Chapitre 62 : Les crocs de la réalité (Corrigé)

Décrire les évènements de la veille relevait d'un défi que je n'étais pas de taille à affronter. Les mots ne venaient pas, se blottissaient derrière d'épais remparts, où seule la réalité avait accès. Je savais que ma mère parviendrait à s'y frayer un chemin et découvrirait la terrible vérité, celle où j'avais échoué. Et cela n'était que faible mot face à ce qu'il s'était réellement passé.

Si j'avais cru être nerveux de passer ces examens, je m'étais lourdement fourvoyé. Attendre Julie, figé en une statue de glace aux pieds de l'école fut bien pire. Le simple fait de respirer m'était extrêmement difficile. Sans parler d'avaler ma salive ; les tremblements ne cessaient de me secouer, ce qui rendait la chose quasi impossible. La conversation de dimanche avait été oubliée ; aucune Prophétie, aucun Dons, aucune supposée vérité ne me sortirait de ces sables dans lesquels je m'étais empêtré presque de mon plein gré.

Un gémissement m'échappa, parvint à se frayer un chemin entre mes poumons comprimés. Je jetai un bref regard aux alentours, le cœur battant, ne craignant qu'une seule chose ; que la silhouette de Julie se distingue sur le trottoir. J'écarquillai les yeux lorsqu'un mouvement attira mon attention ; je retins mon souffle, les doigts crispés sur la fermeture de mon veston, et fixai le point en question.

Le soulagement qui m'envahit fut sans égal ; il s'agissait de deux passants qui prenaient probablement le chemin de la navette, situé quelques mètres derrière moi. Je roulai des épaules pour me réchauffer, un pauvre sourire aux lèvres. Bien que je savais l'arrivée de ma mère imminente, gagner quelques minutes supplémentaires n'étaient pas de refus. Je savais qu'affronter sa déception serait plus dur encore que de rater les examens.

-Tu attends depuis longtemps ? s'amusa une voix.

Je fis volte-face, les yeux ronds, et l'envie me prit de pousser un hurlement et de prendre mes jambes à mon cou. Julie progressait dans ma direction, au bras de mon père. Je coulai un regard vers le fleuve, le souffle court, et envisageai d'y sauter pour espérer que la noyade soit moins douloureuse que cet instant.

-T'en as mis du temps... fis-je mine d'être agacé, les sourcils faussement froncés.

-Je suis passée chercher ton père au port, expliqua-t-elle en jetant un bref regard à ce dernier. Il revenait aujourd'hui. Il voulait être là pour les vacances.

Mais il semblait tout sauf heureux d'être là. Il me dévisageait, immobile, et seule la veine palpitante le long de sa mâchoire prouvait qu'il était encore en vie. Quant à moi, j'étais certain de ne plus l'être pour bien longtemps. Julie remarqua le semblant de sourire que je peinais à conserver et fronça les sourcils, toute joie envolée :

-Qu'est-ce que t'as encore fait...

Je déglutis lentement. Mon sourire fondait au milieu de ce givre dans lequel le reste de mon corps s'était figé. Le murmure du fleuve, les rares chants d'oiseaux s'en étaient envolés ; ne restaient que les battements fous de mon cœur, qui se livraient à une course effrénée aux côtés de l'angoisse et de la honte.

La totalité de mes muscles et de mes traits étaient comprimés, empêchant toute bouffée d'air d'atteindre mes poumons. Il me faudrait cracher le morceau si je voulais vivre. Ou je finirais par me tuer à me raidir de la sorte.

-J'ai... parvins-je à articuler d'une voix rauque, j'ai comme qui dirait eu un léger problème avec les examens...

Aïru ferma les yeux mais n'en retourna rien. Julie, à ses côtés, me foudroya du regard mais demeura parfaitement immobile. Qu'attendait-elle que je dise de plus ? La panique m'envahit et je ne pus que bredouiller quelques mots sans réel sens :

-Désolé... Je... C'est parce que... Tu vois..

-Tu te fous de moi ?! explosa-t-elle brutalement.

L'air s'envola, fut aspiré vers une contrée lointaine ; mon cœur souhaita l'accompagner une fraction de seconde, mais mon esprit terrifié le rattrapa à temps et il repartit de plus belle.

-Mais à quoi tu joues ?! tempêta-t-elle en claquant sa langue tel un fouet sur mon visage pétrifié. QUAND EST-CE QUE TU VAS PENSER UN PEU AUX AUTRES BORDEL ?! Ton échec n'impacte pas que toi !

Je jetai un bref regard à Aïru et haussai maladroitement les épaules, retrouvant un peu de ma hargne habituelle :

-Un peu, si... Lui il a tout le fric du monde et il te laissera pas sans rien...

-CA TU N'EN SAIS RIEN ! beugla-t-elle, alors que les larmes perlaient au coin de ses yeux écarquillés de colère.

Mon père ouvrit brutalement les paupières et fit un pas en arrière :

-Je ne crois pas que remettre ça sur...

-FERME LA !

Aïru comme moi nous figeâmes, les dents serrées. Nous savions qu'à cet instant précis, parler reviendrait à signer son arrêt de mort.

 -Je me suis démenée pour toi ! hurla-t-elle en pointant un doigt accusateur sur ma poitrine. Sacrifiée pour toi ! Je t'ai absolument tout donné ! Et tu vois ce que tu es devenu ?!

Son doigt fusa dans la direction de mon père :

-TU ES DEVENU COMME LUI ! Lâches et égoïstes comme vous êtes ! Vous prétendez vouloir prendre soin de vos proches, vous démenez pour les épauler, mais vous ne pensez qu'à vous ! A vous et à vos petites...

-C'EST FAUX ! m'époumonai-je, le regard brouillé de larmes. J'ai toujours été là ! Je ne t'ai jamais abandonnée ! Je n'ai jamais voulu aller à Enohria, je te signale, mais je l'ai fait pour toi ! Et je suis sûr qu'en plus de ça c'est Kaï qui a joué de ses relations pour m'y faire entrer ! JE NE MERITE PAS MA PLACE ICI MERDE ! Moi tout ce que je veux, c'est partir d'ici, loin de cette putain de Prophétie, de cette guerre, de ce Don, me trouver un boulot pour t'offrir une meilleure vie ! Mais ça, t'es pas capable de le comprendre ! Tout ce que tu fais, c'est coucher avec lui, ne pas faire d'efforts pour trouver un vrai travail ! Il nous a abandonné et toi, tu ne te relèves pas, alors ne prétends pas avoir tout essayé ! Tu as dépensé tout l'argent qui nous restait dans la drogue et l'alcool, ce n'est pas la même chose !

Je vis une larme rouler sur la joue d'Aïru. Il gardait les yeux baissés, coupable, tandis que Julie peinait à trouver ses mots, sous le choc.

-La vérité nous sauvera, hein ? raillai-je en réprimant un sanglot. Ben tiens, la voilà, ta vérité. Cette réalité que tu n'as jamais voulu accepter. Que j'ai toujours fait semblant de ne pas voir. J'ai toujours eu pitié de toi, c'est pour ça que je n'ai rien dit. Au fond j'ai cru que je comprenais ce que tu ressentais, que c'était normal. MAIS NON ! CE FOUTU GRAND MAÎTRE ETAIT TA SEULE RAISON DE VIVRE ! Et moi j'étais au second plan ! Tu m'as fait endurer TA souffrance !

-Tu ne crois pas un mot de ce que tu dis, murmura-t-elle, hoquetant sous les pleurs.

Elle recula d'un pas, anéantie, tandis que moi je les fixai tour à tour, hors d'haleine. Pour la première fois de ma vie, les choses étaient enfin claires. Ces sentiments que j'avais toujours refoulés, ce passé que j'avais toujours renié ; voilà qu'il était enfin exposé à la lumière. Je comprenais enfin d'où le monstre tirait sa puissance.

-J'ai toujours dit que c'était lui le seul responsable, croassai-je, le cœur serré par la douleur. Mais c'est faux et tu le sais aussi bien que moi. J'ai été abandonné par mes deux parents. J'ai hérité de leurs complexes, de leurs problèmes de vie. Vous êtes incapables de mener une existence normale. Vous n'arrêtez pas de vous faire du mal l'un à l'autre, parce que vous êtes à la fois des lâches mais fous amoureux l'un de l'autre. Et moi au milieu, je suis quoi ? Un pauvre gosse qui toute sa vie n'a vu que de la misère et les larmes de sa mère. Est-ce qu'une seule fois tu m'as emmené au parc jouer, pendant tout ce temps où tu n'étais pas fichue de trouver un travail ? Jamais. Tu m'as appris la haine, la colère, la vengeance, la rancune. Parce que c'était tout ce qu'il restait de toi. La seule chose positive dans ma vie c'était ces putains de tartines de miel. Mais encore une fois, ce n'était pas pour moi que tu les faisais. C'était papa qui les préparait. Tu t'es juste accroché à lui, alors je l'ai fait aussi inconsciemment.

Une grimace de haine naquit sur mon visage et je sentis mes traits se tordre sous la rage :

-REGARDEZ CE QUE VOUS AVEZ FAIT DE MOI ! JE SUIS UN MONSTRE, PUTAIN ! UN MONSTRE ! J'ai trop de colère, trop de rage, trop de douleur ! Incapable d'aimer après la vision que tu m'as donnée de l'amour ! Incapable de faire confiance après que toi, Aïru, tu sois parti sans aucune explication ! Incapable d'avoir la moindre estime de moi-même après avoir vécu autant de temps dans la misère et la ruine, après avoir vu ces gens me cracher dessus, mes propres parents détourner le regard à ma vue ! J'étais la source de tous vos malheurs, avouez le ! Le seul qui a peut-être pu m'aimer ici, c'est Aïru ! Il sait quelles erreurs il a commises. Il essaie du mieux qu'il peut de se racheter, même s'il reste un bel enfoiré. Mais toi, toi, maman, qu'est-ce que tu fais ? Tu retournes avec lui. Tu m'en veux parce que je ne suis pas heureux dans un endroit où tu m'as obligé à aller. Tu étais au courant pour la Prophétie. Tu as abandonné ton rôle de mère, tu m'as abandonné moi.

Je repris mon souffle, haletant, tandis que nous sanglotions tout trois. Le Dragon était déjà hors de sa cage. Je savais qu'il allait sortir, tuer de nouveau. La colère, la souffrance étaient trop grandes. Que pouvais-je y faire ? C'était inéluctable.

-En somme, tu m'as autant abandonné que lui, soufflai-je, un pauvre sourire aux lèvres. En somme, mes parents ont détruit ma vie.

Mes membres tremblaient. L'odeur de la Magie étreignit les particules d'air, souffla à mon instinct de partir loin. Mes jambes obéirent aussitôt. Je tournai les talons, m'engageai sur le trottoir glacé et dérapai au premier carrefour qui se présenta. 

Un pelage noir charbon s'étala sur mes membres, mon nez s'allongea et bientôt, ce fut un Panda-Roux difforme qui s'élançait à travers les rues. Je ne sentais plus mes pattes. La douleur était telle que mes poumons n'aspiraient plus d'air, coinçaient dans ma gorge des remontées de biles au goût métallique du sang. Le Dragon me dévorait les entrailles, m'empêchait d'hurler toute cette souffrance au monde, au ciel, aux passants, à mes propres oreilles sifflantes. Mes griffes crissèrent sur une plaque de verglas et je roulai sur le trottoir. Ma fourrure avait triplé de volume. Ma queue tirait sur ma colonne, accentua le sentiment d'oppression qui masquait ma vue, mes narines, ma bouche. 

Un spasme me prit, semblable à un râle, tandis que le monstre rugissait. Ses griffes m'entaillaient les poumons, l'œsophage, déchirait mon cœur. Il m'étouffait. Empêchait l'air de me donner ne serait-ce qu'un peu de vie.

Combien de temps avais-je mis pour comprendre la vérité ? De quoi était né mon Don ? Quinze longues années.

Les larmes me brûlèrent les joues, noyèrent mes yeux dans une profonde agonie qu'aucun mot n'était capable de décrire. Mais le monstre m'incendiait de l'intérieur, déclenchait des feux de souffrance sans que je ne puisse hurler cette douleur.

Le silence fut probablement le pire châtiment. Lorsque l'ensemble de mon monde de flammes et de chaos s'évapora, qu'il ne demeura qu'une profonde noirceur, seuls les derniers battements de mon cœur tonnèrent à travers ce néant. Avec eux dansaient une funeste mélodie, qui chantait l'essence même de la peur.

L'unique et véritable terreur.

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