Épilogue

Une légère brise pénétrait par la fenêtre ovale qui laissait entrer les chants des oiseaux et des criquets. Krrkippaal ajusta le coussin qui – malgré les années – rendait son fauteuil relativement confortable. Une pipe – un présent de Maître Pit – reposait sur le bord du bureau. Il s'en s'échappait de douces volutes de fumée et elle exaltait l'odeur musquée et herbacée typique des épices prisées par le marchand. Le lézard n'avait pas touché au bol rempli de vers blancs et de phasmes que lui avait apporté son épouse ; son estomac – fragilisé par les années – refusait d'absorber une trop grande quantité de nourriture. Heureusement, il n'avait jamais été gourmand, même durant son périple en territoire humain où la perversion régnait en maître.

Il saisit une plume qu'il trempa dans son encrier. Dans quelques instants, il poserait le point final sur son œuvre magistrale, ses chroniques. Voilà des lunes qu'il griffonnait mots et phrases, jamais convaincu, mais toujours déterminé. Se replonger dans ce douloureux voyage avait ravivé des souvenirs pénibles.

Tandis qu'il se penchait sur sa liasse de parchemin, la porte s'ouvrit. Fissure pénétra dans la pièce, une tasse fumante sur un plateau. Elle s'approcha, disposa le breuvage sur une petite table qui jouxtait le bureau et serra d'une main douce sur l'épaule de son époux.

— Il faudra un jour que tu acceptes d'achever ton œuvre. Elle restera imparfaite, toujours. Dois-tu y mourir dessus.

Krrkippaal déposa un regard débordant de tendresse sur le visage ridé de sa femme. Aujourd'hui encore, après cent cinquante années de vie commune, il se demandait pourquoi les dieux lui avaient accordé une telle faveur. « Le plus compliqué est d'aimer, pas d'être aimé », disait-on à Yashcheritsa. Si Krrkippaal chérissait la sagesse proverbiale des Îles Sèches, voilà dicton un qu'il ne saisissait pas.

Fissure déposa un baiser sur sa joue et quitta la pièce. Krrkippaal laissa un moment son esprit dériver et repensa à l'aventure épique durant laquelle ils s'étaient recroisés et apprivoisés, des années après leur première tortueuse rencontre. Après ce doux moment de quiétude mignard, il reporta son attention sur son ouvrage et secoua la tête.

Elle a raison, songea le lézard, il faut y mettre un terme.

Il replongea – avec une vigueur qui avait déserté son corps depuis longtemps – sa plume dans l'encrier. Tel un bourreau tranchant un cou, il rédigea les derniers mots quand le visage de Mirette s'imposa à son esprit. Une larme se mêla au point final de son œuvre.

« Si un jour je devais revenir en arrière, le ferais-je ? Saurais-je éviter une mort innocente ? Oserais-je une nouvelle fois défier le temps et les dieux ? La sagesse d'aujourd'hui parviendrait-elle à prendre le dessus sur l'instinct, ou sur la couardise ?

Lors de ce premier voyage, j'ai appris de nombreuses choses, la plus importante est la suivante : les hommes sont de véritables fléaux, autant destructeurs pour eux-mêmes que pour le monde qui s'est hasardé à les accueillir. Ce constat étant acté, je me dois de me poser une question, directement liée : suis-je vraiment différent ? Ma propre postérité valait-elle le prix à payer ? Car la postérité, comme la conscience, ne s'achète pas et ne dort jamais. »

Rencontre avec soi-même, extrait de « Les Repentirsd'un lézard », Krrkippaal

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