Partie 60

Vous la sentez ? La fin ? Je ne vous cache pas que mon récit s'achève bientôt. Pas trop tôt ! diront certains. Mais alors ? demanderont d'autres.

Le monde est trop vaste pour le saisir et le retranscrire en ces quelques lignes médiocres. J'ai raconté comme j'ai pu. Mais l'histoire est sur le point de se terminer. Rassurez-vous, ce n'est pas la fin de tout. Je reviendrai dans d'autres récits.

Mais avant tout, laissez-moi raconter les dernières lignes :



Le temps a passé. Combien d'années ? Aucune idée... L'Âge des Cendres s'est poursuivi dans la désolation. Certes, les terres de Calca s'en sortent plutôt indemnes. Mais je ne vous raconte pas l'état des autres dimensions : totalement sous l'emprises des contaminations et des pluies radioactives, elles ne semblent pas se relever depuis la chute des météorites. L'avantage demeure dans l'arrêt total des guerres.

Corruption et meurtres jonchent le quotidien d'un Cosmos malade. Et moi, je ne suis pas du reste. J'ai réussi à développer une capacité incroyable à changer de personnalité : affectueux avec ma famille, impitoyable avec mes victimes et soumis devant mon maître.

Le voilà d'ailleurs qui gère sa paperasse sur son bureau, comme tous les matins normaux. Je dépose son petit-déjeuner au coin de la table et attends qu'il me fasse signe de disposer.

— Où étiez-vous hier, Majesté ?

— Chez la Marquise de Pendreas.

— Elle est jolie ?

— Elle est riche.

— À combien s'élève votre fortune déjà ?

Il pose sa plume pour réfléchir.

— Aucune idée... Je devrais demander à mon comptable... Ah zut, je l'ai pendu.

— Étonnant ! Quelle était la cause, cette fois-ci ?

— Déviance comportementale.

J'éclate de rire : le psychopathe qui accuse un autre pour mœurs dépravés. Morgal a toujours été intolérant de toute façon alors qu'il ne peut s'empêcher de remettre en cause toutes les règles. Ou plutôt les contredire. Cet homme est le carrefour de tous les paradoxes.

Fatigué d'attendre debout, je m'installe sur un des confortables fauteuils, face au tableau qui le représente avec Malgal.

— Toujours aussi sans-gêne, soupire mon maître en entamant son repas.

— Et vous, toujours aussi vicieux : c'est la combientième aristocrate que vous menez en bateau ?

Il hausse un sourcil en fronçant l'autre : arrête de faire cette tête ! ça m'exaspère !

— C'est elle qui m'a appelé. Je n'y peux rien si elle m'a légué la moitié de ses terres.

— Heureusement que Selnar ignore vos arrangements avec ces dames.

— Et heureusement que j'ignore les siens ! Mais sa vie ne m'intéresse pas. Qu'elle aille se dépraver loin de moi.

— Vous avez tort de penser ainsi : elle pourrait salir votre réputation.

— Ma réputation ?

Le voilà parti dans un terrible fou-rire. C'est vrai que pour sa popularité, c'est fichu depuis longtemps.

— Après tout, assuré-je en montrant du doigt la peinture, on vous nomme responsable du meurtre de votre jumeau depuis vos premières décennies.

Son visage se fige, comme pétrifié par mes mots. Pas pour rien que le sujet reste tabou.

— Je n'ai pas tué Malgal...

Sa voix est faible, résonnant de ces tristes jours. Il secoue la tête pour chasser ces souvenirs désagréables et se reconcentre sur son repas.

— C'est là que tout a commencé, n'est-ce pas ?

— Je ne tiens pas à en parler...

— Vous étiez comment avant l'accident ?

Il garde le silence, jouant avec le reflet de son couteau. Après tout, je ne perds rien à demander. Mais le prince semble déjà loin, perdu dans ses pensées, à une époque oubliée où la cruauté et la folie ne partageaient pas son sombre quotidien.

— Avant, j'étais normal.

Mon visage se contracte à l'idée, cherchant à reconstituer une image de mon maître dans mon esprit.

— Avant, continue-t-il, j'étais aussi pacifiste qu'Arlin. La guerre me faisait horreur. Je ne rêvais que d'une chose, m'enfuir de la cour et devenir artiste, loin de toute cette hypocrisie, de cette richesse écœurante. Mon frère jumeau aimait chanter : ensemble, le soir, on s'imaginait voyager librement à travers les royaumes, lui en tant que troubadour et moi en tant que peintre. L'idée nous plaisait.

Il sourit en repensant à sa jeunesse insouciante avec son frère. Peut-être que l'ancien Morgal renait l'espace de ces quelques secondes de commémoration.

— Notre père s'arrachait les cheveux devant notre naïveté. Il a toujours désiré faire de ses fils des guerriers accomplis et nous étions la preuve de son échec. Finalement, il a obtenu son souhait lors du décès de Malgal. Un démon l'éventra sous mes yeux et me laissa à moitié mort, dans les tripes chaudes de mon frère.

Un rire nerveux s'échappe de sa bouche. Comment réussit-il à évoquer cette horreur sans la moindre pudeur ?

— Et puis, renchérit-il, la déchéance s'est enclenchée : je devais boire du sang en même temps que la passion pour la violence se développait. J'étais considéré comme un monstre pour la plupart de ma famille. Mais ils ont fini par s'habituer. Mon père a trouvé l'opportunité d'utiliser mon syndrome pour régler ses affaires personnelles et diplomatiques. Au bout d'un certain temps, j'ai décidé de devenir maître de mes propres actes et j'ai bâti un empire. L'empire dont tu fais partie d'ailleurs. Je suis devenu puissant et riche, j'ai abandonné mon côté innocent et candide pour me tourner vers le mal.

Je hoche la tête devant cette confession : que rajouter ?

— Tu connais ma vie, désormais, lâche mon maître en se remettant à sa paperasse.

— Et la Reine Vierge ?

— Pourquoi retourner le couteau dans la plaie ? Je préfèrerais oublier.

— Vous aimait-elle ? demandé-je en fronçant les sourcils.

Il roule des yeux : je suis irrécupérable.

— Juste pour savoir, le supplié-je, implorant.

Je dois être pire que la pire des minettes mais j'adore autant les potins. Et dans mon métier, ça s'avère souvent utile.

— Pour tout t'avouer, le gnome, Luinil est comme moi : j'ignore si l'on peut éprouver des sentiments aussi purs pour des êtres si torturés. Mais oui, elle et moi, ça sonnait bien. Un jour, Binou, je règnerai sur les dimensions, et elle sera à mes côtés.

D'accord, j'éprouve de violentes difficultés à comprendre l'état actuel de mon maître. J'ai l'impression qu'il essaie de soigner ses blessures avant un incident en me les partageant. Par contre, faisait-il mention d'une prophétie lorsqu'il mentionnait sa toute-puissance avec la souveraine d'Arminassë ?

Je me lève de mon siège et m'avance vers son bureau et découvre d'étranges enveloppes, jusqu'ici jamais vues.

— Qu'écrivez-vous, Majesté ?

Un claquement de langue me signale de m'éloigner. Très bien, très bien... Qu'il garde ses cachoteries pour lui. Je le regarde appuyer son sceau sur les feuilles cornées.

La porte s'ouvre derrière moi : je me retourne et rencontre Féathor, revêtu d'un long manteau de voyage. Comme à son habitude lorsqu'il se rend en Calca, son apparence reflète celle d'un elfe.

— Féathor ! s'exclame Morgal, je t'attendais.

— Vraiment, père ? Qui vous a prévenu de ma visite ?

— Des agents.

Tronche Parfaite me jette un regard interrogateur : ah non, je n'y suis pour rien.

— Bien, Féathor, j'ai ces documents à te remettre.

— Qu'est-ce ?

— Tu le découvriras lorsque... Enfin, plus tard.

Son fils hoche la tête, étonné et curieux. Il enfouit les cylindres dans sa longue poche intérieure et se tourne vers l'immense fenêtre : dehors, le soleil se couche dans une magnifique teinte orangée.

— Pour un fois que le temps se montre clément, murmure-t-il.

Sa contemplation est troublée par le son d'un cor. Le demi-astre fait volte-face vers son père. Ce dernier reste de marbre, immobile sur sa chaise.

Un gnome déboule dans la pièce, le souffle court :

— Majesté, halète-t-il, des inconnus se sont introduits par téléportation dans le palais...

Le prince se lève lentement et rejoint Féathor. De mon côté, je ne sais où me positionner. Je décide de me coller gentiment près de la porte de sortie.

Quelques minutes passent dans le silence d'une insoutenable attente. Enfin, des pas résonnent dans les couloirs. À en juger le tapage, ils doivent être une vingtaine.

Les pans de la porte claquent brutalement. Un homme en armure, suivi de ses congénères, pénètrent dans le bureau avec un cliquetis de ferraille.

— Seigneur Morgal ? interroge-t-il.

— C'est moi, répond lentement le concerné.

Les deux hommes se fixent un court instant. Finalement l'inconnu détourne le regard devant les yeux troublants de mon maître. Je remarque qu'un étrange tatouage barre sa tempe droite à sa tempe gauche, tel un bandeau masquant ses yeux. D'étranges énergumènes. Je ne parviens à identifier leur race... Des astres ? Non, ils ne portent pas de bâtons de magie.

Le chef s'avance vers l'elfe :

— Vous êtes en état d'arrestation, prince Morgal, seigneur des Falaises Sanglantes.

— Pour quelle raison ?

— Pour haute trahison et pour manquement à votre serment de Réceptacle.

Un sourire sardonique effleure les lèvres du prince : rien ne semble l'étonner.

— Je suis innocent.

— Vraiment ?

L'homme se tourne vers Féathor et le transperce d'un sort fulgurant. Le bâtard s'éclate violement contre le mur sans pour autant perdre la vie. Il est juste sonné alors que l'enchantement prend fin sur lui : petit à petit, son identité d'astre se mélange à celle d'elfe, prouvant la culpabilité de mon maître.

— Nous allons devoir le supprimer, ajoute l'étranger en caressant sa barbe noire, il pourrait s'avérer dangereux.

Morgal, toujours impassible, rétorque :

— Vous assassinerez un homme innocent ? Féathor n'est pas responsable de la nature de ses parents.

— Donc vous avouez ?

— Si c'est ce que vous appelez un crime...

— Bien, saisissez-vous du Réceptacle, ordonne-t-il à ses hommes, tuez le fils.

Le sang de Morgal fait qu'un tour : il tend brusquement ses bras vers le groupe armé et sort des torrents de magie de ses mains. L'escadron, pulvérisé par cette soudaine offensive, recule précipitamment. Mon maître en profite pour relever son fils et l'emmener avec lui :

— Binou ! me lance-t-il, évacue le palais sur le champ !

— Pourqu...

Je n'ai pas le temps de formuler ma question : des explosions retentissent à mes oreilles, brisant les vitres des fenêtres. Des vagues de feux se déversent dans les couloirs, emportant tout sur son passage. Les soldats s'organisent alors pour partir à la chasse de Morgal et de son fils, sans arrêter le sortilège incandescent : ils veulent carboniser tout le château !? Mon cœur tambourine dans ma poitrine alors que la chaleur monte en flèche dans les salles. Je me lance dans les couloirs gnomiques, sonnant l'alarme. Les cloches du temple résonnent lugubrement dans ce brasier mortel. Je m'extirpe à plusieurs reprises des flammes, aidant les gnomes coincés. Je sais que la plupart des elfes se sont échappés du palais. Mais mes semblables ont tendance à se situer dans les pièces les plus reculées. Je ne pourrais parcourir tous les moindres recoins : c'est trop grand. Je délègue alors à mes amis. Dans cet enfer, je bénis le Créateur d'avoir éloigné Püpe et mes enfants dans l'autre partie de la ville. J'angoisse à l'idée que je ne les retrouverais peut-être pas : l'incendie se propage dans toutes les ailes aussi rapidement que le déferlement d'une mer enragée. De grosses gouttes de sueur perlent sur mon front et dans mon dos. Je crois que tout le monde est sauf. Mais je ne peux prendre le risque de laisser une pauvre âme.

Je cours donc vers les terrasses, manquant de me faire écraser par la chute de poutres en torches. Les Falaises Sanglantes agonisent dans les flammes. J'entends les vieux murs millénaires gémir sous l'attaque du feu. Ma maison s'écroule avec une partie de ma vie.

Toute la richesse accumulée en ses lieux disparait avec l'orgueil qui l'accompagnait.

Enfin, je traverse l'orangerie en cendres et m'arrête devant la scène : Morgal et Féathor sont debout, face au vide de la falaise. Des centaines de mètres plus bas, c'est l'eau qui se fracasse contre la roche. Derrière eux, ce sont les flammes.

Surgissant devant leur silhouette mal dessinée par la fumée, un dragon étend ses ailes et se pose sur la plate-forme. Je reconnais Alacamor, la monture du prince. Sans hésiter, Féathor l'enfourche mais à son grand étonnement, son père ne le rejoint pas :

— Pars, lance-t-il, je les ralentirai.

— Non, venez avec moi, ils vous tueront !

— S'il ne m'arrête pas, jamais ils ne te laisseront la vie. Allez pars, et souviens toi de mon sacrifice pour toi.

Féathor reste livide à ses paroles mais réagit lorsque les émissaires divins apparaissent. Il donne alors un ordre au dragon qui s'élance dans le vide pour ensuite prendre de l'altitude. Alacamor s'envole dans de puissants battements d'ailes, éloignant le demi-astre d'un sort funeste.

De son côté, Morgal matérialise sa faux légendaire dans ses mains et la fait tournoyer pour se réhabituer à son maintien.

Je reste cloué sur place, capté par la scène alors que l'incendie pourrait très bien me piéger. Qu'importe, je veux voir.

Les soldats dégainent leurs sabres et s'élancent vers Morgal. Mes membres se crispent devant leur dextérité ; je suis dans un état second, excité par ce conflit unique.

Mon maître s'élance dans le tas, tranchant avec aisance tout ce qui croiserait sa lame mortelle. Des hommes s'écroulent, sectionnés, alors que d'autres tombent de la falaise, le visage ou le cœur transpercé. Le sang recouvre déjà les dalles de la terrasse en même temps qu'une fine couche de cendres. Le prince semble se mouvoir parmi ses ennemis avec une facilité déconcertante, replongeant dans sa passion pour la violence. La folie commence peu à peu à se peindre sur ses traits. Le sang souillant son visage et ses vêtements sombres ne fait qu'accentuer son état. Il esquive une attaque avec agilité et en profite pour assener un formidable sortilège à un de ses adversaires qui s'écroule dans une charpie sanglante.

Voyant que les évènements ne tournent pas en sa faveur, le chef des émissaires décide enfin d'intervenir en personne. Il s'avance vers l'elfe, la plupart de ses hommes étant déjà à terre, charcutés ou en plusieurs morceaux. Loin de se laisser décontenancer, il appelle les survivants pour les rassembler à ses côtés.

C'est alors que mes yeux perçoivent une image qu'aucun gnome n'a jamais vu. Deux longues ailes argentées jaillissent du dos de l'inconnu : un ange ! La créature ailée se téléporte pour fondre plus rapidement sur sa cible. Le Réceptacle contrattaque sans surprise et se téléporte à son tour. Les deux créatures se rencontrent dans un choc d'une rare violence. Les yeux de l'ange ont viré au noir opaque alors que ceux du second se sont recouverts d'une substance rouge gluante. La faux de mon maître s'abat sur la poitrine de son ennemi, faisant voler l'armure dans une giclure de sang. Mais ce dernier riposte par un puissant sabrage ; la lame pourfend la chair de l'épaule à la hanche opposée, laissant une horrible plaie béante dans son sillage.

Morgal s'effondre sur le sol, une main sur son ventre ouvert. Je grimace devant cette vision abominable : les boyaux sur le point de quitter son corps, il tente d'user de son Vala pour se soigner mais l'arme de l'ange semble enduite dans une certaine magie qui empêche toute guérison. Mon maître agonise lamentablement en même temps que son palais, que son empire tout entier.

La créature ailée s'approche de lui et s'agenouille près de sa tête pour le regarder : la poitrine du mourant se soulève trop vite, écoulant à chaque respiration toujours plus de sang.

— Tes péchés t'ont rattrapé, Morgal, souffle-t-il, le Créateur m'envoie pour que ta peine commence. Cette nuit, alors que ta puissance prend fin, je t'emmène racheter ton âme damnée.

Un léger sifflement sort des lèvres gercées du prince. Cette fois-ci, c'est son propre sang qui macule ses dents blanches. L'ange se penche et renferme un collier ensorcelé sur le coup du Réceptacle. Les autres soldats les rejoignent alors et enchainent les chevilles et les poignets. Morgal se redresse, tentant de se dégager des étaux qui se referment sur ses membres mais dans cet état, il est rapidement immobilisé.

C'est à ce moment précis que son regard croise le mien. Il laisse naitre un dernier sourire sur son visage éteint. N'est-ce pas ironique ? Moi, un pauvre gnome, esclave de surcroit qui a provoqué la chute d'un grand de ce monde ? Si je n'avais pas prévenu Arquen, jamais les dieux n'auraient envoyé leurs émissaires chercher mon maître.

À cet instant, il n'est plus l'ombre de lui-même, pauvre créature enchainée, prisonnière à son tour. Pour la première fois, son statut chute en-dessous du mien. Aujourd'hui, Morgal n'est plus rien, déchu de toute sa hauteur.

La seule gloire qu'il lui reste fut de sauver son fils avant de disparaitre dans l'oubli.


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