Chapitre 18

Étoile de Buisson était le genre de cheffe qui aimait agir vite.
Et elle avait surtout un don inné pour le faire.

Si bien qu'une fois que la discussion avec Patte de Tige et Poussière de l'Aube fut terminée, la meneuse mit directement en application les décisions qui avaient été prises. L'après-midi même, la moitié des guerriers présents s'employaient à réaménager le camp provisoire, qui risquait de finalement devenir permanent. En l'absence de Nuit Noire, la lieutenante d'Étoile de Buisson, celle-ci avait désigner Poil de Frelon pour la remplacer, ce que tout le monde avait accepté. Même si Poussière de l'Aube avait vu d'un mauvais œil le fait que la cheffe et le lieutenant soient des chats foudroyants. Cependant, ceux-ci étant majoritairement présents, le raisonnement était plutôt logique.

Le soir même, des patrouilles avaient été envoyées vérifier que les environs étaient toujours sûrs, et d'autres ramenaient déjà du gibier. Tempête de Calme avait entendu dire que Patte de Tige s'était installée, avec Petit Saule et Pupille d'Anis, dans un coin du camp opposé à la litière de Poussière de l'Aube et Patte Tachetée, en attendant que les tanières des guerriers soient établies. Même si la guérisseuse se posait des questions sur la raison de cet étrange comportement, par respect, elle avait mis sa curiosité de côté. De toute façon, l'aménagement du campement allait sûrement être terminé le lendemain, et chacun aurait des tanières assignées.

Tempête de Calme non plus n'avait échappé à la fascinante organisation d'Étoile de Buisson, et avait passé l'après-midi à récolter plantes et baies avec Éclair de Griffe, en prévention d'éventuelles blessures ou maladies.

À la tombée de la nuit, la guérisseuse du Clan Tournoyant avait reçu l'ordre de se préparer à se rendre à la Cascade de Nuit le lendemain même. Pelage Clair, Fourrure du Lion et Serre de l'Aigle avaient été chargés d'accompagner les deux guérisseurs pour les protéger lors du trajet.

Tempête de Calme se retrouvait donc, sous l'obscurité du ciel nocturne caché par les épaisses branches des arbres de la forêt, à choisir quelques remèdes fortifiants à avaler pour le lendemain, ainsi qu'à trier les remèdes ramassés le jour même. Éclair de Griffe avait préféré lui laisser faire le travail, prétextant une lourde fatigue pour partir se coucher. La soigneuse blanche n'avait pas pris la peine de lui faire remarquer qu'elle était tout aussi épuisée que lui, sa patrouille de chasse du matin s'étant transformée en retrouvailles avec Patte de Tige et les autres.

Étalant avec concentration quelques graines près d'une souche d'arbre, Tempête de Calme ne remarqua pas tout de suite le félin qui s'approchait d'elle, et ne découvrit qu'à la dernière seconde qu'il s'agissait de Croc de Venin.
Son cœur fit un bond, et elle se tourna maladroitement vers lui, son organe vital battant anormalement vite.

Elle avait soigneusement évité son ami, à cause des doutes sur la nature des sentiments qu'elle éprouvait pour lui.
C'était vrai, après tout, malgré l'apocalypse, l'incendie, la menace des Refusés et tout le reste, elle ne devait pas moins oublier qu'elle était une guérisseuse.
Et la mission confiée par Étoile de Buisson le lui rappelait très bien.

Peut-être qu'une fois qu'elle aurait communiqué avec ses ancêtres, elle se rendrait compte que ces sentiments naissants n'étaient que futiles et imaginaires, et qu'elle devait s'impliquer à fond dans ses fonctions de soigneuse. Peut-être que son cœur réaliserait que les lois qui l'interdisaient d'avoir des relations amoureuses ne devaient pas être remises en question.

— Tu m'évites ou quoi ?, ricana Croc de Venin en s'approchant encore plus de la guérisseuse. On s'est même pas parlé aujourd'hui.

Tempête de Calme sourit bêtement, cherchant quelque chose à répondre.

— Bah alors, Tempête de Yeux-Bizarres, tu sais plus parler ?

Le surnom acheva de faire fondre le cœur de la soigneuse, qui sentit ses oreilles chauffer face à ce constat.

— Non, j'ai juste eu beaucoup à faire, Croc de Patte-Cassée, répondit-elle.

Peut-être qu'à cause des récents bouleversements qui changeaient son monde, certaines lois seraient abolies ?

— C'est vrai, tu vas à la Cascade de Nuit, demain, se rappela le matou. Tu devrais aller te reposer...

Cette petite attention fit sourire Tempête de Calme, qui raconta.

— Éclair de Griffe était, je cite, « trop fatigué », pour m'aider à trier les remèdes. Je vais bientôt me coucher, ne t'inquiète pas.

— Je ne m'inquiète pas, démentit Croc de Venin, je venais juste parce que j'ai quelque chose de très important à te confier.

Les yeux du guerrier se firent plus profonds, plus déterminés, et le souffle de la femelle se coupa quand leurs regards se croisèrent.
Elle déglutit, le pelage chauffant, et balbutia.

— Oui, tu peux tout me dire...

Ce regard passionné, ce rictus résigné...
Se pouvait-il que...?

Croc de Venin inspira un bon coup, et Tempête de Calme remarqua que ses moustaches tremblaient d'appréhension.

Se pouvait-il que les sentiments de la soigneuse soient réciproques ?

Parce que maintenant que Tempête de Calme était positionnée face à la vérité, elle était obligée d'accepter l'évidence : les sentiments qu'elle éprouvaient pour Croc de Venin n'étaient pas que naissants.

Ils étaient déjà adultes, bien développés, et bien réels.

— Je suis amoureux d'une femelle, avoua le matou dans un souffle. Je dois te le dire, à présent...

La guérisseuse le regarda avec emballement, attendant les mots qui changeraient la nature de leur relation.

— ... Coeur de Racine, confia le guerrier tigré avec un sourire timide. Je sais que c'est ta sœur, et j'espère que tu ne m'en voudras pas pour ça mais... je crois bien être tombé sous son charme, si inhabituel soit-il.

><~•••~><

— Tu m'as l'air fatiguée, tu es sûre que tu as bien pris tes herbes fortifiantes ?, questionna une fois de plus Éclair de Griffe.

Tempête de Calme souffla avec agacement.

— Oui, j'ai pris mes herbes. Que j'ai d'ailleurs préparées moi-même hier-soir, je te rappelle.

Mais si elle n'avait pas dormi de la nuit, ce n'était pas à cause de la tâche que son homologue guérisseur lui avait laissée.

La révélation de Croc de Venin lui était restée en travers de la gorge comme un morceau de viande mal mâché.
Elle n'avait d'abord pas véritablement réalisé ce qu'il voulait dire par « Coeur de Racine », et elle s'était contentée de déclarer qu'elle essaierait de pousser sa sœur dans les pattes de son ami.

... Avant de comprendre que ses propres sentiments allaient devoir être refoulés, cachés, piétinés, et oubliés.
Avant de comprendre que jamais il ne l'avait aimée, et que cette imagination qui par le passé l'avait poussée à croire qu'elle était l'élue d'une prophétie, l'avait encore une fois manipulée pour lui faire penser qu'elle était l'élue de ce cœur tant désiré.

Mais non, Croc de Venin préférait les cœurs de Racine.
L'humiliation ainsi que la peine avait serré le ventre de la soigneuse toute la nuit, et elle n'avait même pas réussi à pleurer. Avait-elle été préparée à un refus si brutal, à une trahison venant de sa propre sœur, sans même que celle-ci ne le sache ?
À peine la guérisseuse s'était-elle rendue compte de son véritable amour qu'il avait été éconduit.

Alors pour l'instant, elle ne souffrait qu'à moitié, ne se rendant pas vraiment compte. Mais au fond d'elle, elle ne doutait pas une seconde que la douleur allait s'amplifier, devenir plus présente, plus pressante, plus pesante.

— On est bientôt arrivé !, déclara Fourrure du Lion. J'aperçois la Cascade.

En effet, la patrouille chargée d'emmener les guérisseurs à la Cascade de Nuit, après s'être engagée dans les hauteurs du territoire foudroyant, avait longé la falaise recouverte de sapins pour se rendre au lieu sacré. La chute d'eau était déjà visible derrière les arbres, et les félins empruntèrent un petit chemin sinueux, étroitement collé à la roche, pour s'en approcher.

D'ici, le Grand Cratère était bien plus visible. La prairie tournoyante brûlée portait toujours les cicatrices de l'incendie que Patte de Tige avait décrites. Tempête de Calme n'avait plus revu son lieu de vie depuis le cataclysme, et apercevoir les champs qu'elle avait toujours connus réduits ainsi à l'état de cendre lui brisait le cœur. Encore plus que l'aveux de Croc de Venin.
Cette dernière pensée acheva de lui plomber le morale, et la soigneuse reporta son regard sur ce qu'il restait du Grand Saule.

À savoir, rien :
Quelques branches calcinées et une île à la terre noircie.

La blanche tigrée ne manqua pas de remarquer les minuscules silhouettes félines qui s'y déplaçaient.

D'ici, elle ne pouvait évidemment pas le vérifier, mais elle avait la certitude intérieure qu'il s'agissait des chats de la Grotte des Refusés. Elle ne détourna son regard de ceux qui avaient détruit le Grand Cratère que lorsqu'ils arrivèrent enfin à la grotte d'où sortait la Cascade de Nuit. Après avoir traversé le cours d'eau en sautant de rochers en rochers, le groupe de chat réalisa que le tunnel pour se rendre dans la cavité du lieu sacré était bouché par un éboulement de gros rochers.

Encore une conséquence de l'apocalypse.

— Que fait-on ?, interrogea Pelage de Menthe après avoir vérifié que les cailloux ne laissaient aucune brèche par laquelle se faufiler.

— On part ?, proposa Serre de l'Aigle. L'intérieur doit aussi être effondré.

Tempête de Calme rétorqua.

— On ne va pas abandonner si vite sans même avoir vérifié !

Elle foudroya le guerrier du regard, mais elle dut s'avouer qu'elle était plus en colère contre lui parce qu'il avait quitté Coeur de Racine que pour sa suggestion pessimiste. Et là encore, elle ne lui en voulait pas parce qu'il avait peut-être fait du mal à sa sœur, mais parce qu'il l'avait rendue célibataire.
Si celle-ci ne l'avait pas été, Croc de Venin aurait-il quand même eu des sentiments pour la grise ?

Tempête de Calme s'en voulut d'avoir un raisonnement aussi égoïste. Elle expliqua.

— Il existe un autre passage, que seul les guérisseurs connaissent, pour parer à ce genre d'éventualité.

Elle échangea un regard avec Éclair de Griffe, qui acquiesça, et ils emmenèrent les trois autres félins jusqu'au fond de la grotte, en marchant près de la rivière. Plus ils s'enfonçaient dans les ténèbres, moins ils ne voyaient. Ils trouvèrent tout de même un petit tunnel toujours accessible tout au fond de la cavité, et y entrèrent en file.

Après un temps de marche d'une durée incertaine, les chats arrivèrent enfin dans la caverne ronde éclairée par quelques cristaux bleus et blancs.

En son centre, le Saule de Cristal, l'ultime moyen de communiquer avec le Clan Nocturne, s'élevait.

Ou plutôt, il gisait pathétiquement, effondré en un tas de poussières semblables aux cendres du territoire tournoyant.


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