24. Le Dragon

Après les Pangalactiques vinrent les Déplaceurs. Notre monde les a déjà rencontrés, à travers leur Étoile Rouge, une énième manifestation d'une force de destruction qui semble taillée pour une guerre galactique – Sogoth. À ceci près que Morgane, comme Mû, comme le Foyer, ignoraient contre qui les Déplaceurs auraient bien pu se battre. Reste l'hypothèse, crédible mais décevante, qu'ils se sont juste entre-tués.

Journal de l'Archisade


Depuis quelques temps, le calme apparent de la chambre de Mû avait fait place à un maelström furieux ; Zora se sentait surnager dans cette tempête.

Dès l'arrivée de Trije et Fjouwer, elle avait compris qu'elle ne pouvait pas gagner ce combat. Elle connaissait déjà la raison fondamentale de cet échec. Les Spiruliens disposaient d'une arme dont tous leurs adversaires ignoraient l'existence : un moyen de falsifier les signatures numériques des Sysades. Le mécanisme cryptographique implémenté par les concepteurs d'Avalon n'était pas inconditionnellement sûr. Il n'était pas impossible qu'une civilisation avancée fût en mesure de passer outre ces défenses numériques, à condition d'avoir repéré cette faille. Mais Zora ne l'avait pas envisagé.

Elle avait compté que les Sysades se battraient sur leur terrain, avec leurs armes favorites ; mais les Spiruliens s'en servaient mieux qu'eux. Quelque chose dans leur constitution, dans leur code, ou juste leur entraînement, dépassait tout ce que le Château avait été capable de produire.

Même seule face à cette femme, Zora n'était pas certaine de gagner.

La clef de voûte de l'ogive, qui coïncidait avec le sommet du cristal, se décala brusquement. La tour se penchait sur le côté en grinçant. Plus bas, dans l'indifférence totale de Mû, le Paladin Rizal trébucha et roula sur cette pente qui ne cessait de se creuser. Vardia ramena ses Égides au-dessus d'elle pour se protéger des premiers débris ; le deuxième assaillant Spirulien remonta tel une flèche.

Elle ne s'attendait pas à ce qu'il percute de plein fouet la surface du cristal. Son bref duel contre Rizal l'avait sans doute frustré, il avait quelque chose à se prouver. Plusieurs facettes bleutées tombèrent en morceaux ; des étagères de livres placées sur son chemin explosèrent avec fracas. Zora contracta la paroi de cristal et la renoua en place ; des livres déchirés y étaient encore pris comme les vestiges d'un navire disparaissant dans les glaces.

L'Archisade se leva de sa chaise et s'appuya sur sa canne.

« Écoute-moi bien, Mû. Tu peux encore te défendre. Tu as tout pouvoir dans cette simulation ; c'est ton monde. Les Administrateurs n'ont pas fait le poids contre les Spiruliens, mais la Super-Administratrice les renverrait au néant d'un claquement de doigts. »

Contre toute attente, la jeune fille réagit à ses paroles, et la regarda sans dire un mot avec ses grands yeux clairs.

« Tu sais ce que tu dois faire. Deviens le Dragon de cristal. Tu détruiras peut-être cette bulle et tout ce qu'elle contient, mais le plus important, c'est qu'ils ne t'enlèvent pas. Avalon a besoin de ta présence. »

Elle avait un air incrédule. On aurait dit qu'elle se moquait de Zora, de son impéritie ; ou même, qu'elle attendait les Spiruliens venus la délivrer du Château. Peut-être voyait-elle en eux ces chevaliers vengeurs que son frère Rizal n'avait jamais pu devenir.

À quelques mètres, l'homme perçait déjà sa protection temporaire. Plus haut, Vardia affrontait la Spirulienne dans un duel inégal et brouillon, entrecoupé de chutes de pierres ; plus bas, le Paladin luttait tout seul contre l'effondrement.

« Je n'ai pas le choix » dit-elle à mi-voix.

Elle détacha un fragment de cristal du pommeau de sa canne et pointa un doigt vers Mû.

« Je suis désolée. »

L'aiguille s'arrêta sur son front, entre les deux yeux.

Mû tenait donc encore à la vie. C'était la première fois qu'elle faisait usage de ses pouvoirs depuis quinze ans.

« Tu comprends ce que je dois faire. L'intérêt d'Avalon est en jeu. »

Le seul moyen d'empêcher les Spiruliens de l'enlever, c'était de la faire disparaître. Mû se réincarnerait, comme les fois précédentes. Et peut-être que ce serait une meilleure Mû ; une Mû qui leur parlerait enfin, et qui expliquerait ses motivations.

Leurs forces respectives se concentrèrent sur cette épingle minuscule. Mû, assise en tailleur sur son lit, dardait sur Zora un regard glacial. Pour la première fois, elle sentait toute la puissance de son esprit ; au-delà des arcanes du Code Source, que Zora mettait un point d'honneur à maîtriser, au-delà des données, des fonctions, des procédures, du lambda calcul et des pointeurs, le Dragon de cristal régnait, suprême, sur Avalon. Il n'avait jamais vraiment disparu. Sa puissance était indissociable de celle du Processus-01, le Processus maître, dont les routines innombrables entraînaient toute la machinerie de la Simulation. Contempler le Dragon, c'était contempler Avalon, descendre les échelons de son infinie complexité, et après quelques détours, se contempler soi-même comme dans un miroir.

Ces yeux intransigeants disaient à Zora : tu fais partie de moi.

Et de ce point de vue, tuer Mû, c'était une idée absurde.

« Qui es-tu ? » s'exclama-t-elle soudain.

Le fragment de cristal se changea en fumée et la jeune fille se redressa. Des flocons étincelants apparurent autour d'elle, dont Zora ne sut s'ils étaient engendrés par elle, ou dus à des retards d'affichage du serveur d'environnement.

L'enveloppe de leur cocon craquait de toutes parts ; les sons lourds de l'effondrement de la voûte leur parvenaient comme un roulement de tambour étouffé. Vardia venait d'être repoussée au loin. La Spirulienne qui l'affrontait matérialisa une lance de cristal, dont la pointe rotative émettait un sifflement aigu.

Le plafond de la chambre de Mû se rompit ; les étagères basculèrent, les meubles éclatèrent sous le choc des pierres descellées. Le sol translucide craqua en plusieurs endroits. Le lit dans lequel la jeune fille avait dormi quinze ans fut aplati par une solive en métal, cassée nette comme une brindille d'un panier en osier. La maison de poupée qui avait accompagné toute son existence fut happée par le chaos, ne laissant derrière elle qu'un personnage estropié. Zora fut peut-être la seule à remarquer ce détail. Mû la contemplait toujours avec des yeux grand ouverts, des yeux d'une dureté inimaginable. Elle n'avait même pas pris acte de l'arrivée de Trije, silhouette enfumée complétant leur triangle maudit.

« Qui es-tu ? » répéta Zora.

Mais elle ne pouvait lui répondre. Elle ne savait pas parler ; d'ailleurs, elle ne maîtrisait aucun des codes de l'humanité. Parce Maria n'avait jamais existé ; la véritable Mû était endormie, absente, prise à ses réflexions ; ce que Zora avait en face d'elle, c'était le Dragon. Une routine attachée à la Super-Administratrice comme un chien à son maître, chargée de lui obéir et de la défendre. Ce monstre avait un pouvoir infini dans le monde clos d'Avalon, mais même lui ne savait pas en faire usage, sauf sur le mode de l'instinct grégaire, du réflexe physique.

Mû ne pouvait donc pas être tuée. Mais elle ne pouvait pas non plus être sauvée.


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La communication, c'est important.

Au bureau, n'oubliez pas de dire bonjour à vos collègues, plutôt que de les REGARDER DANS LES YEUX COMME SI VOUS VOULIEZ LES FOUDROYER SUR PLACE, qu'est-ce que je t'ai fait, hein, Gudule, qu'est-ce que je t'ai fait ? J'ai oublié de répondre à un email important, c'est ça ? Ma chemise est froissée ? J'ai manqué une réunion de cadrage des réunions de montage du calendrier des réunions budgétaires de la cafétéria du 4e étage ? Il FAUT PARLER Gudule, IL FAUT PARLER C'EST IMPORTANT.


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