Lorsqu'Aube s'assit, les yeux presque aussi lourds de larmes que mon cœur de culpabilité, Elly décida que cet instant émouvant devait laisser place aux présentations.
- Bon, toussota-t-elle tout en essuyant ses joues humides. Hum, Kenfu, je te présente Daniel.
Elle pointa le jeune homme brun qui tenait le bébé entre ses bras, et ce dernier m'adressa un sourire éclatant.
- Ce bébé dans ses bras, poursuivit ma tante, c'est Rose. C'est la fille de Aube et de Daniel.
Je battis des paupières, perplexe :
- Quoi ? Attendez, quel âge... ?
- Elle a cinq mois, déclara fièrement la jeune mère d'une voix fluette.
- Aube, s'exaspéra Aurore, il demandait ton âge.
- Aube a le même âge que toi, Kenfu, me sourit Elly, qui s'était finalement décidée à me tutoyer. Tout comme Aurore et Zénith.
J'écarquillai les yeux :
- Ils sont... ?!
- Oui, approuva-t-elle. Ils sont des triplets -enfin, pas exactement. Aurore est l'aînée d'une heure de Zénith. Aube, quant à elle, est née sur le fil six longues heures après. Après minuit. Le six décembre.
Cette fois-ci, mon cœur manqua un battement et je crus bien faire un arrêt cardiaque. Le six décembre.
- Mais c'est mon anniversaire ?! m'étranglai-je, sous le choc.
Elly eut un sourire coquin :
- Eh oui. Toi et Aube êtes nés le même jour, à la même heure, au même endroit... Peut-être même à la même minute. Ce qui expliquerait votre connexion magique.
Tandis que je me remettais doucement de cette révélation, ma tante changea de position et passa une main maladroite dans ses cheveux :
- Ta mère ne te l'avais pas dit ?
Je baissai le menton, les dents serrées. Comment leur dire ? Les choses n'avaient pas été aussi simples.
- Tu sais, souffla Elly, un sourire ému aux lèvres, du temps où elle habitait ici avec moi et ton père, Julie était ma meilleure amie. Je pensais qu'elle t'aurait parlé de moi.
Je fronçai les sourcils et lâchai sans réfléchir :
- Impossible, le meilleur ami de ma mère était Jack.
À l'instant même où les mots quittèrent ma bouche, tous les regards se redressèrent et Elly écarquilla même les yeux, la poitrine comprimée :
- Tu... Tu connais Jack ?! Le Lynx ?!
Je battis des paupières et dévisageai un à un mes cousins. L'espoir qui venait soudain de naître au fond de leurs yeux me donnait déjà envie de pleurer, rien qu'à l'idée de devoir leur annoncer que Jack n'était plus qu'un cadavre enterré sur l'Île d'Eleya parmi tant d'autres.
Pris d'une quinte de toux, je parvins tout ce de même à articuler :
- Jack le Lynx, oui. Il était parti avec Bort explorer le monde, c'est ce qu'il m'avait dit. Vous le connaissiez bien ?
- C'est notre père, lâcha Aurore, à son tour au bord des larmes.
J'eus grande peine à ne pas éclater de rire. Voilà qui était encore plus farfelu. Jack, le Lynx, le meilleur ami de ma mère, qui était probablement le seul Erkaïn des Mondes à aimer une créature du même sexe, était le père des triplets ? Le père de Aube ? Mon oncle ? Bien sûr. Et bientôt l'on me dirait que c'était moi qui mettrai Sinna enceinte huit ans plus tard.
Mais ils s'aperçurent de mon hilarité, et Elly reprit, plus sérieuse que jamais :
- Je suis tombée très amoureuse de Jack lorsqu'il était ici. Cela n'a été que l'histoire d'une nuit. Je pense qu'il m'aimait aussi, mais il a dû partir avec Bort. Il voulait découvrir le monde.
Je passais doucement mes mains sur mon visage, appuyait sur mes paupières. Le feu qui dormait dans la cheminée face à moi me donnait soudain très chaud, et l'atmosphère végétale, presque tropicale de l'endroit n'arrangeait rien. J'essuyai mes paumes moites sur le canapé de cuir, ce qui aida un peu à étancher mes mains. Mais la panique, elle, demeurait toujours.
- Elly, croassai-je, en proie à une détresse probablement plus qu'évidente. Jack était amoureux de ma mère quand il est arrivé avec elle. Et... et après, quand il est parti avec Bort, je ne crois pas que c'était simplement pour explorer le monde.
Je ne réfléchissais plus. Les mots coulaient sur ma langue, et tout prenait sens. Des choses si évidentes, que je me sentis stupide de n'avoir su identifier plus tôt. L'exaspération, la frustration de devoir les exposer moi-même à cette pauvre famille que je venais tout juste de rencontrer faisaient tressauter mes phalanges et accéléraient mes battements de cœur. Je voulais m'en aller. Je ne voulais pas voir la douleur sur leur visage quand je le leur dirais.
- Accouche, siffla Aurore, dont la langue de serpent me fouetta la peau.
- Je pense que Jack et Bort ont fuit, déclarai-je, tourmenté. Ils ont fuit parce qu'ils s'aimaient. Et que tout le monde, moi y compris, pensent que cela ne peut pas exister. Je crois qu'en fait on nous oblige à le croire. Pour une raison que j'ignore, en fait. Et je ne suis pas désolé de vous annoncer ça, parce qu'il était hors de question que je le garde pour moi.
Le silence tomba dur sur le plancher, étala sur le tapis le sang d'une image d'un père idéalisé et d'un amour imaginé.
- Il m'avait promis qu'il reviendrait, murmura Elly, qui laissa les larmes rouler sur ses joues ridées. Où est il, désormais ?
- Il est mort, tonnai-je, le cœur lourd et les voies respiratoires gorgées de pierres. Lui et Bort sont morts dans la même bataille que mon père. Ils étaient des soldats dans l'armée de l'air. Ils étaient parmi les meilleurs et sont morts en héros.
Je savais pertinemment qu'ils n'en avaient rien à faire. Moi aussi, à vrai dire ; le Lynx était tout de même mort, et héros ou pas, cela n'enlevait rien de la souffrance causée par sa perte. Mais le dire avait au moins le mérite de me faire sentir moins coupable.
Je ne pus en dire plus. Elly quitta la pièce et grimpa à l'étage, suivie de près par ses trois enfants, ainsi que de Rose, attrapée par sa mère en chemin. Ne resta dans le salon que Daniel, George, Jeane, Sinna et moi. Menton et regard baissé sur mes pieds, je ne savais que dire. La colère cheminait jusqu'à ma voix, prête à déclarer au monde que je n'y étais pour rien, mais qu'encore une fois l'infustice frappante me forçait à endosser le rôle du bourreau.
Je me laissai tomber sur le dossier, et les quatre autres n'en dirent mot. Comme toujours. Ils ne disaient jamais rien. À croire que les Dieux les avaient fait taire, souhaitant préserver ma douleur le plus longtemps possible.
Je battis des paupières et chassai les larmes. Je ne savais plus que penser de tout cela. De tous ces secrets que j'apprenai et révélai de la pire manière qui soit. Désormais, j'espérai simplement qu'il n'y en ait pas d'autres en réserve.
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