VOLUME 1 : La dialectique des ombres chinoises.


Ils allumèrent leur première cigarette de la journée. Il était une heure du matin. Ils ne fumaient pas parce qu'ils aimaient particulièrement ça, d'ailleurs, ça leur arrivait parfois de tousser quand ils prenaient des bouffées trop importantes ; ils ne fumaient pas non plus parce que le reste de leur lycée le faisait et qu'ainsi, c'était facile d'accéder aux discussions les plus intéressantes en soirées. D'ailleurs, ils n'allaient pas en soirée ; trucs de mouton, que c'était.

Non, ils fumaient parce que tous les grands peintres et les grands écrivains fumaient. Comme si la cigarette possédait cette propriété magique qui exaltait le génie humain. On n'avait jamais vu Gainsbourg sans sa clope au bec et pour deux adolescents qui abhorraient la musique contemporaine, c'était le modèle à suivre par excellence.

Alors certes, lui ne peignait que des trucs qui ressemblaient vaguement à d'autres trucs, et elle n'écrivait que des choses qui rappelaient certaines choses, mais l'intention artistique était là. Et puis, la cigarette aussi, était là. Et si le tabac entrait dans la partie, alors ce n'était plus qu'une question de temps avant que les trucs deviennent des tableaux et les choses deviennent des mots.

La première cigarette de la journée – bien qu'on était en plein milieu de la nuit, mais généralement, ils ne chipotaient pas sur ces détails-là – était pour tout fumeur qui se respecte la plus importante. C'était à ce moment-là qu'on prenait notre première bouffée d'oxygène tout-sauf-oxygène et qu'on se donnait la motivation de vivre jusqu'à la tombée de la nuit suivante. Parce que si on prenait le temps d'allumer cette foutue clope, alors on aurait l'envie d'en allumer une autre, un peu plus tard dans la matinée, puis à midi, et plusieurs dans l'après-midi. Sans qu'on s'en rende vraiment compte, on se retrouvait à mettre le feu à la dernière cigarette, celle avant de se coucher et là, on se disait « J'ai tenu une nouvelle journée ».

Mais cette réflexion sur la cigarette, ils ne l'eurent jamais vraiment parce que personne à part le narrateur frustré d'une histoire qu'il aurait aimé vivre prend le temps de s'attarder sur des détails aussi futiles. Personne ne prend le temps de faire l'analyse du rituel quotidien de l'allumage d'une cigarette : on l'allume, on la fume et on arrête d'emmerder le monde.

Eux, ils se passèrent plutôt le briquet et elle la première, tourna la tête vers la fenêtre de sa petite chambre d'adolescente pour recracher la fumée.

— Dix contre un, déclara-t-elle.

— Deux contre un, répondit-il.

Il n'y avait aucune conversation préalable. Aucune indication que l'on aurait loupée et qui justifierait ces répliques ; on débarquait dans leur monde incompréhensible et ils ne donnaient aucun matériau pour nous aider à le comprendre.

— D'accord, lui accorda-t-il en lui rendant son briquet. Dix contre un.


Si on avait essayé de saisir leur jeu, il aurait fallu remonter jusqu'aux racines de leur relation, ce jour où, à neuf ans, il avait volontairement roulé avec son vélo aux roues boueuses sur son écharpe blanche, déclarant qu'il pariait un Euro qu'elle n'oserait pas le frapper pour ça. Elle, qui était rodée aux paris pour avoir tant vu son père traîner au PMU du village lui répliqua que si elle le faisait, il devait lui donner dix Euros. À l'âge où l'on se persuade que les filles sont faibles et que les garçons sont les seuls qui peuvent faire mal, il avait ricané.

Du coup, elle l'avait frappé. C'était logique en soit, il avait maculé son écharpe blanche et il avait voulu s'amuser avec de l'argent. Il s'était mordu la lèvre sous le coup et avait pissé le sang, quelque chose d'incroyablement plaisant à regarder. Elle avait réclamé ses dix Euros, il n'en avait que deux, récupérés dans le porte-monnaie de sa mère pour aller acheter en cachette un paquet de cartes Pokémon à la brocante du dimanche. Deux Euros, lui avait-il dit, allez, deux Euros contre un Euro de proposé au départ, c'est déjà bien. Il avait même ramassé l'écharpe blanche, qui s'était tâchée de sang au moment où elle était passée sous la lèvre meurtrie. Dix, n'avait-elle pas démordu, dix Euros contre un Euro de proposé au départ, c'est la différence juste pour payer la lessive que ma mère va utiliser. Elle parlait comme une grande, elle faisait sa belle du haut de ses neuf ans à utiliser des mots que la maîtresse lui apprenait et à se préoccuper de la lessive comme sa mère. Déjà, il avait senti qu'elle était rudement intelligente, même si à cet âge-là, il ne se l'était pas vraiment dit, il avait pensé qu'elle était une piailleuse et qu'elle l'emmerdait. OK, avait-il accepté en maugréant, dix contre un. Mais j'ai pas dix Euros. Elle lui ordonne d'aller les chercher et qu'elle attendait ici, et que pour être sûr qu'il revienne, elle gardait son vélo.


Dix contre un, deux contre un, c'était de là que ça venait. Et ça leur arrivait de le lâcher ainsi, au milieu d'une conversation, d'un silence ou d'un discours de personne importante. Pour rien. Pour se rappeler. Comment en étaient-ils arrivés là ? À cause du dix contre un. Ça n'avait même pas de sens, et si un parieur invétéré surprenait ces mots, il rigolerait en leur expliquant qu'ils n'avaient rien compris, les gamins, que c'était pas comme ça qu'on pesait l'argent, surtout pas dans les paris.

Au fond, on s'en fichait pas mal de ce que les parieurs pensaient d'eux, car la plupart du temps, les parieurs restaient dans leurs bars à dépenser leur fric piqué à leur famille et qu'eux n'allaient pas dans les bars. Pourquoi s'imaginait-on toujours à ce que les gens penseraient des autres gens dans une situation donnée ? Pourquoi avoir laissé les mots divaguer comme ça et pourquoi personne n'a dit : hop, hop, hop, on s'éloigne, revenons-en aux deux bobos, voulez vous ?

Ces deux bobos, ils fumaient la fenêtre ouverte à une heure du matin. Parce qu'on a souvent l'habitude de placer un décor pour satisfaire le lecteur qui veut faire fonctionner son imagination, sans pour autant avoir la liberté (ou la frustration) de tout devoir imaginer, on devra dire que c'était une nuit d'été et que la maison était endormie. On devra aussi dire que depuis ce jour où le vélo rencontra l'écharpe, ils n'avaient pas bougé et leur petit village de la Creuse était toujours un petit village de la Creuse. Mis à part que certains vieux étaient morts et que deux ou trois familles limogeaudes étaient venues chercher du calme au milieu de nulle part.

Mais on divague, on digresse toujours ; c'est facile de se concentrer sur la Creuse pour éviter de parler de deux adolescents qui fument dans leur coin. Il faut parler des adolescents qui fument ; les adolescents qui fument sont le futur des fumeurs, chose dont on ne se préoccupe pas assez.

— Je crois que je suis malade, l'informa-t-elle.

— Maintenant que tu le dis, t'as le nez tout rouge, à moins que... ah non, désolé, c'est juste un bouton.

Elle lui écrasa sa cigarette encore allumée sur l'avant-bras.

— Aïe, espèce de salope, se plaignit-il.

— Tu sais que je suis très complexée par mes boutons.

Il ne releva pas sa phrase d'une remarque cynique ou d'un sourire narquois, il se contenta de masser son bras endolori. Ce n'était pas la première fois qu'elle faisait ça ; devait-il s'en inquiéter ? Allait-elle devenir une sociopathe qui prenait plaisir au malheur des gens ? Ça ne l'étonnerait même pas. Depuis qu'elle l'avait frappé pour avoir sali son écharpe, il n'y avait pas eu un jour où il ne s'était pas pris n'était-ce qu'une petite claque derrière la tête. Violente ou passionnée ? Définitivement violente.

— Pourquoi tu te crois malade, dis-tout à Tonton.

—J'ai froid, je tremble, je vomis, j'ai mal à la tête, au ventre, je claque souvent des dents.

— Mmh, intéressant.

— Tu penses que c'est quoi ? demanda-t-elle, à la fois méfiante et inquiète.

— Ebola.

— T'es con.

Elle eut un long soupir et tira à nouveau sur la cigarette, désormais à moitié consumée. C'était étrange comme relation, parce que les deux savaient pertinemment qu'ils ne pouvaient attendre un quelconque sérieux dans leurs conversations. Et pourtant, ils abordaient toujours des sujets lourds, espérant recevoir pour une fois une véritable réponse. Si vous vouliez l'avis des personnes les connaissant, c'est-à-dire personne à part ce narrateur qui les observe pour combler ses journées, ils le faisaient surtout pour voir quel serait le premier à lancer la première remarque ironique, et qui se ferait insulter le plus vite.

Voici sur quoi était basée leur relation : un sentiment d'inimitié balancé à la figure, qui cachait une profonde affection. Je ne te hais point. C'était ça. La jolie litote qui désignait le plus grand des mots. Sinon, comment expliquer ces journées passées ensemble à fumer des cigarettes, à critiquer les autres jeunes du village qui trafiquaient leur mobylette pour qu'elle fasse le plus de bruit possibles, à se lancer des piques dans lesquelles on disait l'inverse de sa pensée.

Ouah, t'es cernée aujourd'hui, signifiait tout simplement J'ai encore admiré tes yeux trop longtemps, je cherche une excuse pour le justifier sans émettre de soupçons. Les C'est ça, et avec ton corps de crevette, tu vas faire quoi ? voulaient dire, quand on s'y penchait Merci d'avoir pris ma défense alors que le péquenaud avait un tour de bras de la taille de ton crâne.

Toutes ces choses qu'ils ne se disaient pas, on aurait pu penser qu'ils les comprenaient. Après tout, ils étaient des artistes, ils savaient que parler était de loin la manière la moins importante de communiquer. Et pourtant rien. Ils pensaient que l'autre restait par habitude, qu'il n'avait pas d'autres amis, qu'elle restait avec lui jusqu'au moment où elle trouverait quelque chose de mieux. Jamais ils n'auraient osé s'imaginer aspirer à penser qu'eh bien si, c'était la même.

Mais on s'écarte, on passe à-côté du sujet pour livrer des grandes réflexions compliquées sans jamais écrire le mot. Le mot est tabou tant que ces deux adolescents n'avaient pas le courage de le prononcer. Les deux bobos, on doit se concentrer sur les deux bobos à l'instant présent. Pas leur enfance, pas leurs pensées générales. Maintenant.

 Des fois, je me demande si con n'est pas mon prénom, s'amusa-t-il Ça ferait sens. Du coup, tu me dirais « T'es con » pour me rappeler qui je suis.

— T'es con.

— Répartie zéro, on progresse. Avant, on était à moins deux.

Elle ne sourit pas, elle le fixa et la cigarette était terminée. D'un geste, elle jeta le mégot à travers la fenêtre et leva les yeux sur lui. Il lisait. Son regard virevoltait entre les lignes et pour le coup, il avait mis des lunettes. Contrairement à d'autres garçons, à qui les lunettes donnaient cet air faussement scientifique ou littéraire selon les visages, elles lui allaient horriblement mal. Elles arrondissaient ses joues, lui faisaient des yeux de taupes. Son cœur à elle s'est mis à battre.

— Il faut que je te dise, murmura-t-elle.

Sa voix était grave, à cause de la cigarette qu'elle venait de fumer ou de son cœur qui voulait aborder un sujet trop longtemps tu. Il leva les yeux sur elle, en oubliant son sourire mesquin habituel. Un instant, les deux poitrines jouèrent ensemble, les cœurs tapant en rythme, le sang montant aux joues, puis redescendant comme un métronome bien réglé. Le moment semblait parfait pour s'avouer à demi-mot ce qu'ils retenaient depuis tant d'années. Les mains devenaient moites, les jambes tremblotantes et lui en oublia même de tirer sur son petit bâton de tabac qui tombait en cendres sur les pages du livre.

— C'est Travis le tueur, chuchota-t-elle. 

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