1. Les Faubourgs

Les cloches de la Repentance venaient de sonner, annonçant le début de la nuit. Dans toute la cité d'Arborburg, les fidèles du Dieu unique s'adonnèrent aux rites du soir. Dans toute la cité ? Certainement pas. À la taverne des Trois-Rois, au milieu des Faubourgs, les dés roulaient et la bière coulait à flots.

En cette froide soirée, les trois cheminées ronflaient bruyamment, dégageant une agréable chaleur dans toute l'auberge. Les hauts chandeliers suspendus diffusaient une lumière suffisante pour les parties de cartes, mais assez discrète pour des actes plus intimes. Sur une estrade de fortune, deux musiciens jouaient un air entraînant à l'oud et au violon, quelques filles dansaient allégrement sous les regards peu ou prou distingués des clients.

Pour une taverne située dans les Faubourgs, la réputation des Trois-Rois était bonne. Rares étaient les rixes, Maîtresse Noura y veillait. Comme disait un proverbe local : « mieux vaut une mort amère qu'une dispute avec la tenancière ».

La patronne était haute et sèche, avec une peau très parcheminée. Autant dire que son physique ne provoquait guère de craintes. Cependant, un seul de ses regards suffisait à faire rentrer un clébard dans sa niche, et la queue entre les jambes. De plus, Moro – le colosse qui gardait l'entrée – était doté d'un cou large comme une barrique et finissait de réduire aux silences les rares clients qui osaient outrepasser l'autorité de la tenancière. Ainsi allait la vie, dans la taverne des Trois-Rois, au fin fond des Faubourgs.

Non loin des deux troubadours, assis à une table ronde, un jeune homme secouait son cornet à dés.

Il me faut trois six, pensa-t-il avec ferveur, simplement trois six. Sur quatre dés, je n'en demande tout de même pas trop !

Il ferma les paupières un instant, se concentra sur le résultat et retourna le cornet sur le plateau : trois six !

— Quelle chance insolente ! beugla l'un des joueurs.

Ali explosa de rire. Il se pencha en avant, gratta d'un geste désinvolte sa tignasse noire et ramassa le tas de pièces de cuivre.

— Rien à voir avec la chance, mon ami. Le talent et la foi, voilà la douce combinaison.

— De la foi ? demanda un autre joueur en ouvrant de grands yeux, je remarque bien là ton humour douteux, Ali... Quand je t'verrais prier le Dieu Culpar, je promets de jamais remettre les pieds dans ce bouge.

— Ne fais pas de promesses que tu ne pourras pas tenir, Harold, il y a plus de chance que j'implore une chimère que tu ne délaisses ton pauvre gosier.

— Arf ! T'as peut-être bien raison, petit. Va donc me payer une bière. Tu me dois bien cela, tu m'dépouilles depuis le début de la soirée.

Ali s'assura de la présence de Félixtide, son solide frère ; s'il n'était pas capable d'aligner dix mots sans se mordre la langue, il était plus qu'utile en cas de grabuge.

— Tu peux toujours rêver, cher Harold, je n'ai pas assez de sous pour être charitable.

Bien qu'il ait amassé une petite somme durant la partie de dés, il était vrai qu'Ali devait faire attention. Depuis la mort de sa mère, il avait la charge – avec Mani – du reste de la famille. Ils s'étaient plutôt bien débrouillés, ces dernières années, mais rien n'était jamais acquis.

Après avoir salué les joueurs, il se leva et se dirigea vers le comptoir où s'abreuvait Félixtide. Il dégageait une odeur rance et acide, comme à son habitude ; ses frères le surnommaient Fétide. Accroché à sa pinte, aussi solide que les poutres de l'auberge, il ne quittait pas des yeux un inconnu. L'homme portait une belle veste ocre – un vêtement rare dans les Faubourgs – sur laquelle brillait un insigne représentant un cerf d'or. Une épée recourbée finement ouvragée reposait à ses côtés, sur un tabouret.

— Suis-le discrètement jusque chez lui, Fétide. Et rejoins-moi à la maison.

— D'accord.

Ali se retourna alors vers la tavernière qu'il interpella d'une main.

— Ma bonne Noura, voici pour nos consommations de la soirée, dit-il en lançant quelques piécettes de cuivre.

La tenancière les étala sur le comptoir et les pesa rapidement. Une fois son dû en sécurité dans sa bourse, elle suivit le regard insistant de Félixtide et agrippa Ali par l'épaule ; malgré des bras secs et ridés, elle avait la main ferme.

— Pas d'esclandre chez moi, Ali !

— Que vas-tu donc t'imaginer, je respecte beaucoup ta gargote. Nous ferons affaire à l'extérieur.

— Traite encore une seule fois mon établissement de gargote et tu mangeras de la soupe durant des décades. Je te préviens, l'homme que ton frère guette autant discrètement qu'une armée en campagne a pris une chambre ici. Et ramène Félixtide avec toi, je ne veux pas te le rapporter demain dans une brouette, dit-elle tandis que l'intéressé finissait une nouvelle chopine comme si c'était la première.

Devant le regard de la patronne, Ali ravala sa réplique et hocha la tête. Il fit un signe à son frère et tous deux se levèrent.

— Une dernière chose, jeune homme, je pense qu'il serait grand temps de trouver une occupation plus convenable que piller mes clients aux dés et élaborer de sombres magouilles.

En guise de réponse, Ali grimaça et quitta les lieux, Fétide à sa suite.

Dans la ruelle, un vent à décorner les bœufs accueillit les deux frères. Ali releva sa capuche et prit la direction de la maison.

— On va rien faire à l'aristo ? demanda Félixtide. L'a rien à faire dans notre quartier.

— Tu as entendu Noura, il dort à l'auberge. Et tu connais la règle non ?

— Jamais la famille et les amis... récita-t-il. Mais l'es pas notre ami.

— Noura oui, expliqua patiemment Ali.

Les deux frères franchirent l'unique pont de bois des Faubourgs qui traversait l'Erinas. Les eaux du fleuve, plongées dans le noir, s'écoulaient en direction de la ville. De nombreuses lumières éclairaient les habitations de pierre des quartiers riches nichés au sommet des falaises qui entouraient Arborburg, la cité de l'Arbre. Ali jeta un coup d'œil par-dessus les toits. Il aperçut les fines et blanches tours du château qui – illuminées par la lune – tutoyaient les étoiles. Puis, il reporta son regard sur le chemin de terre battue afin d'éviter de se vautrer dans la gadoue.

Fétide lui balança alors un puissant coup de coude. L'avertissement se voulait discret, mais faillit flanquer Ali dans une pile de cageots accolée à une étale.

— Là, un autre riche, s'exclama-t-il en désignant un petit homme de son gros doigt. Bien d'la chance, ce soir !

Ali plissa les yeux pour le distinguer plus en détail. Il portait un habit semblable à la veste de l'individu qui logeait aux Trois-Rois.

— Allons-y ! chuchota Ali.

Il sortit un coutelas de l'intérieur de sa chemise et – à pas feutrés – se précipita à la suite de sa proie. Fétide, d'un naturel moins discret, resta à distance, conformément au plan ; les frères avaient eu des années pour mettre au point leurs stratégies d'approches. Ali volait entre les trous du chemin, évitant les flaques de boue et d'urine. Il fallait à tout prix que le moindre bruit alerte sa future victime. Il filait à pas de loup, longeant les murs des taudis de torchis et de bois, esquivant aisément cagettes, détritus ou autres débris.

La cible s'engagea dans une petite ruelle. Ali devait se presser, car elle ne tarderait pas à arriver sur l'artère principale de Faubourgs, une rue très fréquentée, même à cette heure avancée.

Faites qu'il se vautre, pensa-t-il avec ardeur. Faites qu'il s'encouble dans une caisse !

Alors qu'il imaginait sa proie avec les deux pieds dans une cagette, le miracle se produisit. Elle trébucha et s'écrasa piteusement sur le sol boueux. Ali pressa le pas et se lança avec souplesse sur sa victime. À califourchon sur son dos, il plaqua une main sur les longs cheveux noirs et maintint la tête dans la fange. L'homme remuait avec fougue tandis qu'Ali apposait son coutelas entre ses omoplates.

— Tiens-toi tranquille et je te libérerai. Chance pour une malchance, je n'en veux qu'à ta bourse.

L'homme gargouilla dans la boue, tentant de dégager son visage. Ali ne souhaitait pas sa mort, mais il devait attendre Fétide. Si sa victime se montrait récalcitrante, il aurait besoin de la force de son frère. Une puanteur différente – plus acide et âcre que celle qui infestait habituellement les Faubourgs – lui parvint alors aux narines.

Enfin !

Ali leva la tête et aperçut son frère à l'autre bout de la ruelle. Il soufflait comme un bœuf, une main sur ses côtes.

— Tu en as mis du temps, lui reprocha Ali.

— J'devais faire le tour pour couper la retraite, expliqua Fétide entre deux râles, comme tu dis toujours d'faire.

— Oui, mais tu pouvais tout de même ...

Tel un cheval enragé, l'homme se cabra soudain et parvint à désarçonner son agresseur. Ali décolla et atterrit dans la gadoue, sur le dos. Le souffle coupé, il redressa la tête tant bien que mal et resta sans voix. L'homme était une femme ! Enfin, plutôt une jeune fille qui toisait Ali avec des yeux bleus à faire geler un flambeau. Malgré sa petite taille, elle semblait dominer le trio ; une aura de grâce – aucunement entachée par la crasse qui maculait son vêtement – émanait d'elle.

— Pour qui te prends-tu, vaurien ?

Ali se releva prestement et évalua la situation. Personne en vue hormis Fétide et sa victime. Le jeune homme se secoua et avança d'un bon pas vers la fille.

— Désolé, l'aristo, mais on ne quitte jamais les Faubourgs si bien aguichée. Donne-moi ton argent et...

— Tu crois m'intimider ? coupa-t-elle en agrémentant son impolitesse d'un haussement de sourcil. Je suis Joline Edorien, Héritière-Gardienne de la Maison Edorien. Mon Père est Jalbert Edorien, membre influent des Repentis et Général des Censeurs !

Si cette déferlante de titre et de rang était censée faire grand effet sur ses agresseurs, Joline dut vite déchanter. Félixtide la fixait bêtement en haussant les épaules alors qu'Ali ricanait en annonçant d'une voix pompeuse :

— Alixtide, Seigneur des Bas-Fonds et héritier de la Maison Pièce-de-Bronze, à votre service, ma Dame. Et voici Félixtide, Grand Colonel des armées de boues et d'urines, mon fidèle second.

Le regard vide, Fétide les dévisageait tour à tour en grattant son menton anguleux.

— Vous n'êtes pas dénué d'humour, Seigneur des Bas-Fonds, déclara la Dame avec un sourire. Si vous cherchez de l'argent, je peux peut-être vous aider. Je dois avoir une pièce d'or dans ma bourse, cachez-moi pendant quelques jours et je vous promets le double.

Ne jamais faire confiance aux nobles, se dit Ali. Mais deux pièces d'or ! Voilà qui valait la peine de prendre quelques risques.

— Suivez-moi, ma Dame, je vais vous présentermon palace. 

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