprimé sur le morceau de papier. Celui du magasin de thé où il va chercher les mélanges que son grand-père affectionne tant. Ou il allait les chercher, se corrige-t-il alors que sa respiration repart, se fait erratique. Que de nouvelles larmes débordent et que son nez reprend cette teinte rouge qu'il déteste.

D'un mouvement rageur, il chiffonne le papier qu'il vient de défroisser et le balance à l'autre bout de la pièce. Celle-ci est si large, pourtant, et la boulette si légère, qu'elle atterrit sur le tapis, à un malheureux mètre de lui.

Le visage rouge et déformé par la rage et le désespoir qui s'infiltrent par le moindre pore de sa peau, Ilias s'approche et abat son pied juste habillé d'une chaussette sur ce rappel insupportable. Sa vie ne sera plus jamais la même. OK, il a compris. Il est inutile de lui tartiner cette information à la gueule à chaque instant.

Sa vision est devenue floue, ses poings se sont serrés si fort qu'ils en tremblent. Et inlassablement, comme possédé par une entité étrangère, le garçon abat encore et encore et encore son pied sur le ticket de caisse redevenu aussi plat que les cravates de son dressing.

Quand il revient à lui, Ilias est debout au centre de sa chambre. Son pied est posé sur l'ex-boulette de papier et le collier pend tristement de son poing qui s'est un peu relâché.

Il peut retourner dans la salle de bain. Cacher à nouveau sa douleur. Camoufler sa peine.
Mais avant, il a besoin de réconfort. Besoin d'un soutient. D'une chose, aussi minime soit-elle, qui lui permette d'affronter la journée qui l'attend.

Dans un sanglot, il lève la main jusqu'à son visage. Laisse le pendentif ondoyer sous ses yeux quelques instants. Il ne lui appartient pas. Ce n'est pas à lui que Caleb l'a donné. D'ailleurs, Caleb ne sait même pas qu'il existe. Ou alors uniquement via ce qu'Anthéa lui a raconté à son sujet. Rien de très réjouissant, pour sûr. Ilias soupire et fait glisser la chaîne entre ses doigts. Il s'attendait à ce qu'elle soit abîmée. Après tout, il l'a arrachée au cou d'Anthéa. Mais aucun des maillon n'est cassé et le fermoir semble intact. Comme s'il s'était ouvert au moment de l'agression.

Il aimerait se dire, une fois encore, qu'il agit sans conscience. Que ses doigts œuvrent seuls à la réalisation d'un dessein secret. Mais il n'en est rien. C'est lui qui prend la décision de passer la chaîne autour de son cou. Lui qui boucle le fermoir. Lui, encore, qui glisse le pendentif à l'intérieur de sa chemise pour que personne ne le voie.

Il a besoin de soutien. De se sentir assez spécial pour avoir reçu un cadeau. Et tant pis si l'instigateur dudit cadeau n'a même pas connaissance de son existence.

Son prénom résonne depuis le salon et Ilias sursaute. La voix de sa mère est égale à ce qu'elle est toujours. Chantante, enjouée. Ce n'est certes pas son père qui repose entre six planches en cet instant, mais serait-ce trop demander qu'un peu de compassion ?

— J'arrive, maman, crie-t-il. J'arrive...

Avant de retourner s'asperger le visage, Ilias ramasse le ticket aplati et le glisse dans sa poche. Il n'en a pas vraiment conscience, mais ne peut juste pas laisser une inconnue aux cheveux soyeux et à la bouche en cœur envoyer valdinguer ce dernier lien ténu qu'il entretient avec son grand-père.

**

Hey les gens !

Logiquement, vous ne deviez pas trop apprécier Ilias jusqu'à présent. Mais j'espère que ça a un peu changé avec ce chapitre et qu'il a su vous prouver (contre son grès) qu'il n'est pas qu'un petit con prétentieux.

Sinon, ça y est, je n'ai plus aucune avance dans cette histoire. Je dois donc écrire trois chapitres par semaine si je veux maintenir le rythme de publication... M'en voulez pas trop si je rate un jour de temps en temps, les chapitres sont trop gros xD

Oh ! Le truc chelou en vidéo est un feather starfish, (Un crinoïde, du coup, en français. Mais ce terme englobe une si grande famille de machins aquatique qu'on va rester sur le nom anglais, si ça vous va ;) ). Vous pouvez vous représenter les mouvements du pendentif comme les siens. Sauf que ses plumes sont bien plus colorées et qu'il vole au lieu de nager ^^

Des bisous.


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