Chapitre 36 :

- Shari ! J'ai des nouvelles !

Ma main s'immobilise sur la lettre dans ma poche. Sahan entre dans la chambre en courant.

Grâce à lui, je suis régulièrement tenu au courant de ce qui se passe à l'extérieur. Je sais ainsi que Kaïcha et Laaja ont quitté l'aile des soins pour une chambre d'ami au Pavillon. Je me doute qu'elles ne resteront pas longtemps, elles vont retourner avec les autres Atrimiens dès qu'elles seront totalement guéries, Akan s'en assurera, comme Liban l'a fait avant. 

Je voulais aller les voir, mais avec tout le bazar de ces derniers jours, je n'ai pas pu les rencontrer. Je vais essayer de passer le plus de temps possible avec eux les prochains jours. Je veux profiter de chaque seconde restante de leur présence à mes côtés, m'imprégner d'elles. Une dernière fois. Cette perspective me crève le ventre mais c'est la seule chose que je peux encore faire.

Il s'assoit sur le lit au moment où la porte s'ouvre à nouveau sur Anastia, la Blaireau qui vit dans le Pavillon Lion pour une mission au Niger. C'est une amie d'Ash qu'il s'est fait pendant ses premières semaines ici et c'est la fille qui me jetais des regards hostiles avant de partir en mission de sauvetage. Elle ne m'apprécie pas beaucoup, mais de toute façon elle vient seulement pour Ash, alors elle se contente de m'ignorer.

Je sais qu'Ash l'apprécie pour son honnêteté et sa gentillesse, mais je ne vois aucune de ces deux qualités en elle. C'est pire depuis sa torture, car je tolère mal toute personne autre que moi ou les soigneurs autour de lui. Je me force à détendre mes muscles, mais je suis aussi droite qu'un piquet.

- Tu te rends compte ? Grogne Sahan.

Je tourne la tête vers lui. Il soupire.

- Écoute-moi, c'est important ! Les Cerfs veulent te faire revenir chez eux.

Je me redresse brutalement.

- Quoi ?

Ash n'est même pas sorti du lit ! Dans la majorité des blessures, les soigneurs s'assurent tous les jours de la cicatrisation et de l'hygiène des plaies, mais il a interdiction de se lever et est réduit à faire des exercices de musculation et souplesse. Heureusement pour lui, c'est un Lion et les Lions encaissent bien la douleur. Mais il ne guérit pas plus vite que les autres !

- Je sais ! Me coupe-t-il. Tu n'as pas attendu que je finisse : les Lions et les Yacks ont refusé de nous ramener pour l'instant, car ils estiment que la voix des airs est encore sensible et sous tension. En tout cas, c'est ce qu'Akan leur a dit.

Je serre les dents. Ce n'est qu'un délai, et les Cerfs ne vont pas s'en contenter longtemps.

- Pour combien de temps ?

- Ils ont estimé une semaine environ afin que la voie des airs soit sécuritaire.

Je ferme les yeux. Pourtant, c'était prévu depuis le début. Nous le savions tous les deux. Personne n'en a parlé, mais ça plane au-dessus de notre tête depuis le début. Mon retour. Je regarde le visage endormi d'Ash. Que se passera-t-il quand je partirai ? Rien de bien, c'est sûr. De pire ? Mes mâchoires se serrent. Je dois rester. Sahan me prend la main.

- Sept jours, c'est déjà bien. On ne peut pas demander plus.

Le visage du Lion a reprit des couleurs depuis la torture. Il paraît calme dans son sommeil, mais ce n'est qu'une facette. Il a subit une violence incroyable. Il a peur pour moi, peur pour lui. Ils l'ont brisé. À l'intérieur, il hurle. Et moi, je ramasse les débris pour essayer de les recoller. Si je pars, ils ne se recolleront pas tout seul. J'ai besoin de temps. Le faire en sept jours ? C'est impossible. Le savent-ils ? Est-ce leur intention ?

Je secoue la tête. Je deviens paranoïaque. Mais je ne peux pas laisser Ash dans cet état. Et si je leur forçais la patte ? Après tout, on ne peut pas m'emmener de force ! Il faut que je parle à Akan. Sahan s'assied sur le lit. Ses yeux bruns m'observent avec quelque chose que je n'arrive pas à définir, un mélange de tristesse et de regret.

- Tu sais, ce serait peut-être pas plus mal de s'éloigner un peu. Prendre l'air. Peut-être que ça te ferait du b...

Il lève les mains et se recule.

- Oubli ! J'ai juste... déraillé.

Je me lève trop vite et ravale une grimace. Mes jambes me font de moins en moins mal et les soigneur affirment que bientôt je pourrais reprendre normalement mes activités, mais malgré des exercices quotidiens, je n'ai pas encore retrouvé leur ancienne puissance. Mon bras, quant à lui, va mieux, mais des petits éclats de la balle se sont fracturés à l'impact et l'un d'eux a touché un nerf et depuis, mon biceps tressaute tout seuls de temps en temps. Fascinant.

- Shari, Laaja et Kaïcha partent dans l'heure ! Annonce Lyo en entrant, un cousin d'Ash et accessoirement le fils d'Akan. Tu devrais aller leur dire adieux.

Je me tends. Quoi ? Si tôt ? La perspective de les voir pour la dernière fois maintenant me détruit brusquement. Je devais passer encore des jours avec elle ! J'aurais eu le temps de leur parler, de me préparer, de les...

- Shari ?

J'avale la douleur et me relève en essayant d'ignorer les cailloux qui roulent dans mon ventre. Maintenant. Elles partent maintenant. Elles s'en vont à jamais. Je n'entendrai pls jamais leur voix. La douleur me perfore les tripes. Je me tourne vers Sahan.

- Dit à Ash s'il se réveille que je suis dans la cour.

Sahan fait mine de bouger.

- Je t'accompagne.

Je l'arrête aussitôt.

- Non. Tu restes ici, pas question que tu me vois pleurer.

Ses yeux se baissent en silence, mais il hoche la tête et se rassoit. Je soupire. Je ne veux pas le mettre de côté, mais je n'ai envie de personne à mes côtés, là tout de suite. Lyo sort de la chambre et je le suis.

À l'extérieur, l'air chaud et lourd me surprend. Je m'ébroue. C'est mauvais signe, je me suis trop habituée à la température fraîche des chambres de soin.

Je cherche du regard un hélicoptère prêt à décoller, mais c'est dans la direction inverse que le Lion m'emmène, vers les voitures autour desquelles plusieurs Agents et petites filles Yacks aux mains graisseuses s'activent, des capacités développées très tôt qui leur seront cruciales dans les missions plus tard.

J'aperçois Kaïcha et Laaja à côté d'un quatre-quatre aux vitres teintés. Elles sont en pleine discussion avec le Hamu et Nathan, le petit frère de Lyo. Contrairement à Laaja, Kaïcha n'a pas de sac, elle a dû le laisser dans la voiture.

J'arrive par derrière et leur souffle dans le cou. Elles se retournent d'un bond.

- Vos réflexes demandent à être améliorés, je les pique avec un petit sourire.

- Tssss, les attaques cardiaques ça existe aussi à notre âge ! Grogne Kaïcha.

- Les maudit pas silencieux des Àlfars ne me manqueront pas, ça, c'est sûr ! Ronchonne Laaja.

Elles ont déjà été incluses dans la confession, depuis qu'elles sont rentrées de mission. Akan a considéré que de toute façon, elles en avaient déjà vues trop pour que ce soit ignoré. Elles ont dû jurer de ne rien dire et je le soupçonne de les faire surveiller les prochains mois, sans qu'elles s'en doutent. 

Elles ont promis de rien révéler à Kyle, Dyan, Ines, Takela et Randy en rentrant, Ash refusant catégoriquement toutes misent en relation des Àlfars avec eux. Elles avaient beaucoup protesté, surtout que ça impliquait d'annoncer ma mort et celle d'Ash à toute la famille, mais j'étais tout à fait d'accord avec le raisonnement d'Ash. Si j'avais pu tenir Laaja et Kaïcha hors de tout cela, je l'aurais fait sans hésiter.

Je me penche et lui donne une tape dans le dos.

- Tu as bien supporté les miens pendant quinze an, je dis en prenant soin de ne pas croiser son regard.

Elle détourne elle aussi la tête. La charge émotionnelle bloquée dans nos trop petits corps s'accumule entre nous. Je ne veux pas qu'elle parte. Je veux qu'elle reste avec moi ! Je ne veux pas qu'elle disparaisse de ma vie ! J'ai besoin d'elle, j'ai tellement besoin d'elle... tous nos fous rires, toutes nos colères, nos galères... toute notre vie passée chaque journée ensemble. Et elle doit s'éloigner de moi... à jamais.

- Hum.

- Laaja...

Elle me saute au cou et me serre fort dans ses bras. Je ressers mon étreinte. Mes lèvres se serrent, mais je la serre avec toute la force qui se précipite dans mes yeux. Plus elles resteront, plus elles courront le risque de mourir, comme nous. Elles doivent se protéger. Elles doivent partir. De n'importe quel angle on tourne le problème, il n'y a pas trente-six-mille solutions. Elles doivent partir. Ma gorge est étranglée. Les mots sont trop faibles pour exprimer ce qui creuse ce puits dans mon ventre. Elle serre les mâchoires, et je sais à cet instant combien c'est aussi dure pour elle.

- Je ne pourrais même pas t'écrire ? Elle chuchote dans mes cheveux.

Je tourne la tête, puis me dérobe à son regard. C'est difficile, vraiment difficile, de la laisser partir. De la pousser à partir, alors que tout mon corps s'accroche à elle comme s'il en était dépendant. Comme s'il faisait partie de moi.

- Non, tu n'en auras pas besoin, je gronde, parce que tu vas aimer Randy, retrouver les autres et vivre une nouvelle vie, une vie meilleure que tout ce qu'on a vécu, une vie où tu seras en sécurité ! Tu pourras manger tous les jours, je chuchote, tu n'auras pas peur pour les autres, tu pourras étudier, te reposer ! C'est tout ce qu'on a toujours rêvé, je souffle en lui prenant le visage dans les mains. Une vie sûre ! Tu n'auras même pas le temps de penser à moi !

Elle se force à sourire. Elle pince les lèvres et ses yeux sont hantés de tant de tristesse que je risque d'y être engloutis.

- Tu sais que tu ne peux pas m'y obliger...

Je la fixe. Non. Je l'espère juste, si fort que je pourrais même y croire. Je prends une inspiration.

- Tu vas y arriver. Tu sais ce qu'on se dit.

Elle ferme les yeux.

- Nous sommes plus fortes que ce qui nous attend. Mais...

Elle secoue la tête, de plus en plus fort. Elle va exploser. Je colle ma tête à la sienne. Je me force à respirer.

- Non, s'il te plaît. Ne rends pas ça plus difficile. Ne pense plus à moi. Oublie mon visage. Oublie nos vies ensemble.

Je recule, m'arrachant à elle comme à ma propre chair. Sa main retombe. Je fixe le sol, la gorge sèche, pour ne pas croiser son regard vert clair pétillant, si familiers que je pourrais me trancher les veines pour lui. Je vais vomir. Je me force à avaler ma nausée. Kaïcha nous prend chacun une main. Laaja et elle se donnent une brève et intense accolade. Elle serre les mâchoires.

Je fronce les sourcils. Une inquiétude étrange monte en moi. Kaïcha lui sourit, de ce sourire qu'elle ne réserve qu'à moi et Laaja. Elle relève la tête de cette dernière.

- Je penserais à toi chaque jour, elle dit. Sois courageuse, Randy et les autres ont besoin de toi. Les blessures cicatrisent toujours.

Je me redresse brusquement. L'absence de sac sur le dos de Kaïcha.... elle compte rester ! Je me penche brusquement en avant et la supplie de toutes mes forces, sans plus aucune fierté, sans plus aucune dignité face aux autres :

- Arrête ! Ne fais pas ça ! Je ferais tout pour que tu partes, Kaïcha, tout, dis-moi ! Je ferais tout, tout !

Elle abaisse les yeux sur moi et me touche le bras. Je me recule d'un coup, mon regard attaché au sien, si vaste, si profond, si vivant. Un regard qui pourrait s'éteindre en une seconde si... je frissonne. Je me retourne brusquement et affronte tous les yeux tournés sur nous.

- Je ne veux pas. Je m'y oppose. Je refuse ! Je hurle. Vous entendez tous ? Je refuse !

Akan soupire.

- Shari... il y a une raison pour laquelle tu as deux oreilles et seulement une bouche... tu dois vraiment arrêter de parler plus que d'écouter.

Kaïcha s'avance et plante ses pupilles dans les miennes, inflexible.

- Je reste, Sha. Je reste. Je ne veux pas de la vie qui m'attend si je retourne avec les autres.

Elle est folle. S'est-elle pris un coup sur la caboche au sauvetage ? Je lâche un rire délirant.

- Tu ne veux pas de la sécurité, tu ne veux pas de tous nos amis qui vous attendent ? Mais c'est... c'est... (mes yeux cherchent frénétiquement autour de moi les mots exacts à placer sur mes sentiments.)... tout ce dont on a jamais rêvé ! C'est PLUS que ce qu'on a jamais rêvé !

Ses yeux se plissent et elles se rapprochent jusqu'à avoir la tête presque collée à mon front.

- Tu me vois assise toute la journée ? Tu me vois dans une ville remplie de personnes qui pianotent sur des objets que je ne comprends même pas ? (Elle lâche un bruit moqueur.) Tu me vois avoir un diplôme ? Un job ? Ne comprends-tu pas que toutes nos croyances, tous nos rêves, nos espoirs, ils ont tous brûlés avec Braçalia ? Tout, tout, est remis à zéro dans ce monde. Et nous sommes des nouveaux-nés, des étrangers aux coutumes. Comment veux-tu que j'arrive à m'intégrer ? Comment veux-tu que j'aie envie de m'intégrer, alors que tu es là, que tu as besoin d'aide, que je peux te s...

Je la repousse violemment.

- Je n'ai pas besoin d'aide ! Je rugis en la fusillant du regard.

La chape d'un Lion que je soupçonne être Akan me force à reculer et je titube en arrière, détourne la tête. Akan croise les bras en me fixant d'un regard implacable.

- Je n'ai pas besoin d'aide, je répète en grondant tout en le fixant. (Je tourne la tête et envoie un regard noir à Kaïcha). Je suis entourée de personnes qui ont appris à se battre avant d'apprendre à compter, des personnes qui survivent à la traque constante des services secrets. Des personnes bien plus fortes que toi.

Kaïcha serre les dents et ses doigts se crispent. Je m'en veux, mais je m'en voudrais beaucoup plus si je contemplais ses cendres.

- Mais ils ne sont pas là pour TOI ! Nous trois, on s'est toujours protégés les unes et les autres. Maintenant, l'une de nous est menacée de mort à chaque instant. Laaja n'est peut-être plus de la partie, mais cela ne veut pas dire que je me laisserai être écartée aussi facilement. Je veux vivre cette vie, pas celle que tu veux me dessiner.

Je secoue la tête. Je suis en train de cauchemarder ! Il n'y a pas moyen que cela se passe réellement. La chaleur monte à mon cerveau. Je secoue plus fort la tête.

- Laaj...

- Laaja a une personne qui l'attend, de l'autre côté. Pas moi.

Une main se pose sur mon épaule et je bondis un mètre en arrière. Le Hamu Lion se tourne vers moi.

- C'est sa vie, ses choix. Ce n'est pas à toi de décider.

Je plisse les yeux. Un coup de poing s'enfonce dans mon ventre, comme une trahison silencieuse.

- Vous l'acceptez ? Vous acceptez qu'elle reste ? Je souffle, stupéfaite. C'est vous qui l'avez gardé enfermé ! Qui lui avait caché qui nous étions ! Comment pouvez-vous changer d'avis si vite ?

Le regard d'Akan coulisse sur Kaïcha.

- Elle a participé à la mission de manière utile. Elle sait qui nous sommes et veut rester. Nous pouvons la former pour devenir une Pupille. Beaucoup d'entre nous sont morts au Printemps, nous avons besoin de personnes capables

Il est sérieux ?

- Mais... (Je m'anime brusquement.) mais c'est une humaine sans formation, vous n'autorisez aucune humaine à rester dans les Pavillons ! Et ce serait la mettre en danger, vous seriez prêts à faire cela juste pour avoir une personne en plus ?

Akan s'adosse contre la voiture.

- Elle a déjà prouvé sa valeur et c'est elle qui décide de mettre sa propre vie en valeur. Elle a participé à une mission qu'elle a réussie et en est même ressorti (Je serre les mâchoires. Son ton dit clairement qu'il ne le pensait pas). Elle a des capacités. Nous l'accepterons comme apprentie Pupille pour la former à survivre parmi nous.

Je regarde Akan, puis Kaïcha, et mon nez se plisse.

- Vous en aviez déjà parlé... vous vous êtes mis d'accord avant !

Je recule et bute contre la voiture. Mon pouls s'emballe. Un complot ! C'est un complot !

- Écoute-la, me dit Laaja. Tu dois respecter sa décision si c'est ce qu'elle veut.

Je tourne la tête vers elle, choquée.

- Toi aussi, tu acceptes ? Mais tu ne vois pas que c'est une tombe ?! Tu donnes l'accord pour qu'elle se suicide ! Elle est au bord du vide. Si elle fait un pas de plus, elle tombe de la falaise, et ce vide, c'est nous !

- Non, rétorque Kaïcha en soutenant mon regard. Je ne tomberais pas, je volerais.

- Qui a doublé sa dose de morphine ?

Je fusille du regard Nathan.

- Et Kira, Candice, Alex...

- Mais ils ne sont pas en danger non plus ! Me coupe-t-elle, exaspérée. Tête de mule, tu ne comprends pas ? Que tu me l'ordonnes, que tu me frappes, que tu m'engueules, je m'en fous, je resterais quand même !

- Et c'est moi la tête de mule ?

Elle s'arrête, la bouche ouverte. Laaja me lâche. Kaïcha se jette contre moi. J'encaisse le coup.

- Merci, elle souffle. Merci !

Les autres semblent perdus. Je fronce les sourcils, la rejette et tourne les talons, mais je ne peux pas lutter contre sa volonté. Tout ce que je peux dire ne servira à rien si elle a décidé de rester.

Je serre les mâchoires. Mes dents se serrent plus fort.

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