1. La morgue de New Tren
La première chose que Laura fit en arrivant à New Tren, troisième ville du pays, fut d'aller se jucher sur le toit translucide de la morgue. C'était un endroit célèbre dans la profession, le fruit de la pensée macabre d'un architecte un peu fêlé, qui s'était dit qu'ouvrir la boucherie médicale au regard des passants était une forme de transgression éducative.
On racontait que dans la première mouture du projet, le dallage qui surplombait les tables d'autopsie, situées au sous-sol, était totalement transparent, permettant d'observer chaque détail des cadavres béants. La bienséance — et accessoirement la protection du secret médical — avaient adouci ce voyeurisme en substituant du verre dépoli à la clarté initiale. On devinait désormais des taches argentées, blanchâtres et rouges à la place des corps et de leurs chirurgiens mortuaires. Cela restait étrangement choquant, même pour un médecin légiste.
Tout en arpentant cette couverture imparfaite, assez épaisse pour supporter le poids des curieux, Laura se sentait à la fois scandalisée et hilare. Elle ne put s'empêcher de songer à son état d'esprit lorsqu'elle serait en-dessous et qu'elle devinerait l'ombre d'un visiteur perturbant son travail.
En réalité, la morgue n'était pas sur le chemin principal qui menait à l'institut criminalistique : elle était décalée sur la gauche, au fond de la cour, et derrière une haie de cyprès. Il fallait la chercher pour la trouver, mais quatre ans après son inauguration, les guides alternatifs de New Tren, sur papier comme en ligne, la renseignaient à leurs amateurs de sensations originales. Laura était plus ou moins sûre que le projet n'avait vu le jour que parce que l'architecte avait le bras long, fils de l'un ou l'autre, à moins qu'il n'ait été suffisamment riche pour graisser les bonnes pattes. Les bureaucrates qui avaient signé ne viendraient sans doute jamais admirer le résultat de leurs errements.
À la pénombre qui régnait sous ses pieds, la nouvelle venue devina qu'il n'y avait personne dans la morgue, mais cela ne la gênait pas de prendre la mesure des lieux en solitaire. Aussi regagna-t-elle l'allée principale pour rejoindre l'entrée de l'institut et ses portes automatiques qui chuintèrent pour l'accueillir.
Après un bref passage par le comptoir d'accueil, elle patienta dans le hall, jusqu'au moment où la sonnerie de l'ascenseur annonça l'arrivée de son hôte et nouveau patron, Ed Sullivan. C'était un ancien biologiste d'une bonne cinquantaine d'années, les lunettes rondes et les cheveux gris, qui avait délaissé les scènes de crime, puis son microscope, pour intégrer les rangs de la bureaucratie. À la tête de l'Institut Criminalistique de New Tren depuis neuf ans, il avait vu grossir son effectif de manière exponentielle au fur et à mesure que les problèmes de la ville s'aggravaient. C'était le paradoxe classique des métiers liés au crime : plus il était florissant, et plus il y avait de travail.
Tout ça, et bien d'autres choses encore, Laura l'avait lu dans le dossier préparatoire qui lui avait été fourni pour préparer sa mission. Photos, biographies succinctes, éléments de contexte. Elle avait mémorisé une partie, pas toujours la plus utile sans doute, mais elle pouvait se permettre quelques imprécisions.
Sullivan gratifia Laura d'une poignée de main un peu molle puis la précéda dans l'escalier qui descendait à la morgue. Apparemment, les ascenseurs se perdaient dans un autre secteur des caves. A la manière dont il cherchait les interrupteurs, la jeune femme devina que son guide ne se rendait jamais dans les profondeurs de la bâtisse. Le légiste résident devait jouir d'une certaine tranquillité, maître absolu dans son antre. Mais ce temps était révolu. La montée en flèche de la violence à New Tren nécessitait la présence d'un second charcutier et Laura était prête à jouer du scalpel.
Les néons s'allumèrent un à un dans un bourdonnement tranquille.
— Voilà, dit simplement Sullivan.
Une rangée de frigos, trois tables d'autopsie, des armoires en fer gris, banal.
Sans pouvoir s'en empêcher, Laura leva les yeux vers les dalles de verre dépoli, y cherchant le ciel. Sullivan suivit son regard et poussa un soupir contraint, signe qu'il n'appréciait qu'à moitié l'excentricité architecturale.
— Ils ne voient rien, précisa-t-il.
— Tant mieux.
Elle déposa son imperméable sur le dossier d'une chaise, face à une table presque vide. C'était un trench coat couleur bouton d'or, une sorte de talisman qu'elle emportait chaque fois qu'elle devait quitter Murmay pour une mission en déplacement. Elle remarqua qu'il était un peu boueux le long de l'ourlet et se souvint des circonstances de sa dernière sortie, d'un marécage près de Saffron, d'un crépuscule humide et d'une chasse à l'homme qui s'était terminée parmi les alligators. Elle n'avait pas été mordue.
Le bureau voisin était encombré de documents et on devinait l'espace qu'occupait normalement un ordinateur portable, absent pour l'heure. Il y en avait un troisième, contre un mur, où trônait un PC antique, qui devait vrombir comme un avion au décollage. Laura se félicita d'avoir sa propre machine.
« Les bureaux sont par là », annonça son hôte en se dirigeant vers le fond de la pièce et l'ouverture sombre d'un couloir qui jouissait d'un véritable plafond.
Laura reprit son manteau et le suivit. Une lumière plus étudiée révéla un petit cul de sac aux murs gris. La première porte donnait sur les sanitaires et Sullivan ne s'attarda pas. Il avait l'air de n'avoir aucune idée d'où il se trouvait et de ce qu'il découvrirait. La seconde pièce s'ouvrit sur un bureau manifestement occupé, aux étagères chargées de livres et de dossiers, avec une élégante table de travail en bois noir, qui n'aurait pas dépareillé chez un avocat ou un médecin des vivants. Sullivan referma la porte avant que Laura ait pu examiner les lieux en détail, mais ce n'était que partie remise : son nouveau collègue ne fermait manifestement pas son bureau à clé. Ils débouchèrent ensuite dans la réserve et ses mille fournitures, soigneusement rangées et étiquetées, gants et rames de papier, punaises et tubes à essai, fil à suture, post-it et piles pour dictaphone. Enfin vint la quatrième et dernière pièce, le futur bureau de Laura.
Sullivan demeura paralysé sur le seuil, la bouche entrouverte de stupeur.
— Je vois qu'on m'attend avec impatience, remarqua la jeune femme, d'un ton léger.
Elle plaisantait mais il y avait du vrai, là-dessous : on n'aurait pu lui passer message plus clair. La pièce était dans un désordre indescriptible, un mélange de bric et de broc qui, sous un examen plus minutieux, s'avéra être d'anciennes archives. Il y avait là des dossiers papiers, des relevés de terrain, des radiographies, des listings sortis d'ordinateurs préhistoriques, des disquettes de format obsolète, des cassettes de dictaphone et de caméscope, des bandes magnétiques et des négatifs de photos, des formulaires poussiéreux, mais aussi des pots à pétri et quelques éprouvettes bouchées dont le contenu paraissait fossilisé.
— Je pense... qu'on peut tout jeter, murmura finalement Sullivan. Il doit y avoir des copies sur le réseau.
— C'est à espérer, répondit Laura avec une pointe d'ironie.
Elle s'accroupit pour ouvrir une caisse et découvrit un crâne humain, un vrai. Sullivan avait battu en retraite dans le couloir.
— Je vais envoyer une équipe de la maintenance, ça devrait être fait d'ici ce soir.
— Vous ne préférez pas attendre qu'Ubis nous donne son accord ?
— Si vous voulez.
Le résident était manifestement hostile à son arrivée, autant ne pas empirer les choses. D'ordinaire, arrondir les angles n'était pas dans son tempérament — elle était plutôt du genre à s'imposer sans se soucier des retombées — mais dans le cas présent, elle devait s'efforcer d'entrer dans les bonnes grâces de son collègue. Elle était venue pour lui et se le mettre à dos ralentirait immanquablement la résolution de sa mission.
— Je lui en parlerai, offrit-elle.
Sullivan acquiesça, soulagé. Ils regagnèrent la lumière du jour gris qui perlait au travers du plafond de la morgue.
— Le docteur Ubis devrait arriver dans la journée. Je suppose que c'est sa matinée de récupération. Je ne suis pas très au fait des horaires de chacun, j'en suis navré.
Il n'avait pas à l'être, vu sa position.
— Si vous voulez, je peux trouver quelqu'un pour vous faire visiter. La cafétéria, les secrétariats, le service informatique, la lingerie...
— Ne vous en faites pas, je vais me débrouiller.
Elle préférait de loin explorer l'institut par elle-même, ce serait plus riche en enseignements divers. Dans l'immédiat, cependant, elle avait l'intention de prendre ses marques dans la morgue. Elle s'approcha d'une armoire vitrée où étaient suspendus les tabliers. A voir le format, le médecin résident devait avoir une taille respectable. Elle l'avait déjà vu sur plusieurs photos, mais on ne pouvait juger de la stature de quelqu'un à partir de son portrait.
— Vous pouvez l'attendre, si vous voulez... souffla Sullivan, qui avait déjà gagné la sortie.
— Une morgue est une morgue. Je crois que je m'en sortirai.
— Bien sûr.
Et il disparut. Le système de fermeture automatique de la porte claqua et Laura suivit le rythme de ses pas dans les escaliers. Elle se demanda si elle le reverrait jamais. Peut-être en fin de mission, si elle avait des conclusions problématiques à lui communiquer. Mais ces réflexions étaient prématurées.
Seule dans le grand espace à ciel ouvert, elle résista à l'envie de commencer une petite enquête pour en apprendre plus sur son futur collègue... Ouvrir un vestiaire et en inspecter le contenu, regarder les schémas de taches sur les tabliers sales roulés en boule dans les bacs à linge (elle avait des théories intéressantes à ce sujet), analyser la décoration murale dans le couloir, fouiller le bureau de son nouveau collègue (un peu extrême pour un premier jour, peut-être), allumer l'ordinateur de la salle centrale pour voir les icônes, le nom farfelu du disque dur, chercher des notes écrites et improviser un diagnostic graphologique complexe... Elle sourit de sa propre frivolité. Le résident apparaîtrait bien assez tôt et elle pourrait faire sa connaissance. C'était plus pragmatique.
Il restait à voir comment Ubis accueillerait son arrivée. Elle avait rencontré bien des praticiens de cette spécialité sinistre, depuis le vieux professeur Albert Schwartz, un scientifique rigoureux et détaché, son mentor à l'université de Fernbridge, jusqu'à ces jeunes imbéciles qui se délectent du cadavre et passent leur temps à impressionner leurs amis et partenaires avec des détails vomitifs (pour finalement avoir un malaise sur le terrain).
Mais dans l'immédiat, elle se dirigea vers les armoires frigorifiques, parée à officier. Les cadavres, eux, ne se plaindraient de toute façon pas de son irruption dans une routine bien rodée.
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