Chapitre 2 : Lorne 1/3

Quelques heures à peine après être arrivée à Melbourne, au sud-est de l’Australie, Eloane se préparait à commencer le voyage d’une vie. Elle avait loué une chambre dans un hôtel, juste le temps de prendre une douche et d’utiliser la connexion Wi-Fi. Pas question de rester une nuit ici. Elle aimait l’architecture et l’art, mais n’était pas venue dans ce pays pour passer son temps dans des grandes villes et leurs musées. Elle voulait l’aventure et la liberté. Elle comptait parcourir autant que possible les étendues sauvages du continent.

Elle n’avait presque rien prévu, si ce n’était son point de départ et quelques noms d’endroits, notés pendant ses recherches sur le pays. Non, elle n’y allait pas à l’aveuglette non plus, elle n’était pas dénuée de tout bon sens. À dire vrai, c’était sa thérapeute qui lui avait recommandé, ou plutôt commandé, de pratiquer le lâcher-prise. Délester son esprit des contraintes et des plans. Tout ce qu’elle ne faisait jamais.

Parce qu’Eloane adorait les plans. Ils la rassuraient. Ils gardaient ses pensées concentrées sur un but pour lui éviter de s’égarer en eaux troubles. Elle n’était pas certaine que ne pas avoir tout planifié dans les moindres détails soit finalement moins stressant que de l’avoir fait. Elle ne savait même pas où elle dormirait ce soir. Pourquoi n’avait-elle pas écouté son intuition et tout préparé comme elle le faisait d’habitude ? Elle aurait au moins pu s’en servir de base, et décider de ce qu’elle allait en suivre sur le moment.

Eloane se rabroua pour éviter à son anxiété de prendre le dessus. Avant de partir de France, elle avait tout de même trouvé un moyen de locomotion. Un 4x4 Pajero plus vieux qu’elle, certes, mais équipé pour y vivre. Une rencontre était prévue d’ici une trentaine de minutes avec Jimmy et Natacha, le couple de vendeurs qui logeait non loin.

Eloane était peu dépensière et ses économies étaient assez conséquentes pour la faire subsister plusieurs mois sans avoir à se préoccuper d’argent. Aussi, elle ne se faisait aucun souci pour trouver un emploi quand elle en aurait besoin, car elle parlait parfaitement plusieurs langues, vivantes ou mortes, et avait travaillé dans toutes sortes de domaines, ce qui lui donnait beaucoup d’expérience pour quelqu’un de son âge. Donc, pas de problèmes côté financier. Tout irait pour le mieux. Oui, sa thérapeute lui avait aussi conseillé la pensée positive.

L’alarme de son téléphone sonna. Sortant de la salle de bain sur la pointe de ses pieds encore mouillés, elle l’éteignit d’un glissement de doigt. Le point de rendez-vous étant à dix minutes de marche, elle devait se dépêcher si elle voulait être à l’heure.

— Voilà l’engin, dit Jimmy en ouvrant le capot.

Il tendit la baguette de maintien et la cala sous la tôle.

Eloane y jeta un coup d’œil. Elle s’y connaissait un peu, pour avoir appris auprès des mécaniciens qui entretenaient les voitures des expéditions auxquelles elle avait participé. Tout semblait en ordre.

— J’imagine que quelque chose cloche, vu le prix. 

C’était l’un des véhicules les moins chers dans les annonces qu’elle avait trouvées. Le meilleur rapport qualité-prix, de loin, si les informations n’étaient pas tronquées.

Natacha, la vendeuse aux cheveux décolorés, fit la moue :

— Non. C’est juste qu’on s’y est pris tard et qu’on n’est pas les seuls à vendre. On a dû le baisser plusieurs fois déjà. Elle n’est plus toute jeune et elle a beaucoup de kilomètres, mais elle nous a emmenés partout sans problèmes.

— Si tu veux la conduire un peu, je te raconterai, dit Jimmy avec un grand sourire.

L’empressement se lisait dans les prunelles de Natacha.

Eloane se sentait mal à l’aise. C’était une impression bizarre qui la gênait, sans qu’elle ne puisse l’expliquer. Elle avait envie de refuser, mais ils paraissaient tous les deux sincères et elle n’osa pas leur dire non. Elle était là, alors tant qu’à faire. Le prix était trop intéressant pour passer l’occasion.

Quinze minutes plus tard, Eloane et Jimmy étaient de retour sur la place de stationnement. Natacha les avait attendus. Eloane en avait pris plein les oreilles. On pouvait dire que leur voyage avait été l’expérience d’une vie.

Rien qu’à voir leurs mines ravies et leurs yeux pétiller pendant qu’ils lui conseillaient des endroits à visiter, on sentait qu’ils avaient connu la meilleure période de leur existence. Pourtant, quelque chose gênait Eloane de plus en plus, sans qu’elle ne puisse mettre le doigt dessus.

Elle inspecta quand même l’intérieur du véhicule et son aménagement. Les sièges arrière avaient été retirés. Une structure en bois portait un lit deux places et offrait tout l’espace de rangement nécessaire. À la place du coffre se trouvait le coin cuisine, avec gazinière et stock de nourriture. Deux malles et une bâche sur le toit contenaient tout le matériel extérieur de routard.

— J’ai tout réorganisé, dit Natacha.

— Ça me plait beaucoup.

Elle n’aurait pas mieux fait.

— Voilà, dit Jimmy en posant sa main sur le capot. Tu sais tout. Elle nous laisse avec des souvenirs indélébiles. J’y penserai tous les jours. Si tu la veux, elle est à toi.

— Mais ne te sens pas obligée, ajouta Natacha. Il nous reste jusqu’à jeudi. C’est un peu stressant, mais ça va le faire.

Eloane hésitait. Elle sentait une oppression au niveau de son plexus solaire. Ses boyaux se mirent à se tordre, la persuadant qu’elle avait dû manger quelque chose de mauvais.

Les amoureux échangèrent un regard devant le doute dont Eloane faisait preuve, sans savoir qu’elle se retenait seulement de vomir. Jimmy assentit discrètement à la conversation muette avec sa compagne, avant de sourire à Eloane.

— Tu sais quoi, si on ne l’a pas vendue d’ici là, on te la donne. Tant pis pour l’argent. Tu n’as qu’à attendre deux jours ici. Si j’ai bien compris, ça tombe le jour de ton anniversaire, en plus. Ça sera un beau cadeau. Qu’est-ce que tu en dis ?

Eloane resta interloquée un moment et ils durent lui assurer plusieurs fois que ce n’était pas une blague.

Une voiture gratuite était une aubaine. Selon l’inspection faite, tout était en bon état et elle n’avait aucun problème pour rouler. Mais Eloane ne pouvait pas attendre. Il était tout bonnement impossible pour elle de passer ses vingt ans ici. C’était plus fort qu’elle, elle devait s’en aller, rejoindre la forêt. Répondre à l’appel qu’elle lui lançait.

— Je la prends maintenant.

Le visage de Natacha sembla se crisper un peu sous le choc. Ils furent étonnés qu’Eloane refuse l’opportunité et la pressèrent de reconsidérer l’offre, mais elle avait fait son choix.

Une fois tous les papiers réglés, Eloane souhaita aux tourtereaux un retour sain et sauf. Natacha fit un câlin à leur maison roulante depuis deux ans et rentra dans l’hôtel où ils logeaient sans un regard en arrière.

— Désolée, elle est émotive, dit le grand blond dans un au revoir de la main. Bonne route !

Eloane se trouva attendrie par ces amoureux. Ils étaient sublimes tous les deux. Elle souhaitait connaitre ça un jour, mais en attendant, elle devait se rencontrer elle-même.

Elle était rentrée à son hôtel pour charger la voiture, puis s’était rendue à pied en ville ouvrir un compte en banque et une ligne téléphonique. En fin de matinée, elle était déjà prête à partir pour l’aventure.

La Great Ocean Road avait été construite par les soldats australiens revenus de la Première Guerre mondiale. Entre Melbourne et Adelaïde, cette longue route en zigzag de 243 kilomètres, devenue commémorative, vous amenait le long de la côte et ses villages. Chaque année, huit millions de personnes visitaient les points de vue qu’elle offrait.

Un jour, alors que sa mère regardait un reportage qui en parlait, Eloane s’était retrouvée époustouflée devant la télévision. C’était même à ce moment-là qu’Hélène lui avait demandé :

— Pourquoi n’irais-tu pas voir ça par toi-même ?

Eloane avait ri sur le coup. Puis, devant le visage sérieux de sa mère, elle avait réfléchi. Pour finir, elle avait douté et s’en était pensée incapable. Voyager seule était sa hantise. Durant quelques mois, sa mère avait tenté de la convaincre que cela serait bon pour elle, mais sans trop de résultats. Un matin, cependant, une envie irrépressible s’était immiscée en elle. Et maintenant, le moment était venu.

La clé tourna dans le contact. Rien. Eloane fronça les sourcils. Bizarre. Elle réessaya plusieurs fois, sans succès. Elle tapa sur le volant sa frustration.

— C’est quoi ce délire ? dit-elle à voix haute.

Devant le capot ouvert, l’incrédulité fit place à la colère. Quelqu’un avait dérobé une pièce indispensable, qui rendait impossible le démarrage de la voiture. Elle ne pouvait rien y faire. Accablée, elle envoya un coup de pied rageur et puéril dans une des roues.

En perdition, elle appela sa mère. Il n’y avait qu’elle pour la réconforter dans ce moment de doute.

— N’attends pas, dit Hélène d’une intonation pressante. Prends le bus ou le train et vas-y. Tu reviendras pour la récupérer.

— Tu viens vraiment de me dire ça ? Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait à ma mère poule ?

Sa fausse voix effrayée fit éclater de rire Hélène, et elle la suivit, apaisée rien qu’à l’entendre.

— Je sais que je n’ai pas été la meilleure des mères. J’ai été surprotectrice avec toi et j’en suis désolée. Mais je t’ai poussé à partir, n’est-ce pas ? Alors maintenant, suis ton instinct.

— Tu as fait le meilleur travail qui soit, maman. Sans vouloir me jeter des fleurs.

Elles rirent à nouveau.

— Écoute, ma chérie, sincèrement, j’ai essayé de te donner les clés de la réussite comme j’ai pu. Tu as les qualités requises pour arriver au bout de ta quête, j’en suis persuadée. Fais-toi confiance.

On était reparti dans le spirituel. Eloane leva les yeux au ciel et raccrocha en promettant de continuer son chemin.

Dans les heures qui suivirent, elle fit remorquer le véhicule au plus proche garage, visita la police et contacta l’assurance. Heureusement qu’elle parlait l’anglais couramment.

Au début de la Great Ocean Road se trouvait le premier arrêt de son long voyage. Son point de départ vers l’inconnu. Un petit coin de paradis nommé Lorne. L’océan Austral lui faisait face et un immense parc national l’entourait. La vie sauvage y foisonnait. C’était l’endroit parfait pour Eloane.

Le mécanicien avait prédit une attente de plusieurs semaines pour recevoir la pièce. Eloane avait alors décidé que, jusqu’à pouvoir continuer sa route, elle irait dénicher un travail là-bas. Elle avait encore de quoi faire, mais vu le prix annoncé par le gérant du garage, mieux valait être précautionneuse. Dans tous les cas, elle était bloquée, alors autant ne pas rester à rien faire.

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