3. Conseils
À bout de souffle, Ali et Joline Edorien parvinrent à l'Auberge des Trois-Rois. Bien qu'ils n'aient pas été suivis après leur discrète fuite, les deux jeunes gens n'avaient pu s'empêcher de courir. Joline avait réussi le tour de force – malgré son souffle qui s'épuisait – à maugréer contre son père durant tout le trajet. Ali l'avait notamment entendu se plaindre de manque de considération et de reconnaissance, des concepts qu'il ne saisissait pas.
Ali apercevait une lueur poindre derrière les toits de chaumes et de pailles des Faubourgs. Heureusement, songea-t-il, ainsi Maîtresse Noura serait déjà levée ; Il avait besoin de conseils. La tavernière restait la plus instruite et la mieux informée de tous les habitants du quartier. Bien qu'elle ne parlât que rarement de son passé, Ali le pensait obscur ; elle avait dû beaucoup voyager, rencontrer de nombreuses personnes et visiter l'entier des Cinq Royaumes.
Le jeune homme proposa à Joline de prendre une chambre et de l'y atteindre. De son côté, il rentrerait en vitesse chez lui afin de s'enquérir de l'état de Cidonie. S'il avait toute confiance en Mani, il ne pouvait pas rester sans nouvelles, c'était trop dur. De plus, il se demandait comment son frère avait fini par ramener le père de Joline alors qu'il était censé quérir un guérisseur. Joline protesta en arguant que c'était trop dangereux, son père savait se montrer insistant et convaincant quand il s'agissait de sa fille.
— Nous y retournerons plus tard. Père ne va pas musarder toute la journée dans ce quartier et l'état de ta sœur n'a sûrement pas changé. Prenons une chambre, mais à ton nom. Il ne faut en aucun cas que le mien soit prononcé dans cette gargote ou inscrit dans un registre, sinon Père le découvrira aussitôt.
Ali grimaça, et accepta. Cette femme allait le faire tourner en bourrique. Ne pouvait-elle pas une seule fois acquiescer sans discuter ? Joline avait besoin de lui, mais elle ne formulerait jamais de la sorte. Cependant, elle avait raison ; il pouvait bien attendre un peu.
— Jette ta veste ici, commanda le jeune homme en désignant une cagette du doigt. Elle est trop voyante pour ce bouge. Frotte tes cheveux avec un peu de terre et attache-les. Personne ne les laisse ainsi relâcher dans les Faubourgs. On te remarquera tout de suite s'ils sont propres et qu'ils sentent si bon la ...
Ali s'interrompit, le feu aux joues. Pour une fois, Joline obtempéra sans un mot.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans la taverne, elle ne put s'empêcher de plisser le nez.
— Cesse donc de faire ta grande Dame, susurra Ali.
De mauvaise grâce, il reconnût qu'il restait une vieille odeur de bière rance et de médiocre vinasse, mais il se garda bien de la dire à Joline. Moro, le costaud de l'auberge, avait comme chaque matin délaissé sa surveillance et s'évertuait à rendre l'endroit plus convenable. Il frottait avec vigueur le sol avec une serpillière jaunie par des années de fêtes. Il salua brièvement Ali – n'oubliant pas de faire remarquer que sa présence si tôt dans la journée l'étonnait – et poursuivit sa tâche, navigant entre les trois uniques clients que comptait la salle commune. Ali ne se surprit guère de voir Fétide endormi à une table, la main fermement accrochée à une chope à moitié vide. Il décida de la laisser tranquille, les soucis viendraient bien assez vite.
La tête haute et le port altier, Joline s'avança vers le comptoir où Maîtresse Noura s'appliquait à nettoyer chopines de terre cuite et autres récipients. Ali suivit d'un pas lourd.
Ne sait-elle donc pas se conduire comme un bouseux ? bougonna Ali à sa seule attention. Elle entre ici comme si elle était en terrain conquis.
— Bonjour, ma bonne Maîtresse, déclara Joline à la tenancière. Mon ami et moi souhaiterions prendre une chambre pour la journée et la nuit suivante. Une chambre... acceptable... dit-elle en balayant les lieux des yeux, son petit nez en trompette retroussé.
Si ses épaules ne dépassaient que péniblement du comptoir, Joline parvenait tout de même à regarder la tavernière de haut. Ali se précipita, connaissant la révulsion de la patronne pour l'arrogance et le mépris.
— Bonjour, jeune fille, répondit Maîtresse Noura d'une voix dure, son attention fixée sur sa vaisselle. Une chambre, n'est-ce pas ? Patientez un instant.
Sans un coup d'œil pour les deux jeunes, elle se retira dans les cuisines. Joline fulminait, les paumes à plat sur le comptoir.
— Sait-elle seulement à qui elle a à faire ? s'indigna-t-elle. Je m'en vais lui...
— L'objectif est justement qu'elle ne sache pas à qui elle a à faire. Maintenant, tais-toi, va t'asseoir à une table et ne te fais pas remarquer, pour changer.
Joline le foudroya du regard, les deux mains sur les hanches. Ali du rassembler tout son courage pour ne pas flancher face à ce torrent de glace et de feu. Finalement, la jeune fille baissa légèrement les épaules et partit s'installer dans un coin de la salle commune.
Plutôt fier de lui, Ali se retourna vers le comptoir. Maîtresse Noura était revenue et le dévisageait d'un étrange mélange d'amusement et de compassion.
— Te voilà dans de sales draps, mon cher Ali. Ahhh, beauté et sauvagerie ! Une combinaison certes agréable, mais synonyme de bien des soucis.
Ali fixa la tenancière en grattant sa tignasse. Avait-elle profité de son détour dans les cuisines pour vider un tonneau de vin ?
— Mais tu as toujours eu un goût prononcé pour les ennuis, poursuivit-elle, ce choix ne m'étonne donc guère.
Le jeune homme ne comprenait pas un traître mot à ses propos. Il se secoua, passa sur les divagations de la tavernière et aborda un sujet plus urgent.
— Maîtresse Noura, Cidi est très malade. Je ne sais pas ce qu'elle a, mais Jol... (Ali se reprit rapidement) mon amie dit que beaucoup de monde est touché dans les quartiers des Aigles et...
— La Tristesse ? demanda la tenancière avec vigueur. Quel drame, ta famille n'avait pas besoin de ça...
— Oui, J... mon amie affirme que ça s'appelle ainsi. Elle m'a aussi dit que c'est un mal incurable, mais je n'en crois pas un mot. Tu ne saurais pas quelque chose ?
Maîtresse Noura jeta un bref coup d'œil à Joline puis reporta son attention sur Ali.
— Comme beaucoup, je reste malheureusement ignorante. Je sais que seule la ville d'Arborburg est frappée et que ce mal touche en grande majorité les nobles, mais il semble se répandre dans les autres couches de la population. Pourquoi ? Personne ne peut l'expliquer. Les guérisseurs les plus habiles se penchent sur ce problème depuis des lunes, mais ils sont pour l'heure sans réponse. Leur unique solution consiste à éloigner les malades des personnes saines. Si cela fonctionne, l'effet reste limité. Chaque décade, un important nombre de nouveaux cas est constaté. Dans les Faubourgs, cela a commencé il y a quelques jours, mais les habitants ne connaissant pas ce mal et pensent qu'il s'agit d'une autre maladie.
Ali tapait du pied, il n'avait pas réclamé tout l'historique.
— Mais est-ce curable ? demanda-t-il vivement.
— Pour l'instant, je ne peux que te dire que tout le monde n'en meurt pas, mais à ma connaissance personne n'en a guéri.
Ali sentit une petite main lui presser l'épaule avec douceur. Sans un bruit, Joline s'était approchée. Un nœud dont il n'avait pas conscience se relâcha dans l'estomac d'Ali. Maîtresse Noura approuva Joline d'un léger geste de la tête et poursuivit d'un ton posé.
— D'autres peuvent avoir des réponses. Des gens qu'en ville l'on méprise, mais qui ont un grand pouvoir.
La main de Joline – toujours sur Ali – se contracta imperceptiblement.
— Les Protecteurs ? Vous songez à ces charlatans, n'est-ce pas, Maîtresse ?
Pour toute réaction, la tenancière hocha la tête.
— Vous n'y pensez pas ? demanda Joline d'une voix de plus en plus forte. Ces sorciers hérétiques ne détiennent aucun savoir. Leur unique pouvoir consiste à corrompre l'âme de jeunes gens égarés. Seul Culpar peut nous sauver !
— Il faut que j'aille les trouver, déclara Ali d'un ton ferme.
Il se retourna vers Joline et la fixa, sans ciller.
— Tu comprends, n'est-ce pas ? Même si ces fous ne pourront certainement pas m'aider, je dois tenter ma chance.
— Mais...
— Tu m'as dit toi-même que ta famille, une des plus pieuses de la ville, est impuissante. Je dois courir le risque, Joline.
Un silence de plomb tomba. Joline lança son fameux regard de glace à Ali qui mit un moment à saisir la raison de sa colère.
— Joline ? déclara lentement Noura en se tournant vers la jeune noble. Je ne sais pas si je devrais te le dire – car vos histoires ne me concernent pas – mais si tu ne veux pas qu'on te retrouve, je te conseille de gentiment déguerpir d'ici. Je connais un homme qui s'intéresse de près à ton cas. Et il ne va pas tarder à sortir de sa chambre pour prendre son déjeuner...
— L'homme à la veste rouge, s'écria Ali !
Joline, dont la respiration s'était accélérée, jeta un œil rapide sur l'escalier qui menait à l'étage.
— Oublie la chambre, déclara promptement Ali à la tavernière. Donne quelque chose à manger à Fétide quand il émergera et dis-lui de rentrer au plus vite à la maison.
Le jeune homme lança cinq pièces de bronze sur le comptoir.
— Explique-lui que je reviendrai le plus vite possible. Et que ... que je n'oublie pas Cidi.
Ali prit la main de Joline et se précipita vers la porte d'entrée.
— Fais attention à toi, Ali, crut-il entendre.
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