Chapitre 13
- Ah ! Enfin ! Mais qu'est-ce que vous faisiez dehors ?
Mel, Jonas et Lya sont déjà installés devant l'écran, un grand saladier de pop-corn encore tiède posé sur la table basse. Nous sommes attendus, semble-t-il.
- On a ramené des bûches... et nous avons regardé les étoiles. La nuit est magnifique.
C'est crédible : tous les trois me connaissent et savent que j'adore contempler le ciel dès que je le peux.
Nous posons les bûches près de la cheminée, enlevons nos blousons. Je fonctionne en mode automatique. C'est comme si j'étais lancé en direction d'un mur à toute vitesse, mais que rien ne pouvait m'arrêter. Plus exactement : que je ne voulais pas être arrêté.
Mel tend les bras vers nous en penchant la tête, ses longs cheveux dégoulinent en cascade sur ses épaules. Elle adresse un regard pétillant à son amoureux : cette fille est tellement tellement au-dessus du lot... comment ne pas craquer ? J'ai l'impression qu'un bloc de 10 tonnes vient de me tomber dans l'estomac. Ma gorge se serre. Finalement, les conséquences se font sentir plus rapidement que ce que j'avais imaginé.
Mais avais-je imaginé quoi que ce soit ? Non, évidemment. Et tant mieux. Sinon, rien ne serait arrivé. Stop ! Hors de question que j'y pense maintenant.
- Allez, venez ! On lance le film ! Tu viens près de moi, Babe ?
Je m'assois près de Lya, directement sur l'épais tapis de laine, adossé au canapé. J'aperçois du coin de l'œil Connor s'approcher de Mel assise à l'autre bout. Il s'accroupit à ses côtés, pose sa main sur son bras.
- Je crois que je vais plutôt dessiner. Je me mets sur le fauteuil juste à côté, pour être quand même avec vous. OK ?
Elle acquiesce d'un air boudeur mais l'attire à elle pour l'embrasser... un peu trop longuement à mon goût. Je suis jaloux de ma meilleure amie, et pourtant... Stop ! La séance va commencer.
Ce film est complètement décalé – à la fois glamour et hyper violent, avec une scénographie réglée au millimètre. En plus, tout est beau : les décors, les acteurs, les costumes... et la musique, non mais la musique !!!
Nous sommes dans la pénombre, au chaud : Lya est tout contre moi – nous partageons le même plaid, Jonas et Mel sont installés à chaque bout du canapé, et Connor est un peu en retrait, sur le fauteuil. Il a replié une jambe et posé la cheville sur son genou, pour y poser un carton à dessins. J'évite de regarder dans sa direction – mais les quelques fois où je ne peux résister, il est concentré sur sa feuille et ses doigts s'agitent doucement. J'aimerais bien savoir ce qu'il dessine.
Mon cerveau est en mode « feu d'artifice », et je n'arrive à me concentrer sur le film qu'en pointillés. La voix de Connor, nos baisers, ses doigts sur moi, ses yeux dans les miens, mes mains sur sa peau s'invitent dans le fil de l'histoire des deux amants de Vérone. Ce n'est pas très grave : je l'ai vu plusieurs fois déjà. Ma mère l'adore, nous avons le DVD à la maison. Je devais avoir 13 ou 14 ans quand elle m'a proposé de le voir. Alors, j'ai surtout été fasciné par la violence à la fois terrible et sublime qu'il incarne : la violence des sentiments qu'éprouvent Roméo et Juliette, qui ne leur laisse pas le choix de leur destin ; la violence qui découle de la haine entre ces deux familles ; la violence des liens qui unissent ou désunissent les membres d'une même famille ; la violence d'une société étranglée par les conventions... Je trouve ça absolument génial et magnifique. Dans cette histoire, la violence peut être aussi destructrice et meurtrière qu'elle fait naître les sentiments les plus absolus. On espère toujours que Roméo recevra la lettre du prêtre, et que le pire n'arrivera pas. On espère toujours que Juliette retrouve conscience avant que Roméo ne boive le poison, on espère toujours. Mais la réalité, c'est que la tragédie est inévitable. Dès cette première scène, juste incroyable à la station essence.
Bon, ils finissent encore par mourir cette fois-ci. C'est toujours super émouvant : ça non plus ça ne change pas.
Nous éteignons la télé.
Je réalise que la soirée se termine. C'est l'heure d'aller se coucher ? Connor et Mel, ensemble dans la chambre, là, maintenant ? Impossible. Je ne me résigne pas à l'idée de le voir disparaître maintenant – surtout pour aller partager le lit de quelqu'un d'autre – de Mel, en fait.
- Qui veut boire quelque chose ?
C'était une bonne idée : on se retrouve autour du feu, une tasse de lait chaud à la cannelle ou un verre à la main. Je me suis servi un verre de vin blanc, que je sirote à petites gorgées. J'aime la fraîcheur et les arômes d'agrumes du vin dans ma bouche.
Lya consulte la météo du lendemain sur son téléphone :
- Demain, c'est journée ski les amis ! annonce-t-elle triomphalement. Ils prévoient un grand soleil, mais attention, avec des températures à -7/-8°C. On sort les moumoutes !
- On skie tous ensemble, hein ? Connor, tu viens avec nous : monter, ce n'est pas difficile, il faut juste s'assoir, et puis si tu n'arrives pas à descendre, et ben... tu t'allonges bien droit sur tes skis, on te pousse fort et ça devrait le faire ! C'est même toi qui arriveras le premier en bas.
Nous rions évidemment : Jonas est très satisfait de sa blague et tape sur l'épaule de Connor avec une grimace. Je le remercie intérieurement d'avoir évoqué ce point, ça m'a évité de le faire.
- Oui, bien-sûr, et en plus je ne doute pas que vous vous battrez pour avoir le privilège de me pousser », rétorque Connor d'un ton moqueur.
- La solidarité, Connor, tu te souviens ? On est tous avec toi !
Nouveaux éclats de rire. Nos regards se croisent durant une ou deux secondes, son sourire se transforme et devient plus personnel, le mien sans doute aussi. Une onde de chaleur me traverse.
- Mais arrêtez de vous acharner, vous êtes trop trop méchants !! Mel attire Connor contre elle et l'enlace, comme pour le protéger.
- Je suis fort, je vais m'en sortir ! réplique-t-il dramatiquement. Il pose ses lèvres sur la joue de Mel et se dégage de son étreinte doucement. Puis, il se tourne vers moi :
- Et si tu nous jouais quelque chose ?
Connor veut faire s'éterniser le temps lui aussi, apparemment. Je n'hésite pas une seconde :
- Ouais, je suis partant ! Je vais chercher ma guitare.
Tandis que je me lève, Mel remarque :
- Mais vous n'êtes pas crevés, tous les deux ? Déjà la nuit dernière, vous vous êtes couchés super tard ! Vous n'allez pas tenir sur les skis demain !
- C'est juste un moment, histoire de finir cette soirée en douceur !
- Moi, je monte, je suis claquée... Salut les amis ! Bonne nuit ! » Lya m'envoie un baiser accompagné d'un clin d'œil en se dirigeant vers les escaliers.
Je reviens avec ma guitare et m'installe en tailleur sur le tapis, adossé au canapé.
- Leonard Cohen, ça vous va ?
L'approbation est générale, et même enthousiaste. Tant mieux, j'adore l'atmosphère souvent mélancolique et sobre de ses chansons, sa voix grave qui semble sortir des profondeurs de l'obscurité.
Je commence avec Suzanne. Ce soir, ils me laissent chanter : ma voix prend des tonalités rauques et veloutées qui s'harmonisent avec les mélodies de Cohen. Je sens leur regard peser sur moi : je meurs d'envie de savoir ce qu'il y a dans celui de Connor, mais je n'ose pas tourner mes yeux vers lui, alors je me concentre sur les flammes qui dansent et je m'évade, loin, dans le pays de Leonard et de ses chansons. Seul.
La dernière note résonne, je lève la tête vers mon public ravi. Mon regard se pose sur Connor, d'abord. Avant tout. Il m'adresse un grand sourire, avec des yeux qui ont l'air de vouloir m'engloutir. Comment réussit-il à faire ça ?
Mel et Jonas aussi ont apprécié ce morceau, apparemment. Je manque de modestie : je sais qu'ils kiffent ma voix et mes talents de musicien.
- Tu chantes super bien, Sam. Je suis impressionné !
Connor hoche la tête en haussant les sourcils pour appuyer son propos. Sa dernière remarque n'est pas anodine, bien-sûr – c'est ce qui a permis que tout commence – ou parte en cacahuète, selon les points de vue. Je retiens un sourire, ravi que nous parvenions à nous dire des choses à l'insu des autres.
- C'est clair ! Tu es vraiment doué ! Cette voix... ça faisait longtemps qu'on ne l'avait pas entendue, dis donc ! Mmmmh, quelque chose est en train de se passer on dirait...
Jonas ne croit pas si bien dire. Ou bien si, en fait. Il me connaît. Il sent bien que les lignes sont en train de bouger, de trembler. Une sorte d'onde dans l'atmosphère, ou je ne sais pas. C'est pénible, je n'ai jamais rien pu lui cacher bien longtemps. Ou alors, c'est que je suis vraiment, vraiment trop transparent. Ça me gonfle.
Je ne veux pas me tourner vers lui pour savoir. J'entame un second morceau : Dance me to the end of love. Cette fois, les autres m'accompagnent au chant. Tant mieux, je passe plus inaperçu.
- Cette fois, je crois qu'il est l'heure ! annonce Mel à la fin du morceau. Elle se lève en s'étirant. « C'était super chouette, Sam ! Tu es trop fort ! Je vais m'endormir comme un bébé ! ». Jonas l'imite. Et Connor aussi. Mais je ne lui en veux pas. Il ne peut pas vraiment faire autrement. Nous ne le pouvons pas.
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