Chapitre 36

[Le dessin complet de Nausicaa. La robe m'a donnée du fil à retordre, mais je suis plutôt contente du rendu. Le visage est lui aussi plus proche de ce que je souhaite :)]

            Halev était sauve.

Avant que la matinée ne s'achève, l'Episkapal avait été arrachée aux mains des hommes d'Amaury et la couronne externe de la ville avait été sécurisée. On y avait délogé l'ennemi, ou du moins ceux qui n'avaient pas eu l'occasion de fuir.

La tête dirigeante des opérations était introuvable.

Le palais royal était ébranlé par une étrange confusion. Entre la fatigue des festivités qui s'étaient poursuivies jusqu'au petit jour, l'incompréhension et les incohérences des différentes versions qui tentaient en vain de taire la vérité, et le choc qu'accompagnait la mise à mort d'une quinzaine de nobles, la Cour ne savait plus très bien sur quel pied danser.

Il n'y avait pas de révoltes à l'horizon, Nausicaa y veillait, plus vigilante que jamais. Ses pairs avaient peur, trop pour oser protester. Ils étaient stupéfaits d'avoir été pris pour cible pour la première fois er rester sous la coupe du roi les gardait en sécurité. Là où l'égoïsme régnait en maître et parmi des personnalités qui se pensaient plus indispensables les unes que les autres, cette sûreté maîtresse entre les murs du château suffisait à négocier leur docilité.

S'il était trop tôt pour se prononcer, Nausicaa imaginait déjà le pire. Si celui-ci avait été évité et que Lyssandre avait remporté cette bataille de justesse, cette victoire n'en était pas tout à fait une. Amaury n'avait pas été appréhendé, mais seulement chassé d'Halev, et il reviendrait.

Il revenait toujours, jusqu'à être en mesure de porter le coup final.

Le prince oublié acculait le roi, lui infligeait revers sur revers, jusqu'à le forcer à capituler, à rendre les armes.

Son instinct lui soufflait que le pire était à venir, raison pour laquelle elle l'envisageait à chaque instant, alors que les protagonistes se confondaient. Amaury, Äzmelan, les sangs-neufs, les nobles-sangs, Lyssandre, chacun désirait jouer un rôle et dominer son voisin. Calypso lui avait glissé, quelques jours auparavant que le secret pour ne pas se laisser submerger par tant d'acteurs, même discrets, de la sphère politique de Loajess, était encore d'écouter son instinct.

Assise dans le petit salon, Nausicaa lisait une brochure. Ou du moins feignait-elle de s'y intéresser, car elle aurait été incapable d'en résumer le contenu. Elle réfléchissait.

— Mademoiselle de Meauvoir, il y a longtemps que nous ne nous sommes pas vus.

L'arrivée du marquis de Laval, pour le moins bruyante et déplaisante, arracha la courtisane à ses pensées. Elle se redressa sur son siège par réflexe plus que dans l'espoir de plaire à un parti qui ne l'intéressait guère. Pourtant, l'homme parut interpréter ce geste comme une forme de coquetterie toute féminine et se rengorgea. Il lui adressa, avant de prendre place face à elle et sans lui demander l'autorisation :

— Je commençais à me languir de nos discussions... J'espère vous revoir. Oh, ne rougissez pas, ce ne sont pas là les paroles d'un coureur de jupons comme vous avez dû en côtoyer des tas.

— Ils ne m'intéressent pas.

Nausicaa maudit l'ambigüité de ses paroles. N'aurait-elle pas pu se montrer plus claire, quitte à érafler l'ego de cet homme ?

Le petit salon était presque désert et pour cause, le temps dehors était radieux et la Cour préférait prendre l'air plutôt que de rester cloîtrer entre les murs du palais. L'effervescence des dernières heures, autant au château qu'à Halev, justifiait qu'ils désirent s'aérer l'esprit. Nausicaa le comprenait et avait décliné l'invitation qui lui avait été faite afin d'éviter la foule autant que possible.

— Eh bien, vous semblez fatiguée.

— La nuit a été longue, répondit Nausicaa, après s'être pris d'une certaine fascination pour la brochure qui l'indifférait quelques instants plus tôt.

— Elle l'a été même pour nos jeunes épousés, rétorqua le marquis, un sourire en coin de bouche soulignant le sous-entendu peu subtil de ses mots. Ils se sont éclipsés bien avant la plupart des invités pour rejoindre leur chambre nuptiale.

La jeune femme acquiesça vaguement. Ces détails ne l'intéressaient guère et elle était seulement peinée de voir son ami convoler aux justes noces aussi vite. Elle ne faisait preuve d'aucune curiosité mal placée à l'égard des ébats désignés par Eugène de Laval.

— Le roi doit avoir plus petite mine que nous, si vous voulez mon avis.

— Il a été tiré de son lit par ses conseillers, alors cela ne fait aucun doute, commenta Nausicaa, dans l'espoir de voir l'homme se taire.

Elle ne réussit qu'à raviver la curiosité du marquis.

— Je présume que vous en savez plus que nous au sujet d'Halev. Vous avouerez que la situation est pour le moins... intrigante.

— Ce n'est pas le terme que j'aurais employé, grinça Nausicaa.

— Confuse, alors ? La noblesse est attaquée, avouez que cela ne manque pas de piquant. Il m'a été confié qu'ils crient vengeance, dans la capitale, et qu'ils accusent les sangs-neufs. Imaginez un peu ce que cela pourrait donner si ces deux factions se faisaient la guerre.

— Je ne pense pas que les sangs-neufs soient à l'origine de ces crimes.

— Pas plus que la vérité nous a été partagée, souligna Eugène en dévoilant un sourire de requin.

Il était parvenu à orienter la conversation de sorte à parvenir à la conclusion qu'il avait imaginée. Il ferait la cour à la jeune femme à une autre occasion. Pour l'heure, il glanait des informations, en négociait d'autres et obtenait ce qu'il souhaitait. Il était un homme qui savait saisir une opportunité et il avait compris l'essentiel des querelles entre nobles, du rôle de Lyssandre dans cette affaire et la présence probable d'un dernier intervenant : ils se situaient à un instant décisif, l'un de ces instants qui déciderait de la suite des événements sur une durée encore indéterminée. Les choix des uns et des autres décidaient de l'avenir commun et il ne tenait qu'aux plus puissants de choisir leur camp. De choisir s'il désirait jouer un rôle dans cet acte, que le marquis devinait comme n'étant pas la partie finale.

Le marquis se pencha en avant et murmura, avant de passer sa langue sur ses dents luisantes :

— Un bruit court... On raconte que celui qui se cache derrière cette farandole d'attentats, de crimes odieux et d'actes innommables n'est pas un simple roturier, mais une personnalité dont le seul fait d'être en vie pourrait bouleverser l'équilibre de Loajess.

Une vague de panique happa Nausicaa. Elle aurait dû s'en douter et après des mois de silence, pour lequel la jeune femme s'était sentie trahie, il était surprenant que la nouvelle ne se soit pas ébruitée plus vite. Il y avait fort à parier pour que les forces armées de Lyssandre se chargent de faire taire les rumeurs les plus persistantes.

— Qu'est-ce que vous cherchez ?

— La vérité.

— En quoi vous intéresse-t-elle ? Pour faire justice ?

— Vous me prêtez de bien nobles intentions. En fait, je cherche à comprendre. Nous sommes dans un navire en pleine tempête, agressé par les flots, et j'aimerais savoir ce que cette tempête nous réserve.

Nausicaa se tassa sur son siège. Elle avait suffisamment versé dans l'hypocrisie et si elle conservait un peu de tenue, l'envie de gifler l'insolent lui tordait déjà l'estomac. Pourtant, ce n'était que le début. Plutôt que céder à cet accès de violence, elle agita sa brochure pour brasser un peu d'air. Un air chaud, mais humide, qui collait à la peau et irritait les nerfs.

Par un temps pareil, alors que l'été s'imposait enfin et de la pire des manières, il ne serait pas bien étonnant de voir les esprits s'échauffer.

— Vous savez, mademoiselle... votre ami... je ne le pense pas incompétent, bien au contraire, n'allez pas penser que je le vois comme ceux qui naguère cherchaient son père en ses actes. En fait, je pense que votre cher ami est dépassé.

Cette parole sensée étonna presque Nausicaa. Si elle ne rejoignait pas tout à fait sa pensée, celle-ci n'était pas tout à fait dénuée de sens. Le marquis se leva avec une sorte de grâce de prédateur et plutôt que de se planter vers celle qu'il courtisait, il fit le tour de son siège dont il caressa les molures dorés. Ses doigts allèrent jusqu'à effleurer l'épaule de la baronne de Meauvoir.

— Mais il reste qu'il nous a mentis. À vous, à moi, à tous les autres.

— Vous vous reposez sur des spéculations et sur des rumeurs inconsistantes, ne vous humiliez pas à croire aveuglément en ces fadaises.

Comme si Nausicaa se souciait de ce qui pouvait ou non ruiner la réputation de ce puissant. Sa famille possédait des vignobles à la célébrité plus grande encore que le nom de leur lignée. Rien ne pouvait atteindre les Laval, pas même un pari raté. Si Eugène se risquait à chercher un parti auquel adhérer sans se ranger par automatisme dans le camp du roi, c'était précisément parce qu'il n'avait rien à perdre.

— Ne me sous-estimez pas, mademoiselle de Meauvoir.

Il sembla à Nausicaa qu'elle avait abusé de la patience de l'homme et qu'il soit disposé à le lui faire sentir. Ses traits s'étaient durcis en une expression calculatrice. Ce second visage se moula à la perfection contre celui qu'il arborait au grand jour, à savoir un faciès traversé par un sourire assuré et par une suffisante écoeurante.

— Vous êtes bien distante, aujourd'hui, ne me montrais-je pas suffisamment galant, suffisamment patient à votre égard ? Plus d'un homme aurait déjà demandé votre main et je me contente de quémander quelques minutes de votre temps.

Le ton de la discussion avait changé et Nausicaa en vint à regretter les compliments affables ainsi que les pièges tendus par le marquis pour la pousser à trahir le roi. Debout derrière elle, le courtisan la dominait de toute sa taille et profitait de sa position pour lui rappeler, de tout son corps, sa vulnérabilité. Si la jeune femme criait suffisamment fort, un garde accourrait, mais elle aimerait autant se passer de ce recours. Cela reviendrait à admettre combien cet homme la terrifiait.

Celui-ci se pencha à nouveau, mais cette fois, il était si proche que son souffle chaud égratignait la peau de Nausicaa à hauteur de son cou.

— Dois-je comprendre que vous me résistez, Nausicaa ?

Son nom, dans la bouche du marquis, la saisit d'horreur. Pourtant, elle rassembla son courage pour articuler, d'un ton cinglant :

— Je ne suis pas un objet qu'il vous appartient de marchander, monsieur le marquis. Il est dans mon droit de résister à vos avances autant que je le souhaiterais et même de vous éconduire.

— J'aime cela, cette farouche résistance que vous m'opposez.

— Il m'appartient aussi de refuser que vous continuiez de me faire la cour.

— Pourquoi le feriez-vous ?

Les raisons se bousculaient, plus nombreuses que Nausicaa l'aurait imaginé.

Les doigts de Laval remontèrent de l'épaule au cou, du cou, aux cheveux que la courtisane portait à moitié dénoués. Il retira une pince, puis une deuxième, et les mèches retenues roulèrent dans le dos de Nausicaa. Une belle boucle châtaine dans laquelle il passa la main, dans un accès possessif, presque au point de tirer dessus et de rejeter le visage de la baronne en arrière.

— Vous n'êtes pas la première à me résister, mais j'ose espérer que vous serez la dernière. Nous ferions un couple assorti, ne pensez-vous pas ? Vous êtes une jeune femme de caractère que la Cour respecte et je suis un homme accompli. Une personnalité de mon envergure, puissante et fortunée... Il n'existe pas parti plus sûr que celui que je vous propose. Notre couple est une évidence et elle l'est à mes yeux depuis que vous avez fait vos premiers pas à la Cour.

Le sang de Nausicaa se glaça. Cet homme l'avait considérée comme une cible potentielle bien avant que Tybalt ne se présente en tant que soupirant. Elle avait fait ses premiers pas dans le monde à l'âge de quinze ans, bien plus jeune que la plupart des demoiselles. Elle n'était alors qu'une enfant incapable d'imaginer les convoitises d'un homme s'arrêter sur elle.

Imperturbable, Laval poursuivit sa logorrhée :

— Nous ferions de l'ombre aux plus grands. Je suis une opportunité, Nausicaa, une opportunité pour une femme comme vous et il serait sot de votre part de ne pas la saisir. Alors acceptez de...

C'en fut trop. Nausicaa ne pouvait lui permettre d'achever son propos, pas plus qu'elle ne saurait supporter davantage sa main posée sur elle. Elle se déroba à son contact en bondissant sur ses pieds. Sa main frémissait, prête à s'abattre contre la joue de l'intriguant. La seule chose qui l'empêcha de cingler de sa paume le visage du marquis fut la venue soudaine d'un garde. Il ne chercha pas à comprendre la situation ni à venir en aide à Nausicaa. Il se contenta d'accomplir sa directive et de prononcer :

— Le roi a expressément demandé que les invités soient rassemblés dans la salle de bal !

Le marquis inclina le visage. Jamais le roi n'avait ordonné quoi que ce soit de semblable. Nausicaa avait blêmi et cette réaction inconsciente révéla à son soupirant la réponse qu'il cherchait. Une bien étrange coïncidence pour achever d'ébranler le château. Un sourire rompit le sérieux de l'homme.

Au cœur de cet instant décisif imaginé par Eugène de Laval, Lyssandre s'était finalement décidé à prendre position.

***

Dans les bruissements de gaze, de soie, et de murmures, le roi attendait que le silence s'installe.

Lyssandre avait maquillé ses peurs avec la justesse de celui qui en prenait petit à petit la triste habitude. Il avait tant repoussé l'instant qu'il affrontait désormais qu'une terreur irrationnelle s'était emparée de lui. Les regards qu'on posait sur lui allaient changer, une fois de plus. Il était passé du prince insignifiant, invisible, au roi androgyne, incompétent, jamais à la hauteur. Que serait-il ensuite ?

Lyssandre avait le sentiment que ces jugements le modelaient et qu'en se confrontant à leur intransigeance, il se faisait le reflet de ce qu'on pensait de lui. Ni plus ni moins que la concrétisation de l'image erronée qu'il renvoyait.

— Je suis navré d'avoir troublé votre occupation, mais la situation à Halev exige que je prenne la parole.

Il déglutit, la bouche sèche. Il ne voyait devant lui qu'une foule opaque et, au creux de l'immense salle de bal, qu'une étuve paralysée par la chaleur.

— Halev est sauve, il me semblait important que vous le sachiez. Quelques coupables ont été délogés et auront droit à un jugement à la hauteur des crimes commis. Cependant, nous n'avons pas mis la main sur le véritable coupable de ces actes. Car, et j'en mesure les conséquences ainsi que la gravité, l'identité de l'homme qui dirige ces opérations est en ma possession depuis plusieurs mois déjà. J'ai volontairement omis de partager cette information. D'abord parce que j'ignorais l'implication de celui-ci et parce que nous ne savions rien du mouvement auquel il appartenait, puis parce que l'occasion ne se présentait pas. Il y a eu la bataille de Farétal, puis la bataille survenue ici, au cœur même du palais, et chaque revers a été une excuse supplémentaire pour vous refuser cette vérité. Une vérité déplaisante, qui risque de bouleverser Loajess, qui la bouleversera forcément.

Quelques signes d'agacement percèrent la carapace solide de l'assemblée. Il y avait Äzmelan parmi ces visages familiers, ainsi que Cassien, Calypso, Nausicaa et Miriild. Ils attendaient que le roi cesse de tourner autour du pot et donne un nom pour en assumer l'entière responsabilité.

Celle qui incombait les coupables.

Lyssandre avouait parce qu'il n'avait plus d'autres choix. La prise de l'Episkapal avait été trop marquante pour que les rumeurs ne grossissent pas en retour.

— Amaury de Loajess, mon oncle, frère de feu Soann, a disparu il y a seize ans sans laisser de traces. Il a refait surface il y a près de six mois et il s'est tenu en face de moi. Il n'est pas une chimère échappée des méandres du temps, mais un homme.

Lyssandre prit une respiration, mais ne tarda pas à poursuivre. Il ne devait pas laisser l'opportunité à son auditoire de se dissiper, de s'interroger outre mesure. Ces révélations nécessitaient une précision de maître qui mêlait rigueur à un sursaut de culpabilité et d'autorité.

— Un ennemi, rectifia-t-il. Un ennemi du pouvoir, mon ennemi, mais aussi le vôtre. Il l'a prouvé en s'en prenant à Déalym, puis en attaquant la noblesse de Loajess à Halev. Mon oncle réclame ma place et pense que celle-ci lui revient de droit.

— Vous avez menti, asséna un homme entre deux âges, pourquoi devrait-on croire que vous valez mieux que lui ?

— J'assume mon erreur et je vous présente mes excuses pour avoir fauté. Cependant, je n'ai jamais cherché à répandre la terreur sur mes propres terres, même si cela devait servir mes intérêts. C'est à ce titre que mon oncle est plus notre ennemi qu'il est mon rival.

Le discours se poursuivrait encore, avec des précisions apportées au cas complexe synthétisé en la personne d'Amaury. Lyssandre ne pourrait pas se contenter de quelques paroles prononcées à la façon d'un discours d'inauguration. Il acheva pourtant de présenter le ton de sa prise de parole par cette phrase articulée avec poigne :

— Aujourd'hui, j'ai le regret de vous annoncer que Loajess entre en guerre contre tous ceux qui souhaiteraient l'abattre. Loajess entre en guerre contre Amaury, prince de sang et traître au Royaume.

Parce que Nausicaa n'a pas perdu de son mordant, même contre les individus comme le marquis, fort désagréable. J'espère que ce chapitre qui lui est consacré vous aura plu :3 Personnellement, j'ai aimé l'écrire !

Je vous dis à la semaine prochaine !

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